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III - MÉTHODOLOGIE

10. LE SIGNE HEXADIQUE ADAPTÉ À L’EXPÉRIENCE MUSÉALE

10.7. Concaténation des cours d’expériences et expérience de visite

Lorsque l’activité des visiteurs est densément documentée, on peut montrer que chaque cours d’expérience prend ses racines dans le cours d’expérience précédent et oriente et limite les cours d’expériences futurs immédiats sans les déterminer. La conca-ténation des cours d’expérience met en évidence l’articulation des cours d’expérience sur des séquences de temps plus longues que celles découpées par les cours d’expérience élémentaires. L’Interprétant I construit au cours d’une unité élémentaire de cours d’expérience U donne naissance à un nouveau Référentiel S’ qui lui-même est mobilisé pour donner naissance à un nouvel Interprétant I’, etc.

De la difficulté d’identifier des unités élémentaires du cours d’expérience

Si la concaténation est nécessairement un processus présent à tout moment de notre activité, il n’est pas simple de la mettre en évidence à tout moment parce que les séquences spontanément découpées par le visiteur, celles qui font sens pour lui à ce moment de son expérience, ne coïncident pas toujours avec le découpage en signes hexadiques. Le découpage en signes hexadiques (SH1, SH2, etc.) peut déjà contenir des concaténations très courtes d’unités élémentaires de cours d’expérience. Même quand l’on s’en tient au point de vue du visiteur, il peut être difficile d’identifier l’unité minimale du cours d’expérience qui fait sens pour lui.

Bix au Vaisseau se dirige vers l’élément « Rouages » et repère un cartel [Bix SH1]. Il distingue les rouages (Interprétant) dont il aimerait savoir ce qui est attendu « je suis parti pour aller lire » (Engagement et Anticipations) et construit la connaissance « les indications sont en allemand » (Interprétant) :

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Visiteur : — en fait c'est que… les rouages c'était la première chose qui venait donc je me suis dit je vais aller voir

Chercheur : — attends… toi tu vas directement lire ce qu'il y a ?

Visiteur : — au début, je suis parti pour aller lire puis comme j'ai vu que c'était en allemand, j'ai pas forcément fait attention à tourner pour voir… donc je me suis dirigé vers les rouages… j'ai vu qu'il y avait des roues donc j'ai essayé de voir… j'en ai enlevé.

Il s’agit d’une unité élémentaire du cours d’expérience où toutes les composantes sont renseignées et nous aurions pu considérer cette séquence comme le premier signe hexadique SH1. Cependant, en découpant aussi finement l’activité de Bix, on perd de vue ce qui fait sens pour lui et dans ce cas, ce qui fait sens pour lui, ce n’est pas que le cartel soit en allemand – Bix ne comprend pas l’allemand – mais qu’il doit trouver une autre solution pour comprendre ce qui est attendu dans l’élément Rouages :

Visiteur : — d'abord je regardais un peu tout ce qui se passait … j'ai po-sitionné les roues, comme j'avais vu qu'il y avait les roues au-dessus […] j'ai essayé de placer pour réunir les roues aux ma-nivelles et donc quand je pensais que c'était bon, j'ai essayé de tourner j'ai vu ce que ça faisait, c'était un peu comme des illusions.

Bix regarde les rouages (Représentamen) et regarde « un peu tout ce qui se pas-sait » (Engagement). Les dernières roues sur le plateau du haut et les premières roues sur le plateau du bas sont différentes : « j'ai essayé de placer pour réunir les roues aux manivelles » (Engagement) et (Anticipations) « donc quand je pensais que c'était bon, j'ai essayé de tourner j'ai vu ce que ça faisait, c'était un peu comme des illusions » (Enga-gement) et (Référentiel). Il mobilise aussi des connaissances acquises antérieurement « chez moi j'ai un jeu d'engrenages » (Référentiel). Il renforce la connaissance (Interpré-tant) [quand] « je vois que ça tourne donc je me dis ça doit être bon » ainsi que « le marteau tape, je pensais que c'étais bon ». La relation entre le mouvement et le succès est validée une seconde fois « là aussi ça tournait je me suis dit ça y est » (Interprétant).

Ensuite Bix se dirige vers l’élément « Le Cycle de l’Eau » au cours duquel il réalise que les cartels sont rotatifs et en trois langues. Il revient vers l’élément « Rouages » quelques instants plus tard pour lire les consignes en français parce qu’il sait maintenant que l’on peut faire tourner les cartels pour accéder à la langue de son choix :

Visiteur : — là, comme j'ai vu avant que […] il y avait du français, je suis retourné… pour lire le…

Chercheur : — le petit cartel en français

Visiteur : — voilà

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Visiteur : — en fait je le lis plus pour essayer de savoir ce que je n’avais pas compris avant, plutôt que le reste.

Bix essaye « de savoir ce qu’ [il n’] avait pas compris avant » et l’on peut rendre compte de son activité en disant que percevoir les cartels en allemand est un premier cours d’expérience concaténé avec d’autres unités élémentaires de cours d’expérience. Ici le signe hexadique [Bix SH1] comprend toutes ces unités élémentaires de façon à proposer une séquence complète qui fait sens pour Bix. Ainsi quand les unités élémen-taires de cours d’expérience ont une durée très brève tout faisant sens dans leur enchaînement, les signes hexadiques SH1, SH2, etc. que nous avons indiqués peuvent incorporer des sous-unités élémentaires. Ces sous-unités élémentaires sont lisibles à partir des cours d’expérience sur le site web www.museographie.fr70.

