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Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je.

L’ ENFANT POLYHANDICAPE.

1) Naissance psychique : construction d’une position subjective.

1.1. Du réel biologique à la symbolisation : quelques aléas.

1.2.1. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je.

Ce titre est celui d'une conférence donnée par J. Lacan373 à Zürich en 1949. Il souligne l'importance du moment, structurant pour l'enfant, où celui-ci se reconnaît dans le miroir,

372 KORFF-SAUSSE S (2001) « Quelques réflexions psychanalytiques à propos de la notion de monstruosité

dans la clinique de l'enfant handicapé." In Quelques figures cachées de la monstruosité. Paris. Ed du CTNERHI

373

alors même qu'il est nommé par un autre qui incarne alors l'Autre comme espace de la parole dans lequel le sujet doit trouver sa place.

Les premières années de l’enseignement de Lacan sont marquées par une prévalence de l'imaginaire sur le symbolique et le réel. Il pense alors que l'expérience du miroir unifie une expérience auparavant morcelée du corps. Lorsque, plus tard, Lacan accorde plutôt la primauté au symbolique, à la structure du langage comme organisateur de l'expérience du rapport au monde, il pense celle du miroir comme source de morcellement car tout de l'être du sujet n'est pas pris dans l'expérience spéculaire, pas plus que dans l'expérience signifiante.

Quoi qu'il en soit, il y a bien une modification de l'organisation psychique de l'enfant dans cette expérience : « Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l'analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image. … /…La matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale…/…Cette forme situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale.374

L'enfant s'identifie à son image, qu'il reçoit du miroir, qui lui reste extérieure tout de même, et comme menace possible.

Winnicott375 pose les sources de ce moment organisateur bien en amont dans la relation du bébé à sa mère. L'enfant se reconnaît dans le regard porté sur lui, premier miroir à organiser l'expérience corporelle morcelée. L'enfant se saisit regardé et existe dans ce regard qui porte son devenir. Ces premiers regards sont précurseurs du sentiment d'identité : « Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement, ce qu'il voit, c'est lui-même. En d'autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu'elle voit ».376

Pour une raison ou pour une autre, qui pourrait être en particulier que l'image de son enfant handicapé est traumatisante, la mère peut ne pas parvenir à regarder son bébé. Elle peut également renvoyer à son bébé ce qu'elle voit, l'horreur pour elle-même de ce qu'elle voit du handicap. Ainsi, S. Korff-Sausse dans un autre ouvrage, écrit : « La première image de lui-

374 Idem p.94

375 WINNICOTT D.W. (1971), Le rôle du miroir de la mère et de la famille. In Jeu et Réalité, Paris, Gallimard,

2002

376

même qu'il perçoit est doublement révélatrice : non seulement de sa propre anormalité, mais encore de la souffrance que cette anormalité provoque chez ses parents ». 377

Le regard n'est jamais ajusté, entre le trop et le trop peu : « Un trop de regard qui renvoie à une fascination impudique. Un pas assez du regard qui signe le rejet ».378

Les enfants polyhandicapés sont aux prises avec ce regard porté sur eux, qu'il soit fasciné ou évitant. Tous ne s'y montrent pas dépendants et parfois, les professionnels se trouvent plus gênés pour eux lors de sorties en ville par exemple. D'autres, plus inscrits dans la relation, sont très attentifs à ce regard, ils semblent le chercher autant que le craindre :

Laurent, comme d'autres enfants atteints d'infirmité motrice d'origine cérébrale (IMOC), ne parvient guère à regarder la personne avec qui il est en relation pour un repas ou une activité. Il cherche et appelle le regard d'une personne tierce, comme si celle- ci devait confirmer la réalité de ce qu'il vit. Il semble demander à être vu et confirmé dans la satisfaction liée à ce moment.

Le regard est constitutif de l'identité, mais dans ce regard, il faudrait comprendre toutes les sources pour l'enfant d'une reconnaissance de lui-même. La voix et ce qu'elle dit, la tonicité corporelle comme réponse aux émotions, aux affects liés à la relation fournissent à l'enfant des images de lui-même.

Cynthia a subi, toute petite, deux interventions chirurgicales cérébrales sur une tumeur récidivante. Elle reste quasi aveugle avec une vigilance oscillante. Parfois, alors qu'elle semble somnolente, elle devient réactive si l'on parle d'elle et se montre très intéressée, avec des yeux grands ouverts, elle relève sa tête.

