• Aucun résultat trouvé

Le corps dans les textes de Lacan.

Approche théorique de la douleur

3) Approche psychanalytique : la douleur comme effraction.

3.2. Jacques Lacan.

3.2.1. Le corps dans les textes de Lacan.

Si le corps n’est pas saisi comme un concept dans la théorisation de Lacan, il reste présent comme une évidence tout au long de son évolutive élaboration. Il est sans doute bien rapide de dire que Lacan ne s’est pas intéressé au corps, voire que le corps n’aurait pas à faire dans le champ d’une psychanalyse appuyée sur la théorie du signifiant.

En effet, dans son premier séminaire, il dit : « Nous sommes amenés par la découverte freudienne à écouter dans le discours cette parole qui se manifeste à travers, ou malgré, le

248 AUBERT A. Op. Cit. p. 176

249 ASSOUN P.L. Du sujet de la séparation à l’objet de la douleur. In Neuropsychiatrie de l’enfance, n° 42, tome

8-9, 1994 pp. 403-410

250

sujet. Cette parole, il nous la dit non seulement par le verbe, mais par toutes les autres manifestations. Par son corps même, le sujet émet une parole qui est, comme telle, parole de vérité, une parole qu’il ne sait pas qu’il émet comme signifiante. C’est qu’il en dit toujours plus…qu’il ne sait en dire ».251

Lacan cherche donc une vérité par le corps, pas seulement par la verbalisation. Rappelons d’emblée que le corps n’est jamais accessible comme tel, que le corps est une réalité construite, secondaire. Le corps, ce n’est pas l’organisme. Il y a une distinction à poser entre le corps, réalité construite, et le vivant.

Dans les premiers temps de son œuvre, Lacan donne la préséance à l’imaginaire, et le stade du miroir est un moment fondateur dans la captation du sujet par lui-même. C’est « l’image du corps propre », saisie dans le miroir, qui réunifie le morcellement initial des premières expériences du nourrisson. Ainsi, pour avoir un corps, il y faut un organisme plus une image. L’identification à cette image, extérieure à lui-même, organise la relation à l’image de l’autre, du semblable. « Le sujet s’identifie dans son sentiment de Soi à l’image de l’autre et …/… l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment…/…C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord ».252 Il s’agit là d’une aliénation fondatrice de la relation du sujet dans sa réalité à son organisme, avec une certaine autonomie de cette image du corps propre dans le psychisme par rapport à ce qui pourrait être nommé les lois physiologiques, organiques : « Il y a en effet autour de cette image une immense série de phénomènes subjectifs, depuis l’illusion des amputés en passant par les hallucinations du double, son apparition onirique et les objectivations délirantes qui s’y rattachent. Mais le plus important est encore son autonomie comme lieu imaginaire de référence des sensations proprioceptives, qu’on peut manifester dans toutes sortes de phénomènes ».253

Ainsi, le rapport de l’homme à son corps passe par l’image spéculaire, et cette image fonde la causalité psychique, creuse l’écart entre l’organique et le psychique. Dans cette saisie imaginaire rassemblant le morcellement dans une illusoire unité, le moi se constitue ; surface de projection accrochée à l’image du corps propre. « Le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu »254. C’est bien à ce niveau du moi comme instance imaginaire qu’interviennent les modifications des rapports d’investissement libidinaux dont

251 LACAN J. (1975) Séminaire I Les écrits techniques de Freud. Paris, Seuil, p.292

252 LACAN J. (1947) Propos sur la causalité psychique. In les Ecrits. Paris, Seuil, 1966 p.181 253 Ibidem p.185

254

parle Freud dans l’expérience de la douleur. C’est la représentation de la partie atteinte dans l’image du corps qui est surinvestie, provoquant un vide autour.

