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II - CADRE ÉPISTÉMIQUE

5. LES CONCEPTS REVISITÉS AU PRISME DE L’ÉNACTION

5.6. Vulgarisation et médiation dans un cadre énactif

Le langage permet de coordonner les actions de groupes humains et lorsque ces actions sont efficaces, le langage refonde le réel en liant notre domaine cognitif à un ensemble linguistique qui fait exister le réel tout en occultant une partie du processus qui conduit à faire émerger ce réel. Plus les faits perçus sont partagés dans le couplage linguistique par un grand nombre d’observateurs, plus ces faits semblent réels et finis-sent par constituer le réel partagé, ce qu’ont aussi perçu des chercheurs hors du courant énactif : « La fabrication d’un fait est un processus collectif et le fait est d’autant plus vrai qu’il est partagé par un plus grand nombre et que, plus les faits se diffusent plus ils semblent exister sans intervention humaine » (Latour, 1991). Ou Jurdant, qui tout en se référant à la dimension « représentative des mots » a souligné le rôle particulier de la parole et de la vulgarisation sur notre environnement, une autre façon de parler de la construction de la réalité :

À travers la parole ordinaire, nous engageons tous ceux qui parlent la langue ordinaire, nous les convions sans même qu’ils s’en aperçoivent. […] cette langue ordinaire a d'étranges privi-lèges dans ses rapports aux réalités de notre environnement immédiat. C’est elle qui, par les effets pragmatiques de son ef-ficacité sur les choses, nous y fait croire, sans que cette croyance ne nous pose le moindre problème ontologique ou métaphysique. (Jurdant, 1996)

Ces approches ont en commun de signifier le rôle important du langage dans la diffusion, le partage et la construction de notre rapport au monde que l’on désigne par « réalité ». Et cette diffusion et ce partage des sciences passent par la vulgarisation ou la médiation des sciences qui permet à un ensemble de distinctions linguistiques « de se gonfler de réalité, d’acquérir du relief » (Jurdant, 1996).

5.6. Vulgarisation et médiation dans un cadre énactif

La vulgarisation participe des intentions du musée depuis le XVIIIe siècle (Schaer, 1993), notamment avec la vulgarisation de l’Histoire (Poulot, 2008), mais cette intention est plus récente pour les musées de sciences où la vulgarisation est devenue un argu-ment majeur avec la création du Palais de la Découverte en 1937 (Eidelman & Schiele, 1992). On peut dire que pendant un peu plus de cinquante ans, la vulgarisation a occupé une place importante dans les discours des musées de sciences, associée et prolongée par la communication dans les années 1980. Dans les années 1990-2000 un change-ment s’amorce : la vulgarisation est encore employée : « La création de la Grande

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Galerie de l’Évolution du Muséum […] souligne une volonté clairement affirmée de rem-plir une fonction d’éducation et/ou de vulgarisation scientifique. » (Girault & Guichard, 1996) mais l’emploi de vulgarisation ou de communication dans le champ muséal fait place progressivement à celui de médiation, développée en partie par Caillet (1994, 1995) au milieu des années 1990.

La médiation culturelle est entendue à ses débuts comme une médiation humaine avec des agents et des pratiques au sein d’un établissement ou d’un service culturel (Caillet, 1994, p. 54). La médiation opère à travers le corps du médiateur et ses outils « mallettes, expositions, films, interactifs, etc. » et la rencontre entre le public et les œuvres peut avoir lieu par ce corps et ces matières : « le corps du médiateur et ses ou-tils sont la matière qui conditionne la rencontre qui peut ainsi s’opérer entre des œuvres et des publics puisqu’elle est entièrement mise en signification. La médiation est bien alors cette opération par laquelle le sens devient sensible. » (Caillet, 1994, p. 70).