377 KORFF-SAUSSE S. (1996) Le miroir brisé. L'enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste. Paris.

Calmann-Levy. p.56

378

Lorsque l'on parle d'elle, lorsque l'on parle avec elle. Avec elle comme avec tous. Parler d'eux, les professionnels et les parents ne s'en privent pas, ce qui n'est pas pour déplaire aux enfants.

Lorsqu'un éducateur prend le temps de mettre des mots sur ce qu'il vient de vivre avec un enfant, en atelier ou sur un temps de vie quotidienne, l'enfant est souvent très attentif à ce qu'il se dit de lui. Il se montre concerné alors même que cet enfant peut paraître très démuni dans ses moyens de compréhension. L'enfant n'a pas toujours les moyens de comprendre ce qui se dit verbalement, mais il comprend qu'il est parlé de lui, et il est sensible à la tonalité de la voix, de l'échange. C'est une image de lui-même.

Parler de ces enfants qui ne nous diront pas si ce que nous disons d'eux est juste ou non nécessite une grande vigilance, une prudence pour ne pas (trop) parler de soi à travers eux. Leurs silences, leurs cris, leurs pleurs, comme les sourires et les rires, peuvent rapidement constituer une surface de projection pour les professionnels ou les parents. Pour une parole plus juste, les professionnels sont invités à parler de ce qui se vit dans la rencontre, afin d'inclure la subjectivité de celui qui parle dans ce qui se dit.

Le plus souvent en effet, les échanges restent sur des aspects concrets et, comme l'écrit S. Korff-Sausse : « Lorsqu'on parle du handicap, c'est de la vie matérielle qu'il s'agit, mais non pas de la vie psychique. Ce qui est occulté, c'est l'expression des affects que suscite le handicap, car ceux-ci sont … /… trop dangereux ».379

Parler de l'enfant, parler avec l'enfant.

Parler avec l'enfant de la vie quotidienne et de ce qui va être fait avec lui, ou pour lui, constitue au mieux une habitude professionnelle dans un souci d'échange, au pire un flot de paroles dans lequel l'enfant se noie faute de signification. C'est probablement l'engagement du professionnel, sa présence, son attention à ce qu'il dit qui marquera la différence.

L'évitement de la mise en parole de la vie psychique, celle de l'enfant, celle de son entourage familial ou professionnel, écrase toute prise en compte d'une temporalité psychique. Les repères de temps sont extérieurs. La temporalité psychique est comme gelée, suspendue hors du temps "objectif". Or, la temporalité est une dimension fondamentale de la vie psychique, avec la capacité de projection dans l'avenir.

379

« Tout être, aussi marqué soit-il par une fatalité, est un être en devenir »

.

380 « L'enfant lui-même, qu'a-t-il à dire de son expérience ? »381

Le polyhandicap, par l'expérience extrême qu'il impose, accentue encore la difficulté d'une énonciation sur cette expérience, celle de l'enfant, celle des parents. La parole n'est plus mouvance, construction et reconstruction d'un rapport fantasmatique au réel du corps atteint, celui du parent, celui de l'enfant.

Les parents se souviennent des paroles du "corps médical" avec une fixité qui n'est pas soumise au doute de la mémoire. Elles peuvent, après-coup, se trouver soumises au doute de l'expérience. Vingt ans plus tard, à l'anniversaire du garçon, les parents évoquent cette parole…"Ils nous avaient pourtant dit…" Suspension du temps, suspension du souvenir.

S. Korff-Sausse précise : « Le travail de la mémoire, qui est aussi la possibilité d'oublier, ne s'effectue pas. »382

Sans voix, les parents le restent lors de l'annonce du handicap. Sans voix, ils le sont lorsqu'ils pressentent que leur enfant ne grandit pas comme les autres, et qu'il leur est répondu qu'ils sont trop inquiets, que cela va aller. Jusqu'à ce que s'impose la réalité d'un retard qui pourra alors, ou non, être diagnostiqué.

S. Korff-Sausse présente avec précision l'effet de choc traumatique provoqué par l'annonce du handicap, mais n'évoque pas les différences éventuelles entre une annonce sans anticipation et une annonce anticipée par des semaines d'angoisse, lorsque la mère et la famille observent que cet enfant n'évolue pas comme les autres.

La fonction de l'angoisse est d’être un signal et en l'occurrence, signal d'une réalité de vie pour l'enfant, réalité qui n'est pas encore présente, mais qui, surtout est irreprésentable, totalement inconnue, non nommée.

