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IV - MISE EN ŒUVRE DE LA RECHERCHE

14. L’INFLUENCE DU DISPOSITIF VIDÉO

14.2. Le dispositif vidéo pendant la visite : approche qualitative

Supposer l’influence de l’équipement vidéo sur le comportement des visiteurs

L’influence de l’équipement serait critique si nous analysions le comportement des visiteurs à partir des vidéos subjectives, sans entretiens avec les visiteurs. Or il n’est jamais question d’analyser le comportement des visiteurs à partir de leur perspective subjective en raison même du cadre épistémique de l’énaction dans lequel se déploie cette recherche : la description est acceptable si l’interprétation a lieu à l’intérieur de la clôture opérationnelle du système, de son domaine cognitif, donc dans le langage du sujet. La perspective subjective sert principalement de support à leur commentaire, éventuellement sert de vidéo-témoin pour attester de la fidélité de ce qui a été dit ou entendu. Dans le cadre de cette étude, c’est l’entretien RSS, le commentaire de la situa-tion telle qu’elle est vécue par le visiteur qui nous importe puisque c’est cet entretien qui nous permet de renseigner les composantes du signe hexadique. Donc, même si l’on suppose que l’équipement influence le comportement des visiteurs, il suffirait que le commentaire du visiteur soit congruent avec son vécu, qu’il le commente et le décrive avec précision, telle que l’expérience a été vécue, en fait il suffirait que le visiteur ne dénie pas l’influence de l’équipement vidéo quand c’est le cas pour que cela ne soulève pas de questions méthodologiques ni de problème d’analyse. Ce qui importe dans cette méthode, c’est que les verbalisations du visiteur à propos de son expérience corporelle, émotionnelle, cognitive soient des commentaires fidèles de l’expérience vécue. Qu’un visiteur affirme regarder fixement un objet de peur de bouger la tête à cause de l’équipement constitue une séquence tout à fait exploitable dont nous pourrions, en tant qu’observateur, proposer un cours d’expérience valable. En revanche, il serait inaccep-table que l’équipement vidéo entrave sérieusement la mobilité des visiteurs ou que le visiteur invente un récit de son activité sans relation avec son expérience. Nous allons voir que ces craintes sont infondées.

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L’équipement vidéo et les comportements manifestes ou déclarés des visiteurs

Nous avons visionné et analysé les 41 vidéos subjectives retraçant les perspec-tives subjecperspec-tives des visiteurs et les 41 entretiens RSS durant lesquels nous avons régulièrement interrogé les visiteurs sur le port d’un équipement vidéo. La grande majori-té des visiteurs confirme que le port de la caméra ne leur occasionne aucune gêne77

« qu’ils oublient » la caméra. Nous avons relevé trois exceptions qui ne sont que des instants particuliers dans le cours d’expérience et non un état continu de préoccupation.

Lors du premier entretien au Vaisseau réalisé en 2010, Hugo devant le Parcours sous Terre se baisse pour s’engager dans l’étroit couloir puis se relève et continue sa visite. Il commente « parce que le casque, il me gênait », à la suite de quoi, nous avons modifié la fixation de la caméra et autorisé une plus grande amplitude de mouvements [Hugo RSS 08:42]. Toujours au Vaisseau, dans le Parcours dans le Noir, Élodie imagine qu’elle doit passer sous une chute d’eau et se rappelle qu’elle est équipée d’une mini-caméra et dit « je ne peux pas… moi… j’ai l’équipement » et elle fait demi-tour, ce qu’elle n’aurait probablement pas fait si elle n’avait pas été équipée ; pour Élodie, passer sous une chute d’eau est manifestement une solution proscrite par le port du matériel [Élodie PSS 15:20].

Au Musée zoologique, Cyrius nous dit en début de parcours « j'ai aussi fait un tout petit peu attention… de pas trop bouger la tête à cause du système » [Cyrius RSS 04:05]. Là encore, il s’agit plus d’une préoccupation circonstancielle que d’une modifica-tion durable du comportement. On note ainsi trois moments déclarés où les visiteurs justifient leur comportement comme conséquence de l’équipement vidéo, mais ces trois séquences ne représentent qu’une fraction non significative des 139 signes hexadiques renseignés donnant lieu à 158 cours d’expérience identifiés.

Le dispositif vidéo ne contraint qu’exceptionnellement les mouvements des visi-teurs qui ont pu conserver leurs lunettes, leurs accessoires (chapeau, serre-tête, etc.) leur téléphone portable, utiliser les audioguides, mettre un casque de chantier pour en-trer dans le Parcours dans le Noir ou se glisser dans des espaces étroits comme dans les Animaux du Vaisseau ou la Fourmilière. Les modifications de comportements liés à l’équipement vidéo en tant que dispositif matériel ne sont pas significatives dans le cadre de cette étude.

77 Le dispositif vidéo porté autour la tête des visiteurs pèse 50 g et selon le tour de tête, exerce une pression moyenne d’environ 15 g.cm-1 sur les tempes-oreilles. Au titre de comparaison, un chapeau en feutre pèse plus de 100 g.

