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Le dialogue corporel.

L’ ENFANT POLYHANDICAPE.

1) Naissance psychique : construction d’une position subjective.

1.1. Du réel biologique à la symbolisation : quelques aléas.

1.1.2. Le dialogue corporel.

La relation avec les enfants polyhandicapés n'est pas une relation de langage articulé verbalement, sauf avec quelques-uns dont la pathologie médicale serait plutôt une grande infirmité motrice d'origine cérébrale.

Les échanges se vivent au niveau de l'émotion, qui pourrait se définir, selon Benoît Lesage294, comme la part du corps dans une situation. Ils s'ancrent dans le jeu corporel, au niveau de la posture, du tonus, de l'intonation, du rythme ou de la mélodie gestuelle et vocale. Ces modalités d'échanges sont celles du très jeune enfant avec son environnement. S'il ne s'agit évidemment pas de considérer l'enfant polyhandicapé comme un bébé, il reste pertinent de revenir aux premiers modes de rencontre avec l'environnement à partir des capacités sensori-motrices de l'enfant.

293 BRUN D. (2001) L'enfant donné pour mort. Paris, Eshel,

294 LESAGE B. Abord des personnes polyhandicapées ; jalons pour un dialogue et une structuration psycho-

En 1996, dans un article synthétique, A. Bullinger295 écrit :

Habiter son organisme pour en faire son corps est une des tâches les plus importantes à laquelle est confronté le bébé dans son développement.

A cela, il nous semble nécessaire d’ajouter que c’est le langage qui permet cette habitation. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, c’est le langage qui attribue un corps à partir de l’organisme. Pour ceci, il n’est pas nécessaire que l’enfant parle, ni même qu’il comprenne le texte de ce qui lui est dit. Il suffit qu’il soit regardé, pensé comme ayant un corps. Ainsi, la maturation neurologique et le développement sensori-moteur, pour nécessaires qu’ils soient, ne sont pas suffisants. Ils justifient néanmoins que nous y consacrions quelques pages, avec le présupposé, pour l’instant, que les conditions d’inscription symbolique sont satisfaisantes.

Habiter son organisme pour en faire son corps n'a rien d'évident pour l'enfant polyhandicapé car il lui est bien difficile de maîtriser les flux sensoriels externes permettant une délimitation du dedans et du dehors. Les différents flux sont le flux lié à la gravité, perçu par le système vestibulaire, le flux tactile perceptible par toute la surface du corps, les flux olfactifs et gustatifs, les flux auditifs et les flux visuels. Ces systèmes sensoriels sont opérationnels très tôt dans le développement de l'enfant. Sollicités, ils entraînent des réactions d'alerte et d'orientation, qui pourraient se dire aussi d'éveil et de vigilance, mais aussi de tension. « Le mode de régulation de la tension suscitée par ces stimulations est, au-delà de la rigidification posturale, une décharge motrice qui métabolise la tension accumulée"296

J. Ajuriaguerra297 ajoute qu'à la régulation par la décharge motrice se conjugue une régulation par le contact corporel avec la personne qui porte le bébé et qu'ainsi, il parvient à trouver son équilibre. Nous trouvons une illustration de ce propos dans notre clinique :

Arnold est un enfant déjà grand, sans étiologie connue. La position debout n'est possible qu'avec maintien externe. Son plaisir est de mettre ses mains dans sa bouche, et de balancer sa tête d'un côté à l'autre. Son regard est fuyant.

295 BULLINGER A. (1996) Habiter son organisme ou la recherche de l'équilibre sensori-tonique. Lucerne,

Edition SZH/SPC.

296 Idem p 12 297

Installé sur le poney, sans selle, avec juste une main d'adulte posée sur le bas de son dos, il cesse ses mouvements de tête et de succions des mains. Sa vigilance est éveillée par la sensation légère de déséquilibre liée aux mouvements de marche du poney. Son regard s'oriente fugitivement vers la personne qui l'accompagne.

A. Bullinger pose alors que l'équilibre sensori-tonique tient sur trois dimensions qu'il définit comme :

• le milieu biologique ou organique, c'est-à-dire l'intégrité des systèmes.

• le milieu physique, qui procure des stimulations qui peuvent être trop ou trop peu importantes, ou encore inadaptées.

• le milieu humain.

Ce petit détour par les travaux de A. Bullinger nous ramène vers B. Lesage, mais aussi vers Andréas Fröhlich298. L'un comme l'autre, et d'autres encore, ont cherché une théorisation de leur expérience clinique, pratique.

