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Aujourd’hui, le corps…

Approche théorique de la douleur

2) Approche anthropologique : douleur et « corps social ».

2.1. Anthropologie du corps et modernité.

2.1.3. Aujourd’hui, le corps…

La dissociation du corps d’avec la pensée, avec une représentation mécaniste du premier a permis le développement des connaissances anatomophysiologiques du côté des spécialistes, qu’ils soient scientifiques ou médecins soignants, mais la population, peu informée, garde une relation aux savoirs ancestraux, avec des pratiques qui s’appuient sur des savoirs faire ou des savoirs être hors de toute rationalité scientifique. Par exemple, les femmes en période non fertile sont interdites des lieux ou des gestes où se jouent des processus de transformation de la matière rappelant la fécondation. L’humain reste relié au cosmos.

L’humain contemporain occidental, des villes comme des champs, se compose une représentation de son corps avec des morceaux composites de connaissances anatomophysiologiques et de savoirs ancestraux, plus au moins reconnus, imprégnés de symboliques qui n’appartiennent pas forcément à sa culture d’origine. Il va chercher dans différents univers de langage et de représentation du monde des réponses à ses énigmes ou à ses maux.

Selon D. Le Breton, «La profusion des images actuelles du corps n’est pas sans évoquer le corps morcelé du schizophrène. L’acteur a rarement une image cohérente de son corps, il transforme celui-ci en un tissu bariolé de références diverses. L’individu ayant le choix entre une poussière de savoirs possibles oscille de l’un à l’autre sans jamais trouver celui qui lui convient tout à fait. Sa liberté d’individu, sa créativité se nourrissent de ces incertitudes, de la permanente recherche d’un corps perdu, qui est en fait celle d’une communauté perdue ».86

Les sens sont des portes ouvertes sur le monde, ils sont un repère pour construire le quotidien, cet espace intermédiaire entre soi et l’inconnu du monde. En cela, ils contribuent à la construction de l’image du corps dans sa familiarité.

L’homme contemporain, en particulier le citadin, est soumis à une prévalence du regard sur les autres sens comme sources d’informations. Les exemples ne manquent pas. Pour rester dans le cadre de notre recherche, nous soulignerons l’importance de l’imagerie médicale actuelle, la facilité de transport des images qui permet à un chirurgien d’opérer à distance un patient. Des diagnostics se posent sur radiographies ou autres supports. Le médecin n’a quasiment plus besoin de toucher son patient.

86

Notre environnement est également sonore, rarement silencieux. «On ne supporte bien les informations acoustiques qui nous parviennent que si elles émanent de nous et que nous avons la possibilité d’agir sur elles…/…Ce sont les autres qui font du bruit ».87 Les bruits, comme les images, peuvent être très intrusifs, mais au-delà du niveau de tolérance sensorielle, c’est surtout la signification prise dans le quotidien qui constitue la limite.

L’olfaction est dite le sens le plus primitif. De même que nos bruits, nos propres odeurs ne nous gênent pas. L’homme contemporain efface l’intimité de son odeur par des produits déodorants. Mise à distance de la présence corporelle singulière redoublée éventuellement d’effluves parfumés.

« Dans l’écoulement de la vie courante, le corps s’évanouit. Infiniment présent puisqu’il est le support inévitable, la chair de l’être au monde de l’homme, il est aussi infiniment absent de sa conscience. Il atteint là son statut idéal dans nos sociétés occidentales où sa place est celle du silence, de la discrétion, de l’effacement, voire de l’escamotage ritualisé. Georges Canguilhem peut ainsi définir sans sourciller l’état de santé comme l’inconscience où le sujet est de son corps. Et René Leriche dire qu’elle est la vie dans le silence des organes ».88

L’homme occidental oscille entre un effacement du corps qui risquerait de s’imposer dans sa présence charnelle, et une démonstration ostentatoire du corps maîtrisé, que ce soit par le sport, le maquillage, les signes sur la peau…Le corps est alors donné à voir, comme un bel objet. Le corps devient support de projection d’une identité qui cherche à se signifier. Le corps exposé est un corps idéalisé, maîtrisé.