Quelques années plus tard, avec le développement des nouvelles technologies de la communication, la médiation n’est plus seulement une opération humaine, elle s’étend également aux dispositifs de médiation (Eidelman & Van Praët, 2000). Dans le même temps, la médiation est mentionnée dans la loi sur les musées du 4 janvier 2002 en tant que médiation humaine : « chaque musée de France dispose d'un service ayant en charge les actions d'accueil du public, de diffusion, d'animation et de médiation cultu-relles51 » si bien qu’au début des années 2000 la médiation entretien une certaine confusion : elle peut renvoyer aussi bien à la présence qu’à la médiation-support52. Jusque dans les années 2000, en tant qu’acteurs du champ muséal nous parlions d’écriture de contenus, de « textes didactiques53 », de communication aux pu-blics, de vulgarisation et nous employons aujourd’hui médiation dans une acception qui comprend à la fois le processus d’élaboration des contenus (la vulgarisation), la média-tion humaine et les moyens techniques, supports de médiamédia-tion et de communicamédia-tion. Parfois la médiation fait même référence au corps du visiteur : « l’exposition […] forme un des rares dispositifs de médiation corporelle du savoir. À elle seule cette caractéris-tique suffit pour justifier la place déterminante qu’elle occupe dorénavant dans le champ

51 Code du Patrimoine, 2002, Article L442-7.

52 Anne Fauche, La médiation-présence au musée d’Histoire des sciences de Genève, La

Lettre de l’OCIM, n°83, 2002.

53 Contrat pour la réalisation de l’exposition Les Dents de la Terre, 1995, entre Créamuse, so-ciété de muséographie et le Palais de la Découverte, musée de sciences, Paris (documentation personnelle).

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des médias et plus particulièrement dans les réflexions sur la médiation des savoirs. » (Verhaegen, 2003).

La médiation, nouvel avatar de la vulgarisation-communication présente toujours sa mission, au moins dans les intentions affichées des vulgarisateurs, comme une opé-ration nécessaire entre le langage ésotérique des scientifiques et le langage ordinaire du grand public. On peut lire dans un contrat de maîtrise d’œuvre pour la réalisation d’une exposition : « Les textes didactiques sont écrits par des spécialistes et ensuite revus afin d'en garantir la lisibilité par le grand public54 ». Il s’agit de communiquer des savoirs aux profanes de façon à permettre à ce public de mieux comprendre son environnement ; les militants de la vulgarisation parlent même de « l’impérieuse nécessité de transmettre l’information nécessaire pour s’approprier un environnement technologique en évolu-tion » (Aït-El-Hadj & Bélisle, 1985, p. 7). La vulgarisaévolu-tion permettrait l’accès à la culture scientifique non pas pour en comprendre les principes essentiels mais comme une né-cessité pour que les citoyens puissent juger et prendre part à des décisions qui les engagent parce que la science modèle leur environnement et que la participation à ces décisions est un enjeu important dans les démocraties comme le soutiennent Bélisle (1985, p. 44), Schaerling (1996, p. 151), Reeves (1996, p. 121) et spécifiquement dans les musées Guichard & Martinand (2000, p. 21) ou Wagensberg (2000).

Dans le même temps, d’autres chercheurs contestent la fonction communication-nelle ou didactique de la vulgarisation. Jurdant (1973/2009) voit dans la vulgarisation un mythe nécessaire à la science, Roqueplo (1974), une transmission de savoir partielle. Jacobi (1986) conteste la dichotomie savant - profane dans les pratiques du discours tandis que Jeanneret (1994) défend la thèse du « continuum » : il n’y a pas d’un côté un discours scientifique source et de l’autre un discours second. Ces chercheurs ont mon-tré que la vulgarisation, en tant que diffusion des connaissances et des savoirs de sciences, en tant qu’éclairant la démocratie ou en tant que soutien collectif à la science, s’accompagnait d’un ensemble de questions interrogeant le bien fondé de la vulgarisa-tion. Alors pourquoi la vulgarisation ? Quelle est sa fonction essentielle ? s’interroge Jurdant. Parce que « la science est nécessaire mais insuffisante » répond Lévy-Leblond (1996, p. 31) ; parce que la vulgarisation « enrichit notre représentation du monde et affine les moyens que nous avons de le décrire » propose Jeanneret (1994, p. 331), parce que seule la vulgarisation permet aux scientifiques de « se mettre en culture », elle

54 Contrat pour la réalisation de l’exposition Les Dents de la Terre, 1995, entre Créamuse, so-ciété de muséographie et la Région Autonome du Val d’Aoste, Italie (documentation personnelle).

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est « le lieu où la science cherche un sens, un savoir, un sujet » soutient Jurdant (1973/2009, p. 136). La vulgarisation apparaît alors comme une opération utile à la science mais le fait que la vulgarisation ne fasse pas ce qu’elle prétend faire est finale-ment peut être moins important que ce qu’elle semble faire : la vulgarisation permet pour tous « un retour sur soi enrichissant et potentiellement créateur » continue Jurdant (2005), elle est source de découvertes esthétiques (Bourdieu & Haacke, 1994, p. 111) et surtout elle semble jouer un rôle dans notre rapport à la réalité « objective ».