Le dialogue corporel, variation proposée par B. Lesage sur le thème du dialogue tonique, notion introduite par H. Wallon, est également une rencontre de subjectivité. La rencontre n'est pas une application de savoir-faire ni de techniques particulières qui pourraient facilement devenir écran défensif dans la relation, tant elle est parfois déconcertante, insensée. L'apport de stimulations adaptées dans une relation également adaptée, favorise une présence de l'enfant plus importante, avec des ajustements posturaux et un déploiement émotionnel qui intensifient le sentiment d'identité, de soi et de l'autre, du dedans et du dehors, comme préalable à toute reconnaissance de soi comme Je.

Ces organisations préalables et constitutives de la séparation ont été réfléchies et formalisées par des auteurs de différents courants de pensée, certains mettant l’accent sur les sensations devenant perceptions comme préalables à la pensée et à la distinction. D’autres, dans la mouvance des travaux de Lacan, mettent la préexistence du symbolique, c'est-à-dire de la différenciation comme condition de la différenciation de soi et de l’autre. Il nous semble que l’ensemble de ces conditions est nécessaire, sans convenir que l’une prévaut sur l’autre. De son parcours, à la fois médical et psychanalytique, Geneviève Haag rappelle l’importance

298

de la pulsion comme concept indispensable à établir le lien entre ces différentes approches, pulsion qui s’établit dès les premiers échanges du bébé avec son entourage puisque la trace mnésique des premières satisfactions se pose d’emblée comme objet. Dans un article de 2004, elle écrit : « Je répète que l’autoérotisme du suçotement très bien décrit par Freud en tant que souvenir du sein ne représente donc pas seulement la sensualité et le souvenir de la sensualité de la cavité orale et de son pourtour, mais comprend toute la relation, toute la relation cutanée, sonore, labyrinthique, et comprend surtout cette interpénétration psychique dont nous venons de parler ». 299 L’interpénétration psychique évoquée ici est l’interpénétration par le regard, qui produit une circulation émotionnelle.

La perception, rappelle A. Fröhlich300, ne signifie pas l'enregistrement primaire d'impulsions informatives biologiquement codées. Il s'agit déjà d'une élaboration, d'une corrélation et d'une liaison avec des souvenirs. Il s'agit donc : « D'un processus actif d'échange entre la recherche d'informations, l'enregistrement d'informations et leur synthèse. »

Il apparaît alors que la perception est d'emblée en prise avec l'émotion par le souvenir et que celle-ci peut intervenir de façon favorable ou non. L'émotion elle-même tient à la qualité de la relation.

Steve est un grand adolescent qui a perdu progressivement la vue au fil des ans, comme conséquence probable de sa pathologie. Anxieux de son environnement, il s'enferme dans des déplacements de plus en plus limités, restreints parfois à n'être plus que celui de la toupie. Dans la salle de stimulation sensorielle, des bâtons fluorescents lui sont proposés dans une lumière noire. L'intensité de la fluorescence est telle qu'il la perçoit, reçoit une information visuelle sur son environnement… Il pleure d'émotion. Des larmes silencieuses, émouvantes aussi.

Pour certains enfants polyhandicapés, l'accès même au ressenti et à la perception n'a rien d'évident. Leurs mouvements sont limités, ils ne peuvent pas se toucher eux-mêmes

299 HAAG G. Sexualité orale et moi corporel. In Revue Topique n° 87 « les résurgences de l’archaïque ». 2004 300

comme le fait le jeune enfant découvrant son corps. Les sollicitations de la peau par des petits massages, des pressions juxtaposées, des tapotements, des textures variées etc. intensifient les flux sensoriels et aident l'enfant à percevoir son corps. Lorsque les possibilités motrices le permettent, il est toujours intéressant d'aider l'enfant à se toucher lui-même. Plusieurs enfants sont dans l'oralité sans avoir la possibilité de porter eux-mêmes des objets à la bouche. Il est possible de les aider à porter leur main à la bouche, de mettre tout près de cette bouche des objets, des tissus. Les enfants deviennent alors acteurs de la découverte, ils sont dans un mouvement vers ce qui n'est pas eux.

