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La douleur dans l’enseignement de Lacan.

Approche théorique de la douleur

3) Approche psychanalytique : la douleur comme effraction.

3.2. Jacques Lacan.

3.2.2. La douleur dans l’enseignement de Lacan.

La douleur n’est pas abordée si souvent par Lacan. Il n’est sans doute pas dans cette même nécessité que Freud d’en comprendre les ressorts en lien avec les autres souffrances humaines. Les premières occurrences se trouvent autour de la douleur d’être, la douleur d’exister, qu’il place du côté de l’au-delà du principe de plaisir. Dans le séminaire sur les formations de l’inconscient, nous trouvons : « Freud lui-même…/…nous indique que si le retour à la nature inanimée est effectivement concevable comme retour au plus bas niveau de la tension, au repos, rien ne nous assure que, dans la réduction au rien de tout ce qui s’est levé et qui serait la vie, là dedans aussi, si l’on peut dire, ça ne remue pas, et qu’il n’y ait pas au fond la douleur d’être. Cette douleur, je ne la fais pas surgir, je ne l’extrapole pas, elle est indiquée par Freud comme ce qu’il nous faut considérer comme le résidu dernier de la liaison de Thanatos avec Eros. Sans doute Thanatos trouve-t-il à se libérer par l’agressivité motrice du sujet vis-à-vis de ce qui l’entoure, mais quelque chose en reste à l’intérieur du sujet sous

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la forme de cette douleur d’être qui paraît à Freud être liée à l’existence même du vivant ».269 Lacan pose cette douleur d’être comme reste de l’inscription signifiante du sujet qui pourrait bien vouloir s’y soustraire. Paradoxalement, plus le sujet s’abolit dans la chaîne signifiante, plus il se fait signe de cette même chaîne, jusqu’à l’extrême de la mort. Dans la leçon suivante, Lacan précise cette douleur d’exister en l’articulant à la question du masochisme : « Le sort du sujet humain est essentiellement lié à son rapport avec son signe d’être, qui est l’objet de toutes sortes de passions et qui présentifie dans ce procès la mort. Dans son lien à ce signe, le sujet est en effet assez détaché de lui-même pour pouvoir avoir à sa propre existence ce rapport unique, semble-t-il, dans la création – qui constitue la dernière forme de ce que nous appelons dans l’analyse le masochisme, à savoir ce par quoi le sujet appréhende la douleur d’exister ». 270 D’une certaine façon, nous pourrions entendre ici le masochisme comme le consentement à la mortification du vivant par le signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant, c'est-à-dire dans la chaîne signifiante, mortification qui produit un reste, la douleur d’exister.

Plus tard dans cette même année d’enseignement, Lacan revient sur la douleur à propos d’Elisabeth Von R, la patiente de Freud atteinte de douleur à la jambe. Il souligne, comme Freud, que les modulations de l’intensité de la douleur ont valeur de discours et qu’elles révèlent à l’insu de la patiente ce qu’il en est de son désir. « Sa douleur du haut de sa cuisse droite, c’est le désir de son père et celui de son ami d’enfance. En effet, cette douleur intervient chaque fois que la patiente évoque le moment où elle était entièrement asservie au désir de son père malade, à la demande de son père, et qu’en marge s’exerçait l’attraction du désir de son ami d’enfance, qu’elle se reprochait de prendre en considération. Le douleur de sa cuisse gauche, c’est le désir de ses deux beaux-frères…/…Dans le symptôme – et c’est cela que veut dire conversion – le désir est identique à la manifestation somatique. Elle est son endroit comme il est son envers. ».271 Le désir est posé là comme un acte de signification, ce n’est pas pour autant qu’il délivre son sens. Plus loin, Lacan énonce : « L’autre terme à s’inscrire dans cette problématique du désir, et ce sur quoi par contre j’ai insisté la dernière fois, c’est l’excentricité du désir par rapport à toute satisfaction. Elle nous permet de comprendre ce qui est en général sa profonde affinité avec la douleur. A la limite, ce à quoi confine le désir, non plus dans ses formes développées, masquées, mais dans sa forme pure et simple, c’est à la douleur d’exister. Celle-ci représente l’autre pôle, l’espace, l’aire à