L’importance de l’image du corps vient de ce que c’est l’image du corps qui « donne au sujet la première forme qui lui permette de situer ce qui est du moi et ce qui ne l’est pas (il est homme et non pas cheval) ».255 L’année suivante, il précise encore : « C’est l’image du corps qui est le principe de toute unité qu’il perçoit dans les objets. L’objet est toujours plus ou moins structuré comme l’image du corps du sujet ».256

Si, plus tard, Lacan donne plutôt la prévalence au symbolique qu’à l’imaginaire, cette dimension du symbolique est déjà présente dans l’articulation à l’imaginaire : «L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet ».257Nous voyons que d’emblée, alors même que l’image est fondatrice, Lacan accorde au langage une place articulée. Il souligne ainsi que, si cette image est le reflet d’un organisme, elle doit néanmoins être nommée pour inscrire le sujet. Lacan rappelle en effet que l’enfant se retourne vers l’adulte pour en appeler à son assentiment, c'est-à-dire vers celui qui représente le grand Autre. Il lui demande d’entériner la valeur de cette image. Il y a donc accrochage de l’image du corps propre au symbolique.

En 1953, dans son rapport de Rome intitulé dans les Ecrits : Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Lacan pose autrement la question du corps, qu’il articule cette fois à la parole et au langage plus qu’à l’image. Il en est venu à penser que l’organisme dispose de lui-même d’une unité, d’une cohésion, mais que cela ne fait par pour autant un corps. Pour que l’individualité organique devienne corps, qu’il fasse un, il y faut du signifiant. Il est donc nécessaire de considérer la disjonction entre organisme, image du corps et corps construit par le signifiant qui le marque et qui, par cette marque même, le morcelle : c’est le signifiant qui permet de nommer les différentes parties du corps, qui distingue les organes. De plus, l’empreinte du signifiant qui pose le un, le un du sujet, le un du comptage, laisse un reste par son défaut même. Tout du vivant de l’organisme ne s’inscrit pas dans le

255 LACAN J. Les écrits techniques. Op. Cit. p.144

256 LACAN J. (1978) Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Paris, Seuil, pp.

198-199

257

signifiant et le sujet est, déjà à ce niveau divisé. Cependant, le corps devient corps de langage : «La parole est en effet un don de langage et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil, mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captent le sujet : ils peuvent engrosser l’hystérique, s’identifier à l’objet du pénis-neid, représenter le flot d’urine de l’ambition urétrale ou l’excrément retenu de la jouissance avaricieuse ».258 Lacan pose le primat du langage, du symbolique. Son enseignement est dans la ligne structuraliste, l’inconscient est structuré comme un langage et le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. Le symbolique est un système de différenciation et d’articulation et c’est en cela qu’il est corps. Lacan parlera d’ailleurs du corps du symbolique. C’est le langage, ensemble articulé, qui nous donne un corps. Ce sont les possibles du langage qui donnent le corps comme unité. C’est le fait d’être dit qui donne le corps. En 1970, dans Radiophonie, il énonce : « Le corps du symbolique, corps incorporel, qui en s’incorporant vous donne un corps »259. L’unité n’est plus donnée par l’image mais par le signifiant. Les expériences vécues du corps se signifient par le symbolique, les excréments deviennent représentatifs du don, la rétention celle du refus. « De cette manière, le signifiant entre dans l’imaginaire et ainsi, on assiste à l’avènement dans le signifiant de toutes les appartenances du corps »260. Les diverses parties du corps peuvent aller au-delà de leur fonction dans l’organisme et représenter un signifiant. Ainsi, le pénis devient phallus : « Cet organe n’est rien d’autre à l’origine pour le sujet qu’un point de volupté de son propre corps, de son rapport organique à lui-même, beaucoup moins sujet à caducité que tout autre des éléments qui ont pris portée de signifiant dans sa demande antérieure. C’est précisément pour cette raison que pour lui plus que pour un autre, la prise de la chaîne métaphorique doit jouer son rôle pour en faire un signifiant…/…Ce qui en fait un signifiant central de l’inconscient »261. La partie du corps n’est détachable, c'est-à-dire distinguable, que prise dans la chaîne symbolique qui la nomme, elle est représentée par un signifiant. Ces signifiants deviennent porteurs de la demande, et dans ce séminaire, Lacan montre que ce qui est dit régression dans le travail de la cure n’est jamais qu’une régression dans la chaîne des signifiants de la demande. Cet aspect nous intéresse pour les liens entre la demande et la plainte, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir.