Rappelons les paroles de la maman d’Estelle :

"Quand elle est sortie de l'hôpital, après sa méningite, je voyais bien que ça n'allait pas. Ils m'ont dit qu'elle n'aurait que de petites séquelles, un bras ou une jambe… Quand je

380 Idem p.11 381 Idem p.18 382

leur ai dit qu'elle ne bougeait pas beaucoup, ils m'ont répondu qu'elle était un bébé fainéant ! S'ils avaient vu la suite…"

La famille regarde l'enfant et se constitue comme son miroir, un miroir sans parole. Lorsque des frères et sœurs sont présents, avant ou après l’arrivée de l’enfant handicapé, ils auront leur propre regard, marqué du regard parental, mais marqué aussi de la relation de pair et non pas de différence générationnelle. Les travaux de Régine Scelles383 éclairent ce qu’est l’expérience d’être frère ou sœur d’un enfant handicapé. Le jeu de miroir est réciproque et si l’enfant handicapé est miroir pour sa fratrie, de même, sa fratrie est un miroir dans lequel il se voit. Ce jeu de miroir est subjectif, tributaire de l’intériorisation de l’histoire familiale racontée mais aussi fantasmée : « Si les frères et sœurs ont des géniteurs communs, cela ne veut pas dire que subjectivement, ils ont eu les mêmes parents, car chacun naît à un moment singulier de l’évolution du père, de la mère et du couple qu’ils forment »384. La fratrie est un jeu de miroir complexe : « Dans le groupe fraternel, plus encore que dans le groupe familial, les différenciations sont progressives et longtemps relatives ; phénomènes d’identités partagées, de consanguinité, de double spéculaire, d’identification projective, jouent de façon incessante à travers les relations affectives de l’enfance, avec les alliances et leur renversements, les scrupules et les complicités. »385

La fratrie constitue donc un miroir pour l’enfant polyhandicapé, un miroir à l’image moins prise dans la blessure narcissique parentale, même si elle en reste dépendante. La fratrie résonne souvent de la souffrance parentale, mais inversement, les frères et sœurs peuvent développer une interaction avec l’enfant polyhandicapé de la famille différente de celle possible pour les parents.

Marion est une enfant très limitée dans ses mouvements : dans son fauteuil, elle bouge un peu la tête et les membres, mais elle est très repliée dans son monde. Ses deux jeunes frères, par contre, sont très toniques, ils bougent tout le temps. « C’est comme s’ils

383

SCELLES R. (2003) Fratrie et handicap : l’influence du handicap d’une personne sur ses frères et sœurs. Paris, L’harmattan

384 SCELLES R. Op. Cit. p.25

385 BRUSSET B. (1981) Transfert fraternel et groupe. In Frères et sœurs, sous la direction de SOULE M. Paris,

bougeaient pour leur sœur » dit la maman. Mais Marion semble bien suivre du regard, en coin, sans en avoir l’air, le mouvement de ses frères…

Comment une mère pourrait-elle dire à son enfant ce qu'elle reçoit de lui comme brisure, cassure, chaos? L'enfant, handicapé ou non, est tout autant miroir de son entourage. Son arrivée réveille et révèle l'enfance de ses parents ; elle entraîne un réinvestissement des images du passé avec l'économie libidinale qui lui est liée, elle produit un réaménagement psychique.

Le handicap de l'enfant et le traumatisme de sa découverte réactivent les blessures anciennes, les conflits psychiques apparemment résolus. Le tissu psychique dans lequel le traumatisme du handicap vient faire effraction est en effet constitué de l’ensemble des fils, des chaînes associatives propres au sujet et reliant les souvenirs conscients et inconscients les uns aux autres.

Pour autant, le contexte de l'internat, avec un accueil des enfants à partir de l'âge de six ans, mais parfois beaucoup plus tardif, ne laisse guère la place à une parole parentale laissant émerger ces liens de résonance avec des constructions psychiques antérieures. Les rencontres avec les parents s'organisent plutôt autour de questions éducatives ou médicales concernant l'enfant. Parfois, par cet abord détourné d'eux-mêmes, les parents livrent une parole sur leurs souffrances, sur l'impossibilité d'une acceptation qui renouerait avec le temps, qui renouerait les liens entre les uns et les autres. Ces paroles remontent parfois le fil du temps de la vie avec l'enfant, très exceptionnellement le fil du temps de la vie d'homme, de femme, devenus parents d'un enfant qui ne leur ressemble pas. Le cadre ne s'y prête pas, le lieu est désigné comme celui des enfants, et les parents parlent du handicap dans les aspects très concrets de la réalité, ce qui est nécessaire à l'enfant, ce qu'il aime ou pas, ce dont il a besoin plutôt que ce qu'il désire. Ils ne diront pas plus ce qu'ils éprouvent comme affects face à cet enfant handicapé.