269 LACAN J. Les formations de l’inconscient. Op. Cit. p.246 270 Ibidem p.256

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l’intérieur de quoi sa manifestation se présente à nous ».272 Dans ce séminaire, Lacan pose l’équivalence du désir et de la douleur d’exister comme effet du signifiant sur le vivant d’où se constitue le sujet. Le signifiant est aussi le signifiant du désir de l’Autre, auquel et duquel le sujet aura à répondre. A ce point, la douleur symptomatique d’Elisabeth Von R ne serait pas distincte fondamentalement, du désir, soit de la douleur d’exister, mais si nous apercevons ce qui, de la douleur est effet de l’incomplétude de la prise du signifiant sur le vivant, il serait réducteur de réduire toute douleur à la douleur symptomatique névrotique.

Au cours du séminaire suivant, Lacan s’attarde sur la question du désir et de son interprétation, il déplie et explicite l’écart entre l’énoncé et l’énonciation, et la façon dont le sujet s’éclipse dans l’énoncé ou bien au contraire s’y inscrit de façon inconsciente grâce aux possibilités de la structure du langage. Il s’arrête sur un rêve décrit dans la Traumdeutung par Freud, au cours duquel le sujet voit apparaître son père mort devant lui, et il est pénétré d’une profonde douleur à la pensée que son père est mort et qu’il ne le savait pas. Et Freud précise que ce rêve ne se comprend qu’en ajoutant « selon son vœu », c'est-à-dire qu’il ne savait pas que c’était selon son vœu qu’il était mort. Lacan, à l’aide du graphe, construit sa propre analyse en distinguant l’énoncé de l’énonciation et la place du sujet dans le discours, puis il revient à cette dimension de l’affect de la douleur et à nouveau il l’articule à la douleur d’exister et au désir : «Cette douleur est proche de l’expérience de cette douleur de l’existence, quand plus rien d’autre ne l’habite que cette existence elle-même, et que tout dans l’excès de la souffrance tend à abolir ce terme indéracinable qu’est le désir de vivre. Cette douleur d’exister, d’exister quand le désir n’est plus là…/…Cette douleur, le sujet la savait »273. Lacan précise qu’il la sait sans savoir qu’il l’assume et c’est ce qui lui donne le sentiment d’absurdité propre au rêve, absurdité qui tient ici à « la répudiation particulièrement violente du sens ».274 Et plus loin : « Ce qui est visé, c’est de maintenir devant lui l’objet de cette ignorance qui est absolument nécessaire à lui, celle qui consiste à ne pas savoir qu’il vaut mieux n’être pas né. Il n’y a rien au dernier terme de l’existence que la douleur d’exister : plutôt l’assumer comme celle de l’autre qui est là et qui parle toujours comme moi le rêveur, je continue à parler, que de voir se dénuder ce dernier mystère qui n’est quoi, en fin de compte que le contenu le plus secret de ce vœu, …/…c’est à savoir le vœu de la castration du père ».275 Il s’agit bien de ne rien en savoir car à la mort du père, le vœu fait retour sur le fils, c’est à son tour de subir la castration. Dans la leçon suivante, Lacan

272 Ibidem p.338

273 LACAN J. Séminaire inédit sur le désir et ses interprétations. Leçon du 10 décembre 1958 274 Ibidem

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revient sur ce rêve et insiste sur le fait que le sujet se charge de la douleur d’exister, en l’occurrence celle du père qu’il a vu agonisant et dont il a pu souhaiter la mort « pour autant que rien n’est plus intolérable que l’existence réduite à elle-même ; cette existence au-delà de tout ce qui peut la soutenir, cette existence soutenue dans l’abolition précisément du désir ».276

