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Antiquité gréco-latine.

Approche théorique de la douleur

1) Aspects historiques : évolution du regard sur la douleur.

1.1. Antiquité gréco-latine.

1.1.1. Homère.

A partir d’une analyse très fine du vocabulaire spécifiquement médical trouvé dans le texte de l’Iliade, texte qui met en récit les épopées guerrières et les atteintes du corps conséquentes, Roselyne Rey déduit que les modes de représentation de la douleur, à cette époque ancienne, ne s’articulent pas autour d’une distinction entre la douleur physique et la douleur morale. Elles ne distinguent pas non plus différents degrés de douleur. A cette époque, l’observation porte sur deux critères : le degré d’implication du sujet dans la douleur et les modalités de perception de celle-ci en fonction de la temporalité et en fonction de la

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source de la douleur – durable ou rapide, aigu ou tranchant – c'est-à-dire faisant référence directement à l’instrument qui en est la cause, et qui définit du même coup les qualités de la sensation. 7 Le degré d’implication est marqué de vocabulaire distinct selon que le sujet subit actuellement la douleur ou qu’il parle d’une douleur ancienne ou encore de la douleur d’autrui. Elle est, dans ce deuxième cas, nommée « algos », racine que nous retrouvons dans le vocabulaire médical contemporain et qui garde, dans son usage, cette distance.

1.1.2. Sophocle.

La tragédie grecque du V ème siècle avant J.-C. donne en représentation le malheur, la souffrance, mais aussi la douleur des hommes, et ce de façon concrète, abrupte, révélant que la douleur n’était pas occultée, bien au contraire. Les textes donnent toute sa dimension à l’émotion liée à la douleur là où l’univers médical tend à la réduire par une codification. L’injoignable de l’expérience subjective de la douleur et du discours objectivant qui tendrait d’en rendre compte n’est pas une question d’époque…

1.1.3. Hippocrate

L’ensemble des textes qui constituent le corpus (dit aussi la collection) hippocratique peut être situé entre 430 et 480 avant J.-C. même si d’autres textes sont certainement d’origine plus récente. Au-delà des aspects techniques et sémantiques, ces textes révèlent l’importance de la parole du patient dans cette conception de la médecine. Le malade peut décrire ce qu’il éprouve, ce qu’il ressent, et cette parole est considérée comme source d’indices précieux par le médecin. La douleur est un élément parmi d’autres qui contribue au diagnostic du médecin. La douleur comme signe est évaluée dans son intensité et par sa localisation. Son étiologie se trouve « par le froid et par le chaud, par l’excès et le défaut »8.

En ce qui concerne notre quête des fondements du regard contemporain sur la douleur, nous trouvons cette analyse de R. Rey :9 Il est possible, en revanche, de déceler des attitudes qui perdurent, telles que l'acceptation de la douleur comme nécessité inévitable de la vie, pour le malade comme pour le bien-portant, comme donnée de fait à prendre en compte, sans valorisation ni occultation. La rationalisation de la maladie et de la douleur

7 Idem p.18

8 HIPPOCRATE. Des lieux dans l’homme, texte établi et traduit par R. JOLY, Tome XIII, Les belles lettres,

Paris, 1978 , XLII, p.14 .

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dans le corpus hippocratique, qui se fait par une réinterprétation des signes, préserve la parole du malade et la relation singulière de celui-ci au médecin. Mais parce que celui-ci donne sens à cette parole en guidant l'anamnèse, il l'imprègne et la modèle.

Nous trouvons là une question récurrente tout au long de notre démarche, celle de la reconnaissance et de l’interprétation du signe. Les signifiants du patient parlant sa douleur deviennent signes pour le médecin.

1.1.4. Galien de Pergame.

Galien a accordé une place importante à la douleur dans son œuvre, et ceci à deux niveaux ; la douleur comme symptôme et dans l’analyse qu’elle lui permet des mécanismes de la sensation et de la perception. Il pratique la dissection. De la perception, il distingue trois étapes ; un organe reçoit les impressions venues de l’extérieur, une voie de passage et un centre organisateur. Il nomme pneuma psychique ce qui transforme la sensation en perception consciente. La douleur relève de la catégorie générale du toucher, mais la douleur est aussi interprétée comme variation d’intensité avec passage d’un seuil qui transforme la perception en douleur. En effet : Pour Galien, toute sensation suppose un changement interne qui est la condition de la mise en éveil du pneuma psychique : sans cette altération ou transformation, il n'y a pas de sensation possible et c'est pourquoi ce n'est pas la confirmation dans un état différent qui est douloureuse, mais le moment du passage d'un état à un autre, son installation comme processus et non comme état, et cela d'autant plus que le changement a été brusque10. Nous trouvons là une représentation dont Freud aurait pu s’inspirer lorsqu’il pense la douleur comme déplacement très rapide des investissements libidinaux (investissement corporel modifié par blessure, ou investissement d’objet). Nous y reviendrons ultérieurement. C’est Galien qui introduit la classification des différentes formes de douleur qui sera reprise presque jusqu’à nos jours : pulsative, gravative, tensive et pongitive. De plus, selon lui, s’il y a deux sources possibles de la maladie, le dérèglement interne et l’agression extérieure, il y a aussi deux sources ou causes de douleur : l’une qui renvoie à la constitution singulière de l’individu, le mélange en lui du chaud et du froid, du sec et de l’humide, l’autre qui tranche, coupe, détruit, et provoque une rupture de la solution de continuité.