Aude est dans l'impossibilité motrice de porter ses mains à sa bouche. Les repas se passent de plus en plus mal jusqu'à ce qu'elle finisse par refuser toute alimentation. La prise des médicaments devient un combat. Une gastrostomie est réalisée, et les tensions dans la relation chutent. Un travail avec des foulards, des objets durs et mous, chauds ou froids autour de la bouche permet à Aude de réinvestir la zone orale comme source de plaisirs et comme moyens d'exploration, elle avance les lèvres, sort sa langue pour venir chercher des sensations, des informations. Après plusieurs mois, elle peut reprendre une alimentation normale.

Toucher un enfant, c'est aussi être touché par lui. Dans ce contact, l'enfant comme l'adulte sont partenaires. Dans ce dialogue corporel, chacun des partenaires reçoit et donne des sensations, des éprouvés, des émotions positives ou négatives. Les échanges se passent de l'un à l'autre. L'enfant le plus enfoui au fond de lui-même, dans un enroulement scoliotique et psychique, répondant aux sollicitations par des mouvements d'extension des bras et une grimace avant un nouveau repli laisse l'adulte qui propose dans un sentiment de frustration. L'absence de réponse produit autant d'effets dans le dialogue que les réponses gratifiantes, mais ces effets sont évidemment différents.

Andréas Fröhlich souligne l'importance de l'intégration des informations sensorielles provenant de soi, faisant appel aux sens les plus archaïques que sont le vestibulaire, le vibratoire, le somatique, comme préalable à l'intégration des informations sensorielles venant

de l'extérieur. Par exemple, pour utiliser correctement la vision dans un mouvement, il est nécessaire d'avoir acquis un sens de l'espace qui se développe à partir d'expériences proprioceptives. Sa recherche porte donc sur ces stimulations basales et les mises en situation qui favorisent l'intégration des perceptions correspondantes.

Il donne une définition de la stimulation basale en fonction de ses objectifs lors du colloque organisé à Paris en 1993 par l'Assistance Publique et les Hôpitaux de Paris : « La stimulation basale est destinée à des personnes qui présentent un niveau de développement tellement bas et une capacité d'action tellement limitée qu'elles exigent de recevoir une information relative à leur corps propre et à leur environnement, information qui n'exige pas une activité perceptive d'ordre supérieur. Le but de la stimulation basale consiste donc à simplifier leur environnement, et donc à le rendre perceptivement plus accessible, afin qu'ils puissent utiliser les informations reçues ».301

Une autre formulation, avec une dimension plus affective et émotionnelle, se trouve dans l'ouvrage fondamental de ce chercheur : « La stimulation basale aide la personne polyhandicapée profonde à structurer, à comprendre et à être moins angoissée par ce qui lui paraît comme une immense confusion. Ainsi apparaissent les premières tentatives d'activité, de curiosité, et de comportement ludique. »302

Cet axe de travail est repris régulièrement avec les équipes éducatives dans le cadre du projet individualisé afin d'aider les professionnels à prendre conscience de toutes les situations quotidiennes qui sollicitent ces sens archaïques, mais aussi les sens plus élaborés que sont la vision, l'audition, le gustatif.

En effet, l'absence ou l'insuffisance d'informations sensorielles peuvent conduire l'enfant vers des conduites d'autostimulations isolantes, si tant est qu'il en a les possibilités motrices. La réflexion de A. Fröhlich sur les stimulations basales est complétée par ce qui s'en déduit, la communication basale. Spontanément, nos supports de communication sont le langage, le regard, les mimiques, les gestes. Ces supports ne fonctionnent pas avec les enfants les plus atteints. Il s'agit pour nous de revenir à des supports que nous avons connus, mais que nous avons le plus souvent oubliés, c'est-à-dire le rythme respiratoire, les tonalités vocales et les modulations de la voix, le toucher, le mouvement…

301 FROHLICH A. Actes du colloque "polyhandicap", cinquième session. P 121 CTNERHI. 1993 302

Victor ne parvient pas à s'endormir, il crie. Sa maman ne parvient pas à l'apaiser par des caresses ou des chansonnettes. Elle trouve une solution en s'imposant à elle-même un rythme respiratoire lent auquel, peu à peu, Victor s'accorde.

