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Douleurs et usages sociaux.

Approche théorique de la douleur

2) Approche anthropologique : douleur et « corps social ».

2.2. Anthropologie de la douleur.

2.2.5. Douleurs et usages sociaux.

Nous ne reviendrons pas sur la place qu’a pu prendre la douleur dans la pensée religieuse chrétienne comme mode d’entrée privilégié dans la vie éternelle. Cette pensée fut d’une grande influence et, si elle ne se tient plus dans un discours officiel, elle reste sans doute encore présente pour bien des personnes, en particulier dans le monde médical soignant dont les racines plongent dans la bienfaisance religieuse.

La douleur est très présente dans les rites initiatiques, que nous avons déjà évoqués plus haut. Dans notre société, elle reste parfois pensée comme condition inévitable de passage d’un état à un autre, qu’il s’agisse d’évolution sportive ou de rituels adolescents qu’ils s’imposent eux-mêmes, ou qu’ils imposent aux autres, dans une confrontation à leurs propres limites.

Nous n’inscrirons pas dans ce paragraphe les pratiques sado-masochistes, bien qu’elles ne soient pas sans liens avec le social. Nous les évoquerons plus bas pour la dynamique intrapsychique qu’elles révèlent.

La douleur est parfois utilisée dans les pratiques éducatives comme forme de punition, sanction de l’écart de conduite pour un retour vers le droit chemin. La douleur est instrumentalisée dans une relation de pouvoir, comme révélateur et mise en exergue de l’inégalité des forces. « La licence de faire souffrir est la face sombre du pouvoir ».119 Elle érige en principe la loi du plus fort, elle redouble le traumatisme de la douleur d’être infligée de façon délibérée par un autre.

Ce rapport de pouvoir ne se trouve pas que dans la relation d’éducation, quel que soit l’objet de cette éducation (scolaire, politique, religieuse…), il se trouve aussi dans la relation soignante et, globalement, dans toute relation de dépendance.

Dans cette relation particulière du médecin à son patient, la douleur est un objet d’échange singulier, enjeu de reconnaissance, en particulier lorsque celle-ci est résistante aux traitements prescrits. «Là où tout patient est heureux d’entendre la parole rassurante du médecin annonçant qu’il n’y a rien, le douloureux chronique est amer, déçu d’une médecine échouant à cerner le mal et semblant renvoyer son ressenti dans les limbes de l’illusion ou du mensonge. A l’inverse, la nomination de la maladie lève toute hypothèque et elle est reçue avec une jubilation à laquelle le médecin n’est guère habitué. La légitimité de son mal enfin reconnue, le patient a le sentiment que son innocence va enfin être établie ».120En effet,

119 Ibidem p.197 120

lorsque la douleur persiste, et la plainte qui lui donne place dans la relation, le soupçon n’est jamais très loin de complaisance, d’exagération à des fins au mieux relationnelles…Or cette accusation est intolérable pour qui est douloureux (ou pour qui est témoin de cette douleur). « Curieusement, en France, le soulagement de la douleur continue à être secondaire au regard de la lutte contre la maladie. Séquelle de la priorité conférée à l’organique sur l’homme souffrant ».121 Outre le fait qu’un homme souffre plus ou moins n’avait guère d’intérêt pour l’Académie des Sciences (Cf. partie précédente), le traitement de la douleur prend une orientation technique qui a certes ses intérêts dans les possibilités de soulagements qu’elle apporte, mais qui ne prend pas en compte la singularité de l’homme souffrant. Paradoxalement, alors même que le traitement de la douleur est secondaire à celui de la maladie, le discours médical et médiatique entretient l’illusion qu’elle pourrait un jour ne plus exister. La douleur s’efface là où elle était comme donnée de l’existence humaine pour devenir une donnée dont la science pourrait avoir la maîtrise. Pourtant, « Si la douleur est une cruauté que l’homme a toute légitimité à combattre, le rêve de son élimination de la condition humaine est un leurre qui trouve dans la parole qui l’énonce son seul commencement »122 2.3. Conclusion.

Dans cette partie, nous souhaitions souligner l’importance des aspects culturels dans l’analyse du phénomène de la douleur. L’expérience singulière du corps pour le sujet est effet culturel, elle est imprégnée d’un ensemble de représentations sociales qui lui échappent. Elle est donc variable selon les lieux du monde, et selon les époques. La douleur, cependant, est toujours une effraction dans ce tissu de représentation. Bien qu’il ne soit pas anthropologue, mais médecin neurologue, David Tammam, formé également à la philosophie écrit : « La douleur possède donc une structure contradictoire car d’un côté elle est une donnée de conscience (une impression) comparable à celle de toutes perception et de l’autre, elle ne fait jamais sens »123 et il précise en note : « Nous ne parlons pas ici de la composante cognitive du modèle pluridimensionnel de la douleur. En effet, la signification qu’un individu peut donner à sa douleur en fonction de son histoire est postérieure au non sens originel du phénomène douloureux, qu’elle qu’en soit la cause. Les rituels initiatiques lors desquels le sujet doit subir une douleur consiste en fait à traverser l’épreuve du non – sens de la douleur pour accéder à

121 Ibidem p.167 122 Ibidem p.170 123

un statut supérieur dans la hiérarchie du groupe. »124

Dans notre civilisation, la représentation dominante est celle du corps machine, dont la science cherche à améliorer sa compréhension de ses mécanismes très complexes. Le corps machine est aussi le corps objet, exhibé ou camouflé. L’homme contemporain efface les traces de l’intimité du corps, il cherche le masque, une image du corps travaillée et codifiée. Après ces avancées, nous ne pouvons que souligner à quel point les personnes polyhandicapées enfreignent sans le vouloir, sans même le savoir, les lois implicites du « bon usage » du corps. Le corps impose sa présence par son image, sa lourdeur de mouvement, ses odeurs…Le corps machine à soigner, à réparer peut devenir si envahissant, la parole du sujet si ténue que le sujet lui-même risque de se réduire à n’être plus pour autrui qu’un corps objet. Nous aborderons, dans la troisième partie de ce chapitre plus théorique, les différentes étapes dans la conceptualisation du corps par Lacan, mais nous pouvons néanmoins avancer pour l’instant sa position finale qui place le corps au cœur de l’entrecroisement des registres du symbolique, du réel et de l’imaginaire, éclairant ainsi, par un autre vocable, les observations anthropologiques.

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