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Hugo au Vaisseau : temps passé par élément

16. X-MONDE, MICROMONDE, MONDE PROPRE ET EXPÉRIENCE

Figure 12. La figure de la Synagogue au musée de l'Œuvre Notre-Dame selon le point de vue d’une visiteure : « C'est très caractéristiques des statues je trouve, des statues au Moyen Âge, ils penchent souvent la tête » [Gwenn SH2].

Le X-monde proposé par Bottineau (2011) est un concept très utile qui nous rap-pelle que dans le cadre énactif, le monde-en-soi est inaccessible et inconnaissable. Cependant, le X-monde se manifeste à travers les interactions entre un acteur et son environnement pour constituer son micromonde. Le concept de micromonde apparaît au sein du courant constructionniste à la fin des années 1970 (Papert, 1981) et désigne alors un univers conceptuel et matériel propre à l’enfant. Ce concept est repris par Vare-la pour désigner plus généralement les mondes que nous vivons au présent, le monde ordinaire qui nous apparaît évident, mais qui convoque des savoir-faire complexes sans que nous en ayons conscience : lors d’un déjeuner « ordinaire », nous savons saluer, engager la conversation, commander, faire usage de couverts, rythmer les échanges, adapter la posture de notre corps… nous n’avons pas besoin de réfléchir à ce que nous faisons parce que nous « savons », parce que nous avons des dispositions à agir qui conviennent pour l’ensemble des situations qui constituent ce déjeuner (Varela, 1996, p. 24). Notons que cette simplicité, cette évidence peut s’effondrer dès lors que ce dé-jeuner a lieu dans un contexte différent comme un dédé-jeuner à l’étranger. L’opération qui permet le passage du X-monde au micromonde en tant que représentation simplifiée et

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pertinente du X-monde est appelée simplexification par Berthoz (2009) ou monde

sim-plexe.

Le concept de micromonde est relativement bien stabilisé en signification : il qua-lifie l’environnement signifiant, y compris l’environnement social, du point de vue de l’acteur pour lequel l’acteur dispose d’un agir qui convient. En revanche ce concept ne précise pas encore la durée à laquelle il s’applique. Ria l’utilise dans le sens d’un « monde personnel de signification » qui comporte déjà un ensemble « d’invariants construits sur la base d’une activité […] riche en dispositions à agir ad hoc » (Ria, 2006, p. 12) donc sur des empans de temps assez longs qui incorporent des récurrences, mais aussi sur des temps courts où l’on peut repérer des traits de ces micromondes « avec leurs préoccupations particulières, leurs attentes, leurs connaissances, leurs émotions spécifiques. » (Rouve & Ria, 2008).

Pour notre part, nous aimerions conserver ici la dimension « micro » de l’empan temporel du micromonde. Le micromonde se superpose ainsi d’une certaine façon avec les unités de cours d’expérience qui présentent une cohérence toujours du point de vue de l’acteur. Pour les temps longs, nous proposons de conserver le monde propre79 qui peut incorporer des récurrences, une dimension réflexive de l’acteur et s’appuyer sur la description des concaténations des cours d’expérience de la part du chercheur. La des-cription des micromondes s’appuie sur les composantes des signes hexadiques, et le micromonde conserve ainsi une dimension contextuelle bien que s’appuyant sur des agir ad hoc récurrents. Le monde propre conserve une signification plus globale qui comprend les micromondes dans une perspective plus réflexive, plus typique et décon-textualisée. De même le cours d’expérience est employé avec l’acception proposée par Theureau, c'est-à-dire ce qui fait sens pour le visiteur au fur et à mesure de son activité, mais l’expérience fait référence à des temps plus longs où les cours d’expérience sont typicalisés, parfois concaténés, pour être formulés de façon à pouvoir être partagés indépendamment des contextes. En résumé, nous avons les cours d’expérience et les micromondes d’une part, et les expériences et les mondes propres d’autre part.

Pour tenter de donner à partager ces concepts, nous avons regroupé des extraits de cours d’expérience de visiteurs qui ont commenté la figure de la Synagogue au mu-sée de l'Œuvre Notre-Dame lors de l’entretien RSS. L’expérience globale des visiteurs

79 On doit l’expression Umwelt – monde propre – à Jacob von Uexküll (1864 – 1944) pour dis-tinguer les univers propres à chaque espèce vivante. L’expression est reprise par Theureau (2002) en référence au corps propre de Merleau-Ponty (1945) ; Ria & Rouve (2009) l’utilisent également.

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ainsi que les mondes propres ne peuvent être abordés qu’en référence à des récur-rences des cours d’expérience. Nous ne pouvons pas les décrire à partir des ces extraits. Tous les visiteurs font face à la même sculpture. Ces séquences ont été obte-nues sans forçage, en sélectionnant les cours d’expériences des visiteurs qui ont décrit leur relation à cette sculpture80 :

Annie : — ce qui me guide là, c’est les formes […] la statue bandée

que je connais et je ne saurais pas dire ce que c'est, mais ce qui m'a intéressée […] c’est justement ce qui a l’air moins reli-gieux [Annie SH2]

Genny : — je me suis focalisée sur les mains… les mains de toutes les

statues parce que je les trouvais géniales [Genny SH1]

Gwenn : — je ne sais pas trop ce qu'il tient, sur sa main enfin, je me rappelle… une lance voilà et la robe… la toge qui tombe, puis c'est très caractéristiques des statues je trouve, des statues au Moyen Âge, ils penchent souvent la tête [Gwenn SH2]

Hélène : — celle-là m'intéresse […] parce qu'elle est très très élancée

[…] les proportions sont extraordinaires [Hélène SH3]

Isis : — elles sont très belles […] déjà elles sont très grandes […]

elles sont majestueuses quand même et puis tout le drapé, la façon dont ç’a été travaillé, le sculpté… c'est un art […] c'est remarquable [Isis SH1]

Olivier : — là aussi, c'est une figure de synagogue, bon, avec un

dé-hanchement qui n’est pas commun, qui n’est pas celui d'une vierge [Olivier SH2]

La réalité physique de la sculpture dans le X-monde est la même pour tous les vi-siteurs, mais c’est l’expérience singulière des visiteurs qui confère une réalité individuelle à la sculpture dans le monde de chaque visiteur, dans son micromonde.

