• Aucun résultat trouvé

La douleur renaissante.

Approche théorique de la douleur

1) Aspects historiques : évolution du regard sur la douleur.

1.3. La douleur renaissante.

La Renaissance est une période où la peste est envahissante, vécue comme une manifestation de la colère de Dieu, où les guerres de territoire et de religion ajoutent souffrances et douleurs, famine et menaces de mort. Pour autant, le paroxysme n’est pas sans fécondité ; d’autres attitudes apparaissent, qui dénouent les atrocités humaines de la colère de Dieu, qui se centrent sur l’humain, avec l’émergence de la notion d’individu, qui porte en lui la douleur et la maladie. La Renaissance, c’est l’apparition de la notion d’individu.

1.3.1. Michel de Montaigne.

« C’est une mort (celle de la peste) qui ne me semble pas des pires : elle est communément courte, d’estourdissement, sans douleur… »19

Les hommes sont la proie du malheur, la peur de la douleur se nourrit de la peur de la mort et réciproquement, tant le spectacle de la souffrance est quotidien.

Montaigne, philosophe, réfléchit l’expérience de la douleur, qu’il distingue par nécessité de la peur de la mort dès le début des Essais. Il porte sa réflexion sur l’influence de

18 REY R. Op. Cit. p.59 19

l’opinion que nous avons de la douleur sur la réalité que nous éprouvons, à l’exact entrecroisement du subjectif et de l’objectif, dans cette expérience constitutive de l’être où le corps et l’âme jouent chacun leur partie. 20

Montaigne cherche le bien par absence de douleur ;

Ainsi, n’ayons à faire qu’à la douleur, je leur donne que ce soit le pire accident de notre être, et volontiers : car je suis l’homme du monde qui lui veut autant de mal, et qui la fuit autant, pour jusques à présent n’avoir eu, Dieu merci, grand commerce avec elle. Mais il est en nous, sinon de l’anéantir, du moins de l’amoindrir par la patience, et quand bien même le corps s’en émouvrait, de maintenir ce néanmoins l’âme et la raison en bonne trempe. 21

Enoncé encore plus explicite ; Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de biens que l’homme puisse espérer.22

Ces réflexions sur la douleur, expérience de l’homme face à lui-même, sont détachées du christianisme.

Lorsqu’il commence à « avoir commerce avec elle », Montaigne espère ne jamais en venir à désirer la mort. Il n’y a selon lui pas de honte à exprimer la douleur par la parole et les gestes …pourvu que le courage (cœur) soit sans effroi, les paroles sans désespoir, qu’elle se contente ! Qu’importe que nous tordons nos bras, pourvu que nous ne tordons nos pensées.23

Dans l’expérience de la douleur, Montaigne essaie de sauver la lucidité de la pensée, non parce qu’il sépare le corps de l’âme, mais parce qu’il sait, d’expérience, à quel point la gageure est difficile. Par la conscience critique et aiguisée de cette présence corporelle, pourvoyeuse de jouissance et de souffrance, Montaigne contribue fortement au mouvement de pensée qui construit la perception du « for intérieur », et du corps non plus comme simple enveloppe d’une âme prisonnière, mais du corps pris dans la vérité de ses sensations, ses douleurs et ses plaisirs, son humilité quotidienne.

Nous ne pouvons que souscrire aux avancées de R. REY concernant la difficulté de la confrontation à la douleur, encore que de ce constat, nous cherchons dans ce travail une compréhension des phénomènes psychiques engagés.

« L'écriture des essais apparaît ainsi comme un moment assez particulier où dire la douleur physique, sans fard ni déguisement, est placé sous un éclairage si cru, et dans une vérité si dure qu'elle en devient insoutenable. Les autobiographies ultérieures se sont orientées plutôt vers l'introspection et l'analyse des souffrances morales… /…Dans le partage

20 REY F. Op. Cit. p.81

21 MONTAIGNE M. Essais. Op. Cit. p.56 22 Ibid. p.492

23

entre ce qui se dit et ce qui se tait, la douleur qui accompagne la maladie ou la blessure paraît une expérience plus troublante, plus secrète pour celui qui l' éprouve que la maladie elle-même, et pour autrui, plus angoissante que le spectacle organisé du supplice ou de la mort. Cette proximité avec la douleur, que le corps social tend à refouler, va devenir l’apanage du médecin ou du chirurgien ». 24

1.3.2. Ignace de Loyola.

Elle (la pénitence) consiste à lui faire souffrir une douleur sensible, en portant des cilices, des cordes, des chaînes de fer sur la chair ; en prenant des disciplines, ou en se faisant des plaies, et en pratiquant d’autres genres d’austérités25.

La douleur est pénitence, il s’agit de montrer que le pécheur peut se vaincre, et rejoindre par ses douleurs celles du Christ.

Selon le dogme chrétien, le Christ a choisi de souffrir et de mourir pour racheter les péchés des hommes. La douleur est sanctifiée, magnifiée.

Le rapport de la religion chrétienne à la douleur est de spiritualité, il s’éloigne délibérément des voix de la nature pour accéder au sublime (la sublimation). Il est aussi un rapport de maîtrise, il s’agit d’obliger la sensualité, ou même simplement le naturel, à obéir à la raison.

Les mater dolorosa, les piéta illustrent la douleur psychique, mais sont autant d’images magnifiées de la douleur.

1.3.3. Ambroise Paré.

Pour un chirurgien comme Paré, si la maladie et la douleur sont envoyées par Dieu, « les moyens et les secours nous sont donnés pareillement de lui pour en user comme d’instruments à sa gloire, cherchant remède en nos maux, même en les créatures auxquelles il a donné certaines propriétés et vertus pour le soulagement des pauvres malades ; et veut que nous usions des causes secondes et naturelles comme d’instruments de bénédiction : autrement, nous serions des ingrats et mépriserions sa bénéficience. »26

Le médecin a un devoir d’action et de connaissance. Ce devoir est favorisé par les

24 REY R. Op. Cit. p.84

25 LOYOLA I. (1548) Exercices spirituels, précédés du Testament, Ed Arléa, Paris 1991, « Additions pour

mieux faire les exercices, deuxième addition ». p.159

26

échanges plus importants entre les pays grâce à l’amélioration des modes de transports. La dissection permet une amélioration des connaissances du corps humain. Les connaissances anatomiques s’organisent comme discours organisé sur le corps, avec un certain ordonnancement.

A cette époque, la douleur est crainte, les guerres se pratiquent avec des armes à feu et Ambroise Paré est chirurgien des blessés. Il observe, agit, déduit… De toutes ces blessures, ces ruptures dans les tissus de la chair, ou ces changements dans les qualités du corps, il observe la nécessité, pour que la douleur apparaisse, d’une sensibilité de la partie blessée et d’une conscience de la douleur par le patient.

Paré écrit : il faut qu’il se fasse appréhension de ladite altération ou solution de continuité : autrement, si l'on n'aperçoit point les causes de la douleur nonobstant la sensibilité de la partie, douleur ne sera point27.

Il y a donc nécessité d’une présence à soi, d’une attention du sujet à son expérience corporelle pour que la douleur soit perçue, et donc existante.

Dans le contexte de l’époque, ce phénomène donne l’explication des insensibilités réelles ou supposées des « sorcières » par séparation du corps et de l’âme.

Cette nécessaire « présence à soi » est-elle cause ou conséquence ?

Des traces de cette pensée sur la nécessité d’une « présence à soi » ne sont-elles pas observables lors d’interventions chirurgicales des amygdales par exemple, chez de jeunes enfants, sans anesthésie, qui se pratiquaient encore voici quelques années ?