C’est précisément sur ce point que l’approche énactive de la vulgarisation rejoint celle proposée par d’autres chercheurs qui ont perçu l’importance de la vulgarisation dans la constitution de la réalité à travers la langue ou le domaine linguistique. Peschard insiste sur la réalité construite après, hors du laboratoire, là où d’habitude la science se penche sur les enjeux de la vulgarisation avec condescendance :

Selon un modèle non représentationniste, ce qui se passe « après », hors du laboratoire, n’est pas un processus de diffu-sion ; c’est un moment constitutif de la connaissance de la réalité parce que c’est un moment au cours duquel « se dé-cide » des voies de transformation de nos pratiques, de nos façons d’habiter le monde, et donc aussi de parler du monde, de nous y référer de façon intersubjectivement sensée. (Peschard, 2004, p. 506)

Jurdant l’a perçu très tôt, il pourrait y avoir un rapport étroit entre la réalité objec-tive telle que décrite par la science contemporaine et l’usage de la langue ordinaire :

C’est [le motif didactique] aussi qui justifie la variété des formes langagières au nom de l’ajustement pédagogique du message, variété de formes nécessaires à l’inscription de la science dans la langue commune, ce qui conduit à cet effacement du point de vue aboutissant à l’émergence de la réalité objective dont la science est finalement si fière. (Jurdant, 1969)

La science ne se conte pas, elle compte, et c’est bien parce que ce compte n’a pas de sens en soi que la question de son sens se pose à travers sa solution qui est de la raconter. (Jurdant, 1973/2009, p. 109)

Pour Jeanneret aussi, la médiation est constitutive d’un certain rapport à la réali-té : « les enjeux sont multiples, les savoirs sont pluriels, les mots sont ambigus. Il n’y a pas de médiation qui ne soit autre chose qu’une médiation : l’affirmation d’un point de vue, la définition d’un rapport social, la scrutation d’une condition, la matérialisation d’un ensemble d’enjeux, la création d’un rapport au monde » (Jeanneret, 1994, p. 383).

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té, réalité objective dont la science est fière, langue commune ou ordinaire, rapport au monde… la vulgarisation et la médiation semblent entretenir un rapport étroit avec la réalité.

Lorsque nous nous plaçons du point de vue du visiteur, nous ne pouvons pas dire ce qu’est le rapport entre la science et la vulgarisation puisque dans l’espace du musée nous ne percevons qu’un langage dont nous ignorons le parcours, la trajectoire de cons-titution, mais nous pouvons affirmer en revanche que tout langage intelligible par celui ou celle qui est dans la langue fait émerger des choses, des mondes. Le texte dit ou écrit peut être considéré comme vulgarisé pour autant qu’il fait sens pour le visiteur mais du point de vue du visiteur, il n’existe que des textes, plus ou moins faciles à saisir selon les savoirs que les visiteurs peuvent mobiliser à cet instant et non pas en fonction du niveau de langue par exemple. Il y a même lieu de penser que du point de vue des visi-teurs, dans le cours de leur expérience, la vulgarisation n’a pas de sens parce qu’il s’agit d’une intention et non d’un objet mesurable. Si le visiteur saisit le sens d’un texte, d’un film, d’un expôt c’est que le texte, le film, l’expôt est signifiant pour lui et ce, peut-être indépendamment du sens travaillé et anticipé par les concepteurs ; en revanche si le visiteur ne peut saisir le sens de ce sur quoi il fixe son attention, alors c’est dans l’impossibilité de produire du sens, dans cette tension irrésolue que se manifeste le désir de vulgarisation.

Ainsi nous avons amorcé une boucle : avec le couplage social apparaît le langage avec lequel nous pouvons coordonner nos actions et enrichir la palette de nos interac-tions avec notre environnement. Avec le langage nous pouvons aussi décrire ce que nous percevons, objectiver de façon critique ce que nous percevons. Mais la vulgarisa-tion, la médiation ou la science sont toutes des opérations qui s’appuient sur des descriptions qui visent à construire une explication. Or toute description ne constitue pas nécessairement une description explicative acceptable d’un point de vue scienti-fique.

6. LES DESCRIPTIONS OPÉRATIONNELLES ET LES DESCRIPTIONS