Entre le corps effacé et le corps exposé, il y a encore le corps qui s’impose ; « Le corps doit passé inaperçu dans l’échange entre les acteurs…/… celui qui ne joue pas le jeu délibérément ou à son insu provoque une gêne profonde. C’est lorsque les repères d’identification somatique avec l’autre cessent que le malaise s’installe, lorsque les aspérités du corps empêchent le mécanisme social de l’effacement familier de se mettre en place. Le corps étrange se mue en corps étranger, opaque dans sa différence. L’impossibilité qu’on puisse s’identifier physiquement à lui (à cause de son infirmité, du désordre de ses gestes, de sa vieillesse, de sa laideur, de son origine culturelle ou religieuse différente…) est à la source de tous les préjudices que peut subir un acteur social ».89 Et, plus loin : « Par sa seule présence, l’homme qui a un handicap moteur ou sensoriel engendre une gêne, un flottement dans l’interaction. La dialectique fluide de la parole et du corps se crispe soudain, se heurte à

87 Ibidem p.112 88 Ibidem p.126 89

l’opacité réelle ou imagée du corps de l’autre, engendre un questionnement sur ce qu’il convient ou non de dire ou de faire avec lui ».90

Nous voyons là que la relation au corps d’autrui n’a rien d’évident. Il n’est jamais si discret qu’il n’est sensé l’être dans notre culture, il diffuse une présence de chair qui échappe à la maîtrise du sujet. Exposé, il se désincarne de la présence qui l’habite pour n’être plus qu’une image ou un objet. Imposé, il brouille la relation par une présence inopportune rappelant, dans le trouble du miroir, notre propre opacité.

L’image du corps n’est pas une construction si évidente, et la prise structurante dans le miroir par identification à l’image telle que Lacan l’a définie pourrait se compléter d’autres travaux. Gisèla Pankow91, à partir de ses recherches sur la psychose, distingue deux axes qui structurent l’image du corps : le sentiment de l’unité des différentes parties du corps et de leurs limites précises dans l’espace, qui donne la forme de l’image du corps, et le sentiment du corps comme univers cohérent, familier, où s’inscrivent des sensations prévisibles et reconnaissables, qui organise le contenu de l’image. Pour D. Le Breton : «Il semble nécessaire d’ajouter à ce concept deux autres axes intimement liés : celui du savoir, c'est-à- dire la connaissance par le sujet, fût-elle rudimentaire de l’idée que la société se fait de l’épaisseur invisible du corps (comment s’agencent les organes et les fonctions), …/… (celui de) la valeur, c'est-à-dire, pour le sujet, l’intériorisation du jugement social qui entoure les attributs physiques qui le caractérisent…/… Le sujet fait sien un jugement qui marque alors de son empreinte l’image qu’il se fait de son corps et l’estime qu’il a de soi ».92 Ces quatre composantes sont sous la dépendance d’un contexte social, culturel, relationnel et personnel. Avec une orientation plus psychanalytique, nous pourrions dire que le savoir dont parle Le Breton se constitue à partir de l’univers de langage dans lequel le sujet est immergé, et J.Lacan a bien montré que la structuration dans le miroir se réalise en articulant l’imaginaire et le symbolique. De plus, si la valeur est une autre façon de nommer l’investissement narcissique de cette image, l’intériorisation du jugement social nous paraît relativisé par l’intériorisation des premiers regards de l’enfance, ceux de l’environnement proche, maternant. Toutefois, cette dimension de la valeur que chacun accorde à l’image qu’il se fait de son corps est certainement une composante très importante de la relation au corps de l’autre. Nous aurons l’occasion d’y revenir à propos des identifications et projections. A propos de cette dimension narcissique, D. Le Breton souligne l’importance du corps comme

90 Ibidem p.141

91 PANKOW G. L’homme et sa psychose. Paris, Aubier, 1969 92

refuge lorsque les relations sociales se font précaires : « Le corps demeure l’ancre, seule susceptible de river le sujet à une certitude, encore provisoire certes, mais par laquelle il peut se rattacher à une sensibilité commune, rencontrer les autres, participer au flux des signes et se sentir toujours en prise avec une société où règne l’incertitude ».93

La dimension narcissique se joue encore du côté de la réconciliation, du côté d’une tentative de restauration de l’unité première perdue, ou vécue comme telle : « Parce que le corps est le lieu de la coupure, on lui prête le privilège de la réconciliation. C’est là qu’il faut appliquer le baume. L’action sur le corps traduit la volonté de combler la distance entre la chair et la conscience, d’effacer l’altérité inhérente à la condition humaine…/…Lieu de la limite, de l’individuation, cicatrice d’une indistinction que beaucoup rêvent de retrouver, c’est par le corps qu’on essaie de combler le manque par lequel chacun entre dans l’existence comme un être inachevé, produisant sans cesse sa propre existence dans une interaction au social et au culturel ».94

Le corps exposé, paré de signes, modelé, exercé, devient l’écran protecteur propre à conjurer les périls liés à la précarité, au manque, à l’incomplétude, à la division du sujet. Le corps est lieu de signification, il se fait message d’une revendication d’existence. « Il s’agit de faire de soi une écriture »95 est une belle expression pour pointer le nouage de la chair et du symbolique. « Il est de la nature du corps d’être métaphore, fiction opérante »96