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II - CADRE ÉPISTÉMIQUE

5. LES CONCEPTS REVISITÉS AU PRISME DE L’ÉNACTION

5.4. De la science dans le cadre de l’énaction

être celui des visiteurs car « c’est le destinataire du message qui crée le contexte » (Bateson, 1984, p. 53) et si le destinataire ne comprend pas le message, tout se passe comme si le message n’existait pas du tout. En ce sens, le contexte tel qu’il est vécu par les visiteurs ne peut être décrit à partir du point de vue du chercheur. Le chercheur peut décrire un contexte qui peut convenir à la description qu’en ferait un visiteur mais il n’est pas possible que le chercheur puisse décrire un contexte qui satisfasse l’ensemble des descriptions des visiteurs.

Il s’agit là d’un point important pour nous. La connaissance des visiteurs en situa-tion naturelle dans un musée ne peut pas se mesurer en comparant l’agir d’un visiteur à l’agir proposé ou anticipé par le chercheur, parce que le visiteur n’est pas nécessaire-ment « agi » par la question posée par le chercheur. Si je ne sais pas ce que je dois chercher, je peux définir moi-même une question et je peux trouver une réponse dans l’environnement indépendamment de la question du chercheur. Selon la question que se pose le visiteur, selon ses envies, ses attentes, il est tout à fait possible que l’agir du visiteur soit pertinent, en adéquation avec sa question ou ses attentes et que la solution qu’il ou elle propose soit considérée comme une connaissance de son point de vue si on lui demande a posteriori un commentaire sur son expérience. Il est également possible que le visiteur connaisse la réponse à la question posée par le chercheur mais qu’à cet instant précis, la question que se pose le visiteur ne soit pas celle que pose le cher-cheur. De la même façon, il se peut que le visiteur ne connaisse pas la réponse à la question qu’il se pose tout en connaissant la réponse à la question que le chercheur pose mais qu’il n’a pas eu l’occasion de mobiliser. Ainsi pour mesurer la connaissance du visiteur en situation naturelle dans un musée ou un centre d’interprétation, il nous faudrait connaître à la fois et sa question et sa réponse à sa propre question dans le contexte tel qu’il le perçoit. Lorsqu’un visiteur « trouve » une résolution ou une réponse à une question qu’il se pose dans le contexte tel qu’il le perçoit, nous pourrons considérer qu’il y production de connaissance quand bien même ni la question, ni la réponse n’ont été anticipées par les concepteurs ou les chercheurs.

5.4. De la science dans le cadre de l’énaction

Que l’épistémologie soit réaliste ou qu’elle soit énactive, les pratiques de la science sont identiques. Dans les deux cas, il s’agit de donner une explication à des phénomènes et dans les deux cas « donner une explication, c’est toujours reformuler un phénomène de telle sorte que ses éléments semblent reliés de façon opératoire. » (Varela, 1989, p. 40). Reformuler un phénomène renvoie à ce que nous avons dit

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demment : le langage construit tout en occultant. Les critères de validation d’une expli-cation scientifique sont les mêmes : un ou plusieurs observateurs décrivent un phénomène, proposent un modèle conceptuel, une structure qui relie et qui rend compte du phénomène de façon acceptable pour un groupe d’observateurs. À partir de cette explication il est possible de prévoir d’autres phénomènes qu’un groupe d’observateurs peut observer et décrire. (Maturana & Varela, 1994, p. 15). Dans les deux cas « la tâche des sciences est d’objectiver de manière critique de nouveaux observables. » (Rastier, 2011).

Dans la culture occidentale, la connaissance n’est considérée comme connais-sance véritable qu’en tant qu’elle est indépendante de l’objet de connaisconnais-sance, « comme la recherche de la représentation iconique d’une réalité ontologique. » (von Glasersfeld, 1988, p. 41). Le monde est tel que nous pouvons l’observer, le décrire, l’analyser et ce même si nous n’étions pas là pour y participer. Pour le réalisme, nous sommes soit objectif, soit subjectif, les voies moyennes sont proscrites. Du point de vue de l’énaction, la connaissance de l’objet en soi est une aporie, cette connaissance ne nous est pas accessible parce qu’elle n’existe que dans la rencontre entre un être vivant et un objet ; la connaissance « est une opération efficace, c'est-à-dire, opérant effica-cement dans le domaine d’existence des êtres vivants » (Maturana & Varela, 1994, p. 15), « elle ne repose sur rien, si ce n’est sur une tradition, et […] elle conduit nulle part, si ce n’est à une nouvelle interprétation de cette tradition » (Varela, 1989, p. 14). La par-ticipation de l’acteur, son engagement avec l’objet de sa connaissance, l’interprétation qu’il peut en donner sont indissociablement mêlés. Comme le rappelle Bitbol, « toute expérience de pensée suppose un penseur incarné, y compris lorsque celui-ci impose sa propre disparition de la scène qu’il a figurée. » (Bitbol, 2010, p. 286).