L’année suivante, Lacan donne pour titre à son séminaire l’Ethique de la psychanalyse. Les premières séances sont consacrées à une relecture de l’ « Esquisse d’une psychologie scientifique » menant à une définition de la chose, ce qui de la satisfaction première, mythique, reste inaccessible, nous l’avons déjà évoqué à propos du corps. A la suite de Freud, Lacan revient sur la loi propre du principe de plaisir, loi qui fixe un certain niveau d’excitation et par conséquent une limite. Le niveau lui-même est régulé entre autre par l’évitement, la fuite. Il rappelle que c’est à la motricité qu’est dévolue la régulation pour l’organisme du niveau d’excitation supportable. La limite de cette régulation franchie, lorsque l’excitation dépasse la régulation possible par la motricité, survient la douleur. Lacan propose donc alors « de concevoir la douleur comme un champ qui, dans l’ordre de l’existence, s’ouvre précisément à la limite où il n’y a pas possibilité pour l’être de se mouvoir ».277 La douleur est donc franchissement du principe de plaisir, elle aurait donc à voir avec la jouissance, elle-même définie comme limitée par ce même principe. Dans la poursuite de sa tentative de cerner « la Chose », Lacan met en dialogue Kant et Sade : « En somme, Kant est de l’avis de Sade. Car, pour atteindre absolument das Ding, pour ouvrir toutes les vannes du désir, qu’est-ce que Sade nous montre à l’horizon ? Essentiellement, la douleur. La douleur d’autrui, et aussi bien la douleur propre du sujet, car ce ne sont à l’occasion qu’une seule et même chose. L’extrême du plaisir, pour autant qu’il consiste à forcer l’accès à la Chose, nous ne pouvons le supporter ».278 La douleur est encore dans l’au-delà du plaisir, dans le franchissement de la régulation homéostatique qui porte au bien, au bien-être. De Kant et de Sade, Lacan porte une réflexion sur le bien et le mal, avec la question du franchissement, puis sur le bien et le beau, défini justement comme l’au-delà du principe du bien : « Et c’est en cela que gît la conjonction entre les jeux de la douleur et les phénomènes de la beauté, jamais soulignée, comme si pesait sur elle je ne sais quel tabou, je ne sais quelle interdiction ».279 Ces réflexions sont articulées aux questions du sadisme et du masochisme. Dans Kant avec Sade, Lacan précise la relation que l’expérience sadienne entretient avec la douleur, soit le

276 LACAN J. Op. Cit. Leçon du 17 décembre 1958.

277 LACAN J. (1986) L’éthique de la psychanalyse. Séminaire de l’année 1959-60. Paris, Seuil. p.74. 278 Ibidem p.97

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mépris, et au plus intime du sujet qu’elle provoque, elle vise l’atteinte de la pudeur. Plus loin, il propose l’hypothèse que « le sadisme rejette dans l’Autre la douleur d’exister, mais sans qu’il voie que par ce biais, lui-même se mue en un objet éternel ».280 Cette dimension sera précisée dans le séminaire sur l’angoisse : « Dans l’accomplissement de son acte, de son rite – car il s’agit proprement de ce type d’action humaine où nous trouvons toutes les structures du rite – ce que l’agent du désir sadique ne sait pas, c’est ce qu’il cherche, et ce qu’il cherche, c’est à se faire apparaître lui-même – à qui ? puisqu’en tous les cas, à lui-même cette révélation ne saurait rester qu’obtuse – comme pur objet, fétiche noir ».281 Et plus loin : « Toute différente est la position du masochiste…/…ce qu’il recherche, c’est son identification à l’objet commun, l’objet d’échange. Il lui reste impossible de se saisir pour ce qu’il est, en tant que, comme tous, il est un a »282. Ainsi, pour Lacan, ce n’est pas tant la position par rapport à la douleur qui différencie les positions du sadique et du masochiste, que la qualité de l’objet qu’ils recherchent à être, en lien avec la question de la loi, et donc de (-φ). Pour Lacan, se reconnaître comme objet de son désir est toujours masochiste. C’est, comme nous le soulignions plus haut, se reconnaître sous la mortification du signifiant.