Un autre effet du signifiant sur le corps est de le mortifier. Si nous pouvons dire : « J’ai un corps », comme sujet, sujet du signifiant, nous pouvons exister indépendamment de

258 LACAN J. Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse. In les Ecrits Op. Cit. p.301 259 LACAN J. (1970) Radiophonie, In Scilicet 2/3 Seuil. p.61

260 LACAN J. (1994) La relation d’objet. Séminaire de l’année 1956-57. Paris, Seuil, p.373 261

ce corps. Sujet du signifiant, nous préexistons à notre corps dans le désir de nos parents, sujet du signifiant, nous subsistons à la mort du corps vivant dans la mémoire des survivants. Le corps est disjoint du sujet. Lacan évoque un effet de dévitalisation du corps par le signifiant. Le signifiant est une sorte de négation du vivant. La marque du signifiant se pose aux dépens du vivant.

Au cours des années suivantes, au fil des séminaires qui permettent l’élaboration des concepts de grand Autre et de petit autre, de l’objet a, de l’inconscient, Lacan en arrive à situer le lieu de l’Autre dans le corps en tant que c’est là, d’origine, que s’inscrit la marque en tant que signifiant. Dans le résumé qu’il donne du séminaire sur la logique du fantasme, il écrit : « Où nous avons pour la première fois appuyé que ce lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps, qu’il n’est pas intersubjectivité, mais cicatrices sur le corps tégumentaire, pédoncules à se brancher sur ses orifices pour y faire office de prises, artifices ancestraux et techniques qui le rongent »262. Nous retrouvons là les considérations anthropologiques de Lebreton, mais dans une formulation psychanalytique et à ceci près, une fois encore, qu’il s’agit d’un corps morcelé. Un premier morcellement tient, nous l’avons dit, à la nomination de parties, d’organes, possible par le signifiant. Un autre morcellement tient à l’incomplétude de l’Autre. Si le corps est le lieu de l’Autre, c’est un Autre incomplet. Là où l’anthropologie considère la construction du corps comme effet d’une culture, la psychanalyse y repère un reste singulier qu’elle nomme jouissance.

En effet, Lacan considère que la parole ne suffit pas ; l’Autre est barré, et il cherche à montrer ses limites. De la même façon que la capture imaginaire dans le miroir est incomplète et qu’elle porte le défaut du sujet à s’y reconnaître totalement, laissant l’espace pour l’articulation à un objet imaginaire, articulation constituante du fantasme, la capture par l’univers du langage est limitée. L’être de l’humain ne se résout pas dans son inscription symbolique, l’univers du langage ne peut être compris comme complet, d’où les célèbres formules « Il n’y a pas d’univers du discours » ou « L’Autre n’existe pas ». Cette incomplétude de l’Autre n’est pas sans effets. Si l’inconscient est structuré comme un langage, le signifiant est constitutif du savoir inconscient, savoir qui affecte le corps en morcelant sa jouissance : « Je dis, moi, que le savoir affecte le corps de l’être qui ne se fait être que de paroles, ceci de morceler sa jouissance ».263 Ainsi, le vivant pris par le langage est mortifié, mais surtout subit une perte de jouissance. Le concept de jouissance est proprement lacanien dans le champ de la psychanalyse et il est nécessaire de s’y arrêter un

262 LACAN J. Annuaire de l’EPHE, 1967-68, p.193 263

peu ; ce reste singulier, la jouissance du vivant, se distingue de la jouissance phallique, arrimée au signifiant : «Ce dont il s’agit, c’est d’une jouissance, et d’une jouissance qui se trouve, d’après notre expérience, être d’un ordre autre que ce qu’il en est de la jouissance phallique ».264 Dans une leçon du mois de mars, il avait précisé cette jouissance du corps : « La définition même d’un corps, c’est que ce soit une substance jouissante…C’est la seule chose en dehors d’un mythe qui soit vraiment accessible à l’expérience. Un corps jouit de lui- même : il en jouit bien ou mal, mais il est clair que cette jouissance l’introduit dans une dialectique où il faut incontestablement d’autres termes pour que ça tienne debout, à savoir rien de moins que ce nœud ».265 Le corps est donc à trois dimensions nouées, le Réel (organisme et jouissance), l’Imaginaire et le Symbolique. Le corps désigne la consistance du nœud.