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L’équipement vidéo exposé au regard des autres

En tant qu’observateur, nous avons évité d’être présent au regard du visiteur et ainsi nous n’avons pas observé directement les relations entre visiteurs équipés et visi-teurs non équipés. De ce fait, nous n’avons pas ajouté l’influence de notre propre présence aux interactions entre visiteurs. Nous avons exclu la première minute des en-registrements subjectifs, les premiers instants où les visiteurs commencent leur visite après qu’ils ont quitté les enquêteurs. Pendant ces premiers instants équipés, il est cou-rant que les visiteurs commentent brièvement leur nouvelle situation : « ils vont te prendre pour James Bond » [Hugo PSS 00:03], « ça me décolle les oreilles (rires) » [Ju-liette PSS 00:18], « de quoi j’ai l’air ? » [Ratiba PSS 00:05], « tu es une caméra-woman » [Lisa PSS 00:08], « je suis un cyborg » [Simon PSS 00:58], « j’ai l’air de Robocop » [Théo PSS 02:03]. Parfois les visiteurs se parlent à l’oreille comme pour échapper à l’enregistrement du micro [Claire PSS 00:10] et exceptionnellement on note une préoc-cupation en relation avec l’âge des enfants et le droit à l’image « faut pas que je la filme elle » dit Thierry en regardant l’enfant qu’il accompagne [Thierry PSS 00:45] mais ces verbalisations, qui témoignent d’une phase d’accommodation du groupe avec l’équipement, se situent en-deçà de la première minute enregistrée sur la vidéo subjec-tive.

Parmi les 41 vidéos PSS et les 41 entretiens RSS, nous n’avons relevé que deux cas où un visiteur équipé mentionne le regard des autres. Un enfant équipé au Vaisseau dit à son accompagnant qu’il a l’impression d’être observé : « il y a tout le monde qui me regarde » [Olan PSS 01:26]. Mais ici encore, Olan fait en début de parcours cette re-marque que rien ne vient corroborer ensuite. Il en est de même pour Théo, à qui son ami dit « tout le monde te regarde… je rigole » [Théo PSS 02:02] mais personne ne le re-garde et il s’agit vraiment d’une boutade. Dans le cas de notre étude, les « rituels de réparation » sont rares parce que la caméra est trop petite pour être reconnue comme telle (L=3 à 4 cm selon le modèle et Ø=2 cm, couleur noire), elle n’en a ni la forme, ni la taille habituelle pour faire l’objet de curiosité. Elle est suffisamment petite pour passer inaperçue même auprès du personnel des musées qui était pourtant averti de la pré-sence de visiteurs équipés, ce que nous vérifions facilement en regardant les vidéos PSS : à quelques très rares exceptions près, les visiteurs croisant la personne équipée ne perçoivent pas le dispositif vidéo. Même dans la séquence [Olan PSS 05:30 à 06:40] Olan est face à deux autres enfants pendant plus d’une minute, à une distance inférieure à un mètre, et ces enfants ne remarquent pas le dispositif vidéo (la jeune fille habillée en rose à gauche de l’image au second plan remarque le dispositif mais ne participe pas aux interactions). Dans le cas contraire, il est certain que nous, en tant qu’observateurs

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de la trace enregistrée, de par la position particulière de la caméra près des yeux des visiteurs, nous pourrions aisément repérer des regards furtifs vers la caméra, donc des regards semblant nous regarder, sous réserve bien entendu que le tiers se trouve aussi dans le champ de la caméra. Par exemple, dans la séquence [Lisa PSS 00:04] le père regarde sa fille, son regard est très bref, inférieur à la seconde (ici 18 images soit 18/25 = 0,72 s) mais il est clairement identifiable.

On peut aussi imaginer que les visiteurs tiers regardent les visiteurs équipés uni-quement lorsque les visiteurs tiers sont hors-champ de la caméra mais d’une part si la caméra ne peut enregistrer ces regards, il y a peu de chance pour que le visiteur équipé les saisisse aussi, donc le visiteur équipé ne sait pas qu’il fait l’objet de regards et d’autre part, il n’y a aucune raison de penser que les visiteurs tiers jettent des regards au visiteur équipé uniquement lorsque celui-ci a le dos tourné, car même si les règles de politesse commandent de ne pas dévisager un tiers, nous devrions au moins pouvoir déceler les regards de captation de cet objet étrange face au visiteur équipé, or ce n’est pas le cas.

L’usage de l’équipement vidéo et ses détournements

Nous n’avons trouvé aucun indice montrant que le visiteur se sert de la caméra comme d’un instrument au service du récit ou de la mise en scène. Si nous relevons bien deux verbalisations qui signifient vouloir montrer à un tiers – je voulais montrer à Élise – [Margaux RSS 15:30] et – je voulais lui montrer la taupe – [Thierry RSS 09:51] ce tiers concerne un accompagnant et non le chercheur. Ainsi nous ne trouvons pas de trace verbalisée qui indique une volonté de raconter une histoire filmée au chercheur ou un enchaînement narratif destiné au chercheur. En fait le visiteur peut imaginer le point de vue de la caméra qui est le même que son point de vue mais il ne peut en faire l’expérience réellement. Il ne connaît pas l’angle de champ de l’objectif et n’a aucun retour vidéo de l’image. La caméra est considérée comme un dispositif passif voire inerte et non comme un dispositif actif avec lequel on pourrait raconter une histoire ou se mettre en scène. Nous pouvons vérifier à de nombreux moments que les visiteurs « oublient » la présence de l’enregistreur comme lorsqu’ils masquent l’objectif en se passant la main dans les cheveux [Élodie PSS 09:30]. Il me semble que la raison princi-pale tient au fait que le visiteur n’a pas accès à l’image enregistrée tout en sachant qu’il n’est pas lui-même filmé ; il s’agit en quelque sorte d’un enregistrement virtuel, d’une possibilité mais aucun élément ne vient signifier l’acte d’enregistrer : il n’y a aucun bruit,

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aucun mouvement, aucune image, aucun signal, et la préoccupation initiale de l’équipement s’atténue et se perd dans l’ensemble des possibles.