Les concaténations sur des séquences longues

Le signe hexadique Annie SH2 prend appui sur une séquence vidéo de 20 mi-nutes qui comprend plusieurs cours d’expérience concaténés. Nous avons identifié les séquences suivantes : [Annie SH2] : Annie entre dans la salle du jubé et se sent immé-diatement « oppressée », le lieu est « lourd », les choses sont « posées ». [Annie SH3] : Annie tente de repérer d’autres formes, d’autres pierres. Les deux séquences sont con-caténées : la sensation d’oppression stimule un nouvel engagement avec les Représentamens tels qu’elle les vit (des statues oppressantes) vers un engagement qui pourrait lui permettre de voir autrement ces statues (par exemple sous forme de pierre sculptée). Elle sait que c’est possible parce qu’elle connaît d’autres lieux qui présentent des statues comme elle le souhaite et ainsi elle s’appuie sur les statues qui s’éloignent le plus de son Référentiel religieux tout en les réifiant, tout en recadrant son regard jusqu’à ne plus voir que des sculptures et des pierres. Annie trouve ainsi une solution à travers le resserrement de son champ visuel, en d’autres termes, nous la voyons modifier son cadre perceptuel pour construire des Représentamens qui ne soient pas des statues religieuses et c’est de cette façon créative qu’elle peut supporter cet environnement. Cependant, la juxtaposition des cours d’expérience ne rend pas compte de la concaté-nation de composantes des signes hexadiques :

70 Le site web www.museographie.fr regroupant les entretiens vidéo et les cours d’expérience des visiteurs, il suffit de passer le pointeur de la souris en survol sur l’une des composantes renseignées d’un signe hexadique pour saisir du regard l’ensemble des relations entre compo-santes. Ainsi le signe hexadique Bix SH1 comporte 3 unités de cours d’expérience (Percevoir des rouages… Savoir que l'on réussit… Lire le cartel…), Bix SH2 en comporte 2 et Bix SH3 en comporte 4.

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Annie entre dans la salle du jubé. Elle se sent oppressée.

Elle souhaite échapper à cette sensation désagréable.

Elle essaye de voir les œuvres sous l’angle de pierres sculptées.

Nous pouvons décrire l’expérience d’Annie de la façon suivante : « Annie souhaite voir les œuvres sous l’angle de pierres sculptée parce qu’elle se sent oppressée lorsque qu’elle entre dans la salle du jubé ». En faisant cette description, la liaison « parce que » a un statut particulier, ce n’est pas un lien causal ordinaire, nous ne pouvons pas déter-miner ce que va faire Annie quand elle se sent oppressée avant qu’elle l’ait fait ; de même nous ne pouvons pas savoir ce qui va se passer au sein d’Annie avant qu’elle n’entre dans la salle du jubé bien que nous puissions dire a posteriori, qu’Annie cherche à voir des pierres au lieu de voir des statues religieuses parce qu’elle se sent oppressée.

Ce « parce que » est rendu possible lorsque nous accomplissons un bond dans le temps et ce bond traduit un changement radical de point de vue (Varela, 1989, p. 180). Nous pouvons dire a posteriori qu’Annie se sent oppressée lorsqu’elle entre dans la salle du jubé comme une explication symbolique acceptable, tant pour Annie que pour une communauté de chercheurs, mais nous devons garder en mémoire le statut particulier de cette liaison. Pour Annie il s’agit d’une description symbolique acceptable qui rend compte de son couplage avec l’environnement ; pour le chercheur il s’agit d’une des-cription symbolique acceptable qui rend compte de son couplage avec les cours d’expérience concaténés d’Annie, identifiés à partir des verbalisations d’Annie. À travers la notion d’expérience du visiteur, nous introduisons une dimension temporelle et cau-sale au sens de symbolique où nous spécifions la relation du chercheur à l’expérience du visiteur, telle qu’elle soit acceptable par les deux acteurs, c'est-à-dire en créant une communauté de sens ou d’interprétation.

Chaque cours d’expérience discrétisé semble enchâssé dans une histoire qu'il s'agit de reconstituer. En introduisant la notion « d’histoire » dans l’expérience des visi-teurs, nous introduisons une « structure qui relie » (Bateson, 1984, p. 26), une structure qui transforme chaque état découpé du monde comme la modification d’un état précé-dent et non pas comme un état indépendant (Varela, 1989, p. 67). La simple concaténation des cours d’expérience s’apparente à une chronique ou à un récit tandis qu’une histoire semble relier des faits et dans le même temps relier l’auditeur à cette relation entre les faits. L’histoire explique en faisant exister ce qu’elle dit raconter, elle a une fonction à la fois performative, narrative et émotionnelle. Donc, en décrivant une « histoire » de la concaténation des cours élémentaires de l’expérience, nous décrivons l’expérience des visiteurs en reliant des composantes qui font sens pour le visiteur et qui

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sont acceptable aussi bien par le visiteur que par le chercheur. Grâce à ce saut dans le temps, nous pouvons décrire des enchaînements « comme si » il y avait de la causalité, ce qui rend intelligible cette expérience pour une communauté humaine, mais nous de-vons garder à l’esprit que la structure que nous introduisons n’est pas l’expérience des visiteurs, comme l’ont déjà fait remarquer Bateson et Lévi-Strauss à propos de la notion de modèle. En passant des cours d’expérience à une articulation des cours d’expérience, nous passons d’une compréhension locale et contextuelle à la possibilité d’un consensus à propos de l’expérience des visiteurs.