La jouissance n’est pas le plaisir, qui se définit plutôt du côté d’une excitation minimum. Le principe de plaisir vise le bien-être, l’agrément. Il existe une autre satisfaction, au-delà du principe de plaisir, que Freud a nommé pulsion de mort et qui désigne, nous l’avons vu, la répétition du traumatisme, le masochisme, la réaction thérapeutique négative. Lacan a divisé cette pulsion de mort en deux dimensions : d’un côté sa composante signifiante qui rend la mort pensable (mais pas expérimentable) et de l’autre côté la jouissance délétère, qui n’a rien de désirable. La jouissance surgit là où le plaisir s’arrête, mais précisément, le plaisir fait barrière à la jouissance : « C’est le plaisir qui apporte à la jouissance ses limites, le plaisir comme liaison à la vie». 266 L’autre limitation de la jouissance est la loi du désir « Ce à quoi il faut se tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même ».267 Ainsi, au final, le désir comme structurellement insatisfait fait barrière à la jouissance. L’expérience de satisfaction, pleine et entière est purement mythique. Freud, dès ses premiers textes, que nous avons longuement parcourus, souligne cet écart entre une première satisfaction, et la satisfaction hallucinatoire qui réinvestit les traces des satisfactions antérieures, et il introduit déjà l’idée que toute jouissance est marquée de déperdition. Lacan va nommer cette trace réinvestie le trait unaire comme première marque signifiante. Dès lors que le signifiant est là, la jouissance ne peut plus être entière. L’être humain ne fait que reproduire des traits, sans jamais atteindre ce que Lacan désigne de « la chose », ce qui ne serait pas marqué par le signifiant. L’effet premier du

264 LACAN J. Les non dupes errent. Séminaire de l’année 1973-74. Leçon du 21 mai 1974. Inédit. 265 LACAN J. Op. Cit. Leçon du 12 mars 1974.

266 LACAN J. (1960) Subversion du sujet et dialectique du désir. In Les Ecrits. Op.Cit p.821 267

signifiant, c’est l’annulation de la chose qui supposerait une jouissance pleine, et cette perte est la condition du désir, et de la libido : ce qui fait chercher une part de soi hors de soi, ce qui porte vers un objet. Ceci n’est possible qu’à partir de cette première soustraction. Cette première soustraction préfigure les suivantes et en donne le modèle que Lacan écrit (-φ) : « Pointons, pourtant encore qu’à restituer ici sous une forme ironique la fonction de l’objet partiel hors de la référence à la régression dont on la voile habituellement, (entendons : que cette référence ne peut entrer en exercice qu’à partir de la structure qui définit cet objet – que nous appelons l’objet a) nous n’avons pas pu l’étendre jusqu’à ce point qui constitue son intérêt crucial, à savoir l’objet (-φ) en tant que cause du complexe de castration ».268 Autrement dit, cette soustraction qui fonde la libido est identifiée à la soustraction de la castration. Pour autant, elle ne se recouvre pas. A la chose perdue, qui fonde la libido, qui est aussi désir, et oriente vers le hors de soi en quête d’un objet qui ne sera jamais que métonymie de l’objet perdu, répond la jouissance pulsionnelle, marquée du trait unaire qui procure un plus de jouir. A la négativité répond une certaine positivité. Du fait de (-φ), l’ordre pulsionnel extériorise la jouissance, la substitue à la jouissance pleine du corps.

Ainsi, le corps est chez Lacan nœud entre les trois registres, intrication d’imaginaire, de symbolique et de réel.