Nous pouvons reconstituer la réalité collective de la Synagogue à partir des diffé-rentes verbalisations et des cours d’expérience. Il s’agit d’une expérience de l’esprit qui construit un visiteur imaginaire : la figure de la Synagogue tient sa tête penchée, ses mains sont remarquables, de même que son déhanchement ; elle tient une lance ; sa robe, sa toge ont un drapé finement travaillé ; par ses formes, son élancement la statue est une sculpture majestueuse, aux proportions extraordinaires… Mais « la toge qui tombe » est un fait, un événement qui a lieu dans le micromonde de Gwenn. Cette « toge qui tombe » n’est pas saisie par Olivier, elle n’existe ni dans son micromonde ni dans son monde propre parce qu’à ce moment là – et peut-être à tout autre moment « la toge qui tombe » ne présente pas d’intérêt pour Olivier et il ne la perçoit pas parce

80 Un autre exemple est joint en annexe H où plusieurs visiteurs décrivent leur expérience de face-à-face avec le chien-chimère, également au musée de l'Œuvre Notre-Dame.

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qu’elle n’existe pas avant qu’elle soit saisie comme telle. Pour Gwenn, le tombé de la robe est saisi en tant que paradigme des tombés de robe du Moyen Âge tandis que pour Olivier le déhanchement est saisi en tant qu’exception parmi les représentations clas-siques du corps.

Il me semble que nous ne prêtons pas suffisamment attention à ce qui pourrait passer pour un détail : Olivier voit et regarde le déhanchement de la Synagogue, il ne perçoit ni les mains, ni la lance, ni la toge, ni la tête qui penche d’un côté, ni les propor-tions extraordinaires de la sculpture bien qu’il pourrait voir tout cela et que dans une certaine mesure, il perçoit probablement tout cela, mais s’il le perçoit, c’est comme fond de la distinction qui lui permet justement de saisir le déhanchement. Pour autant il ne les voit pas et les mains, la lance, la toge ne font pas partie de son micromonde à cet ins-tant. Or ce qui nous importe, c’est bien ce à quoi s’exposent les visiteurs, ce qui les « perturbe » et non ce qu’ils devraient percevoir ou même, ce qu’ils pourraient percevoir.

Collectivement, il est possible de faire émerger une infinité de Représentamens à partir du même X-monde ou d’un même objet parce que les Représentamens n’existent pas dans la sculpture, ils ne sont pas contenus dans l’expôt, mais ils émergent ou sont

simplexifiés dans l’acte du regard qui sépare le Représentamen d’un fond, acte qui

con-voque l’Engagement, les Anticipations et le Référentiel, c'est-à-dire l’histoire du visiteur. La réalité de la sculpture prend forme lors du couplage visiteur-expôt à travers les Re-présentamens des visiteurs comme réponse aux perturbations produites par ce couplage. Ces Représentamens ne préexistent pas à l’expérience des visiteurs, ce sont les expériences singulières des visiteurs qui simplexifient certains éléments de la sculp-ture pour constituer des micromondes et peut être s’incorporer à leurs mondes propres ou être restituées sous forme d’une expérience.

Il est possible également de mettre en évidence l’ontogenèse des visiteurs dans leur perception du X-monde. La perception du sujet, à la base de toute préhension quelle qu’elle soit, à l’origine de la saisie de tout Représentamen, dépend de la structure biologique du sujet, de son ontogenèse (enfant, adolescent, adulte) et de son histoire culturelle. Nous le savons tous et pourtant nous considérons notre ontogenèse comme une étape vers une perception orthodoxe du monde, comme s’il fallait attendre l’âge adulte pour percevoir le monde tel qu’il est « réellement ». Quand Aurore commente :

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Aurore : — c'est un lieu que j'ai beaucoup fréquenté petite […] je vois

avec d'autres yeux… pour moi toutes les proportions par exemple sont pas du tout, pas du tout les mêmes ; c'est ce que je disais à Gilles en entrant… les portes, elles me parais-saient encore dix fois plus grandes qu'elles ne le sont déjà […] les proportions sont vraiment différentes, enfin ce qui me marque c'est plutôt la petitesse des animaux [Aurore SH1]

Cette expérience ne peut pas se comprendre en considérant uniquement la dis-tance de 50 cm qui sépare la taille d’un enfant de dix ans et sa taille adulte. En tant qu’adulte, se baisser de 50 cm ne nous fait pas percevoir les « portes dix fois plus grandes » et inversement, hisser un enfant sur les épaules d’un adulte ne lui fait pas percevoir les portes dix fois plus petites. Le monde propre de chaque personne ne peut se comprendre qu’en acceptant de penser la perception comme un acte qui engage le corps et son histoire et pas seulement le point de vue comme point de l’espace d’où est perçu le monde. Il y a là un phénomène social étrange où l’on accepte que le dévelop-pement corporel puisse participer de la perception mais en enfermant la perception dans des histoires de points de vue et non dans des trajectoires historiques cognitives.

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17. FINESSE ET DIVERSITÉ DES COURS D’EXPÉRIENCE : L’ÉLÉMENT