Enfin, dans une conférence donnée en 1966 et intitulée La place de la psychanalyse dans la médecine, Lacan distingue ce qui fait le cours de son enseignement par ailleurs, la demande du patient de la question de son désir et il en arrive à définir le lieu de l’Autre comme le champ où se fait la jonction avec ce qu’il appelle le pôle de la jouissance. Il rappelle que le plaisir est une barrière à la jouissance. Il précise : « Ce que j’appelle jouissance au sens où le corps s’éprouve, est toujours de l’ordre de la tension, du forçage, de la dépense, voire de l’exploit. Il y a incontestablement jouissance au niveau où commence d’apparaître la douleur, et nous savons que c’est seulement à ce niveau de la douleur que peut s’éprouver toute une dimension de l’organisme qui autrement reste voilée »283. Le désir, quant à lui, est ce qui permet de pousser au plus loin les barrières du plaisir.

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LACAN J. (1963) Kant avec Sade. In Les Ecrits. Op. Cit. p.778

281 LACAN J. L’angoisse. Op. Cit. p.124 282 Ibidem

283 LACAN J. La place de la psychanalyse dans la médecine. Extrait des Cahiers du Collège de Médecine des

3.3. Conclusion.

A ce point d’avancée, nous souhaitons rappeler que Freud n’a pas fait de la douleur un concept psychanalytique, mais cette notion reste présente tout au long de sa recherche théorique, comme une sorte de résistance. La nécessaire prise en compte de la douleur, comme une expérience différente du déplaisir et de l’angoisse contribue au remaniement théorique qui aboutira à la deuxième topique et à la distinction des pulsions de vie et de mort. Pour résumer, nous pourrions dire que Freud définit la douleur comme une effraction des barrières de protection (pare-excitation), entraînant une irruption massive de libido sur la représentation dans le moi du lieu de l’effraction (partie du corps lésée ou objet perdu). La douleur est au-delà du principe de plaisir, elle commotionne le moi, mais paradoxalement, elle permet un affinement de la représentation consciente du corps. Freud considère la douleur comme une pseudo pulsion, parce qu’elle est, comme la pulsion, source d’excitation, mais elle ne provoque pas de la part du moi le refoulement. Face à la douleur, le moi est impuissant. Il précise encore que la douleur provoque un frayage dans la mémoire, c'est-à-dire une sensibilisation qui fera de toute nouvelle douleur une réactivation de douleur ancienne. La perte du visage de la mère dans un moment où le nourrisson a besoin d’elle et dans un temps où il n’est pas psychiquement si séparé d’elle est probablement le prototype de la douleur. La douleur peut encore se mettre au service de la névrose, ou se lier psychiquement à des excitations sexuelles, la transformant alors en source de plaisir.

Lacan pense également la douleur comme ce qui surgit au-delà du principe de plaisir, mais il l’articule fondamentalement à l’existence comme ce qu’il en reste comme signe lorsque le désir et donc la dynamique libidinale n’est plus. La douleur laisse surgir la dimension organique de l’être humain vivant lorsque le nœud se dénoue, lorsque la désintrication des registres menace. Lacan rappelle que l’angoisse n’est pas sans objet, encore faut-il préciser ce qu’il en est de l’objet ainsi saisi dans le champ de la psychanalyse. Concernant la douleur, la position de l’objet est différente : Lacan met en évidence que dans le sadisme et le masochisme, au-delà de la dimension de la douleur, c’est bien une position objectale, d’élection ou de déchet, que le sujet recherche. Que la cause de la douleur soit organique (un accident, une maladie…) ne dit absolument rien de la façon dont cette douleur va s’inscrire dans la subjectivité de la personne douloureuse, et elle peut s’en saisir dans un positionnement masochiste ou pas. Ce que va devenir la douleur, comment elle va se signifier appartient à chacun.