Dans un article sur l'identité corporelle303, A. Fröhlich aborde la question de l'automutilation, ou ce qui est regardé comme tel. Les premières expériences, sensori- motrices, sont centrées sur le corps propre. L'enfant développe peu à peu la sensation de son corps, le corps est de plus en plus habité. Il se construit "une anatomie subjective", une expérience intime et privée du corps, à partir de ses expérimentations sensori-motrices mais aussi à partir de ses sensations de la faim, de la soif, de la satiété comme support d'une dynamique pulsionnelle, et à partir de sentiments fondamentaux comme l'amour et la rage, la peur. Le bébé a besoin d'être caressé, touché, porté pour faire corporellement l'expérience de l'amour. Les mots n'y suffisent pas.

De là, et à partir d'une expérience clinique riche, A. Fröhlich aborde la question du lien avec les personnes polyhandicapées, du besoin qu'elles ont d'être dans une relation corporelle qui implique que nous tenions un minimum à distance nos repères cognitifs et symboliques : « Le corps est apparemment souvent le seul point d'orientation et de référence de la personne (polyhandicapée). Elle ne réussit pas, ou uniquement de manière morcelée, à établir des relations, elle ne parvient ni à contrôler, ni à reproduire des expériences avec des objets. Ce n'est qu'à travers son propre corps - même si elle l'investit sur un mode douloureux et offensant - qu'elle peut préserver son identité précoce et élémentaire. Par ces comportements que nous qualifions d'automutilatoires, la personne s'assure de sa propre existence. » 304 Entrer en relation avec l'enfant polyhandicapé dans une modalité qui engage les corps favorise une communication toujours difficile, mais qui limite le besoin de recourir à des comportements isolants centrés sur le corps propre. Ce mode de communication nécessite tout autant, sinon plus encore, une réflexion sur le respect, la retenue, la juste distance. Nous reviendrons sur cette dimension de l’automutilation.

B. Lesage reprend les travaux de H. Wallon, et en particulier la notion de posture, pour faire de la modulation tonico-posturale une priorité de travail. Sur le tonus basal s'édifie le

303 FROHLICH A. (1996) Identité corporelle : La personne polyhandicapée à la recherche de son identité.

Lucerne. Edition SZH/SPC.

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tonus postural, ce qu'il appelle la mise en forme corporelle. La posture, selon Wallon305, est à la fois attente de et orientation vers, accommodation motrice et perceptive.

Il s'agit donc d'offrir des variations toniques et posturales qui permettent à l'enfant d'exercer une activité exploratoire, associant action et sensation.

C'est là une forme d'approche de la démarche « snöezelen », avec un autre vocabulaire. Venue des pays scandinaves, cette démarche est ainsi nommée par condensation de deux termes qui signifient respectivement "se détendre, se relâcher" et "agir, aller vers…".

Dans un cadre sécurisant, l'enfant est installé confortablement, ce qui n'exclut pas une position qui ne lui soit pas familière. Par exemple, un enfant dont le schème d'extension est très accentué (ce qui entraîne un mouvement vers l'arrière) peut être installé dos contre l'adulte de façon à ramener sa tête en avant, ce qui libère un peu la mobilité des bras et permet l'exploration d'un objet ou de son propre visage, autrement impossible. La démarche « snöezelen » se pratique dans une salle dite multisensorielle. Celle-ci est équipée de matériels qui permettent de proposer des flux sensoriels de base (matelas à eau, hamac, plancher vibratoire etc.), mais aussi des flux visuels plus ou moins forts (lumière noire, boule à facettes, tubes lumineux à bulles, etc.), des flux auditifs variés, des flux olfactifs. Cependant, le sens même de la démarche permettrait à priori de la mettre en œuvre dans bien des situations de la vie quotidienne comme le bain, le repas, une activité.

Apparaît alors l'intrication très étroite entre l'intégration des flux sensoriels qui conditionne la modulation tonico-posturale, et cette modulation qui favorise une exploration sensorielle et motrice. Cette intrication se complexifie du fait qu'elle se joue dans la relation émotionnelle avec l'adulte ou un autre enfant.

L'adulte est pleinement engagé dans cette relation de corps à corps. Il est engagé avec son "anatomie subjective", ses propres régulations toniques, posturales et émotionnelles constitutives de son histoire identitaire. En cela, il est bien partenaire à part entière du dialogue corporel, et l'interprétation qu'il donne de ce qu'il vit dans cette relation devient source nécessaire de réflexion. Le dialogue corporel met en jeu des ressentis. Ce n'est pas un dialogue verbal (celui-ci n'excluant pas pour autant ces ressentis), et ces ressentis sont source d'une interprétation signifiante nécessaire au passage de l'expression à la communication.

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