Nous ne pouvons pas nous référer à un point fixe, à des réalités objectives ou à des vérités ultimes. Ce sont parfois ces perspectives qui paraissent insupportables à la culture occidentale. Là où la science réaliste fait « reculer l’horizon des connaissances » selon la formule traditionnelle, la science du point de vue énactif construit des descrip-tions efficaces dans le domaine de description des êtres humains et ces descripdescrip-tions font émerger un monde propre aux humains avec lequel nous pouvons construire de nouvelles descriptions efficaces qui modifient le monde en tant qu’environnement qui à son tour nous modifie et nous permet de faire de nouvelles descriptions qui… il n’y a pas « d’horizon des connaissances » parce qu’il n’y pas de choses à découvrir : il y a des relations à construire à partir d’un monde qui nous construit et que nous construi-sons simultanément. Varela appréhende le monde localement en partant d’objets constituant le bruit de fond du monde, monde et objets indiscernables sans l’activité

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d’un être vivant. « Le monde n’est pas quelque chose qui nous est donné : c’est une chose à laquelle nous prenons part en fonction de notre manière de bouger, de toucher, de respirer et de manger. » (Varela, 1996, p. 24).

5.5. De la réalité

Avec l’énaction, nous renonçons à aborder la connaissance de la chose en soi. La réalité ne peut plus être comprise comme un ensemble de choses dont nous saisirions les caractéristiques intrinsèques. La réalité n’est pas connaissable en elle-même parce que ce que nous appelons la réalité est intimement lié à l’acte de percevoir et l’acte d’agir, autrement dit à l’interaction qu’il nous est possible d’entretenir avec le monde :

La réalité ne peut être comprise comme une donnée prédéter-minée ; cela fournirait, comme autre point de départ, le monde externe. Elle implique, de fait, que notre expérience ne repose sur aucun fondement, mais que nos interprétations proviennent de notre histoire commune d’êtres vivants et d’individus so-ciaux. De l’intérieur de ces zones de consensus, nous vivons une métamorphose, apparemment sans fin, d’interprétations succédant à des interprétations […] Il n’y a pas d’autre monde que celui formé à travers les expériences qui s’offrent à nous et qui font qui nous sommes. […] C’est toujours la perception de la perception d’une perception… ou la description de la des-cription de la desdes-cription… (Varela, 1989, p. 29-31)

Cette réalité inconnaissable et inaccessible, Bottineau (2011) l’a nommée le X-monde. Mais au gré de nos interactions percepto-motrices avec le X-monde émergent des récurrences sensorielles concaténées qui se stabilisent en une situation ordinaire. Cette situation ordinaire est celle où quotidiennement les choses et autrui nous appa-raissent avec immédiateté et évidence, elle est nommée « micromonde » par (Papert, 1981) puis reprise par (Varela, 1996). Ces micromondes sont nos mondes tels que nous les vivons à chaque instant, sans que l’on puisse avoir conscience des processus mis en œuvre pour percevoir, distinguer, dissocier, séparer des fonds, des formes, des cou-leurs, des matières, des sons, etc. (cf. X-monde, micromonde, monde propre et

expérience p. 180).

Ces micromondes constituent notre réalité ordinaire à partir de laquelle nous fai-sons des descriptions que nous partageons dans le domaine linguistique et que nous

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appelons des faits, rappelant la maxime de Vico : « verum ipsum factum50 » et la deu-xième ligne du Tractatus « le monde est la totalité des faits, non des choses » (Wittgenstein, 1922/1993, p. 33). Cette réalité intime et personnelle que nous vivons à travers notre micromonde, nous pouvons la décrire comme un ensemble de descriptions dans le domaine linguistique et de façon plus générale, opérer dans un domaine linguis-tique, c’est opérer dans un domaine de descriptions (Maturana & Varela, 1994, p. 205). L’auditeur d’un tel monde ne fait pas « qu’entendre » ces descriptions ; il fait lui-même des distinctions linguistiques (sa parole) des distinctions linguistiques (lexique et dis-cours constitués) de sorte que la réalité collective nous apparaît comme un ensemble de descriptions de descriptions partagé par une communauté dans son domaine linguis-tique.

L’idée que la réalité peut être définie comme une concaténation de quelque chose à travers une mise en abyme n’est pas nouvelle, d’autres chercheurs issus d’autres dis-ciplines arrivent à la même formulation. Pour von Foerster, l’un des fondateurs de la cybernétique, la réalité serait une computation de computation de computation… et nous propose sa conclusion : « La réalité, c’est la communauté » (von Foerster, 1988, p. 69). À défaut de certitude, je retiens ici qu’il existe au sein du modèle énactif mais aussi au-delà de ce modèle, un ensemble d’argumentations raisonnées qui considère la réalité comme construite à travers les récurrences rendues possibles par notre structure biologique et nos ontogenèses qui donnent naissance au langage avec lequel nous pou-vons coordonner des actions efficaces. La réalité repose alors sur un ensemble de micromondes et elle peut être appréhendée comme un ensemble de descriptions de descriptions qui prend place dans le langage : un choix articulé de comportements lin-guistiques parmi un ensemble de comportements linlin-guistiques partagés, à travers un ensemble de proscriptions structurelles (les pierres ne montent pas au ciel). Le langage est ainsi doublement au cœur de la réalité : d’une part en signifiant et en communiquant un certain état cognitif au sein d’un groupe culturel, ce qui spécifie l’individu à travers la description de son micromonde et d’autre part, nous co-spécifions un monde commun en inscrivant collectivement le sens dans le monde (l’arbre est vert), en faisant des des-criptions de desdes-criptions, etc. Bottineau dit « le langage corrige le percevable en y incrustant biomécaniquement des accidents sémiotiques pertinents et, ce faisant, il re-fonde le réel » (Bottineau, 2011, p. 213).

50 « Le vrai est le même que le fait » cité par von Glasersfeld (1988, p. 30). Né en 1725, Giambattista Vico est considéré comme l’un des premiers constructivistes.