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1.1.5. Epicure

Pour les partisans d’Epicure, le souverain bien est le plaisir, dans un calcul rigoureux des conséquences de ses actes. La règle pratique consiste plutôt à rejeter des plaisirs pour en atteindre de plus grands, à supporter avec patience des douleurs pour en repousser de plus cruelles. Ainsi, l’absence de douleur est un plaisir. Cicéron écrit même : le plaisir que nous tenons pour le plaisir suprême est celui dont on a conscience par élimination de toute douleur.11 L’âme se doit d’être « sans trouble » et selon Jean Laplanche, l’épicurisme « au sens propre, ne vise pas autre chose que cette mort du désir ».12 Epicure ne croit pas à l’immortalité de l’âme, et ne fait pas de la douleur un mode d’accès à une vie dans l’au-delà. Epicure note : «Certaines douleurs physiques peuvent nous servir à nous mettre en garde contre les douleurs de même nature »13. Nous voyons là le rôle d’alerte biologique qui restera longtemps le sien. Parmi les remèdes préconisés par Epicure se trouve la diversion : « L’âme peut en effet se détacher de ces douleurs en évoquant par le souvenir d’autres représentations ».14 La douleur épicurienne se résout en fait dans une activité psychique élaborée : le souvenir d’un bonheur partagé. « On peut atténuer les grands malheurs en pensant avec reconnaissance aux êtres disparus et en se pénétrant de l’idée que rien ne peut faire que ce qui est accompli ne le soit pas ».15

Une telle philosophie, qui impliquait une attention à soi, et qui menait à s’écarter des affaires de la cité, a été doublement condamnée par le stoïcisme et par le christianisme.

1.1.6 Socrate, Platon, Sénèque et le stoïcisme.

Les Cyniques forme une école issue de l’enseignement socratique, dont la pensée est à l’origine du stoïcisme. Cette école vise la révélation de l’essence individuelle par le renforcement de ses propres limites. S’endurcir pour sortir de l’indifférenciation. La douleur ne doit pas détourner de l’honneur est une opinion que l’on retrouve chez Socrate comme chez Cicéron.

Le stoïcisme place le souverain bien dans la vertu, c'est-à-dire dans le choix en accord avec la nature, dans le mouvement réflexif. Il met à la fois l’accent sur la rectitude de

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CICERON, De finibus, I, XI, 37, p.27

12 LAPLANCHE J. (1981) Problématiques IV, Paris, PUF. p.231

13 EPICURE, Sentence vaticane, n° 73, in Lettres d’Epicure, Paris, Nathan, 1982, p.90 14 FESTUGIERE A J. (1968) Epicure et ses dieux, Paris, PUF, p.761

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l’intention plutôt que sur l’acte, et sur la liberté intérieure qui permet de s’émanciper des contraintes qui ne dépendent pas de lui. Dans la démarche stoïcienne par rapport à la douleur, on retient surtout l’incitation à endurer …/…avec la conviction plus fondamentale que la douleur n’est pas un mal. 16Là encore, nous retrouvons des racines d’attitudes contemporaines.

Platon développe une conception économique de la douleur, variable sur le continuum plaisir/déplaisir, et l’idéal d’un principe de constance pour limiter les variations sources de douleur comme de plaisir. Il pose également que la douleur traduit une rupture d’équilibre au sein du vivant. Le projet ascétique tend à répondre de ce principe de constance.

Sénèque, avec le stoïcisme romain, met l’accent sur le combat intérieur entre le corps et l’âme, avec l’idéal de se délivrer du premier. La résistance à la douleur porte à la sagesse. L’endurcissement devient vertu de l’âme. La douleur du corps est atténuée lorsque l’effet de surprise est jugulé et la crainte de la mort réprimée : il s’agit donc de s’entraîner. Le non-être de la mort ne doit pas être craint puisqu’il est l’état qui précéda la naissance et dont le corps n’a pas alors souffert. C’est une notion dont Freud se saisira pour sa théorisation des pulsions, mais l’impact du stoïcisme et de l’endurance à la douleur aura des répercussions bien plus conséquentes : « C’est dans cette négation volontariste, énoncée pour sauver la liberté de l’individu, et pouvant aller jusqu’au suicide, que se trouve probablement la source d’une attitude de silence et d’occultation de la douleur dans l’occident médiéval, bien plus que dans le christianisme, même si l’un et l’autre se sont liés pour ôter au corps sa prééminence ».17