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PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT)

Chapitre 3 Pathologies de la liberté morale

3.2 Du point de vue moral pathologique

Cette capacité de l’être à l’autodétermination morale, est aussi porteuse d’une autre forme de pathologie. De plus, cette seconde pathologie, soulevée par Honneth, découle directement de la première identifiée précédemment. Comme l’homme, par la liberté morale, a pu accéder à l’autonomie morale, il lui est possible de se détacher du monde des relations et de se créer une morale propre à lui-même, mais qui a aussi le défaut de pouvoir devenir autoréférentielle. Par le fait même, cette morale autoréférentielle et non réciproquement validée, peut tendre à se renforcer de façon circulaire, dégagée de toute évaluation réflexive et du choc de la discussion.

En référence à cela, Honneth suggère que la liberté morale permet à l’individu, qui en vient à sombrer dans l’autojustification, d’accéder à ce qu’il a lui-même pu considérer comme un niveau supérieur de moralité. Sans sombrer dans les divers parallèles que nous pourrions faire ici avec les divers stades moraux, tels que schématisés par Lawrence Kohlberg, nous voyons très bien poindre cette critique connue que l’on adresse généralement au concept du point de vue moral.

Chez Lawrence Kohlberg, les individus peuvent cheminer par six (6) stades moraux, dont celui du sommet, qui s’avère être un stade que lui-même avoue aujourd’hui n’avoir jamais rencontré de façon empirique chez aucun individu. La progression dans l’univers des stades qu’il propose se ferait de façon verticale. Selon Kohlberg, c’est en tentant d’accéder au stade supérieur, que l’individu atteint la plus grande objectivité. Cette vision hiérarchisée du développement moral de l’individu fut cependant fréquemment critiquée, alors que des

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auteures comme Carol Gilligan142 ou Nel Noddings143, purent soulever d’évidentes limites à

une telle approche organisée par stades ou par niveaux :

Collègue de Kohlberg, Gilligan (1982, p. 18) fut gênée par la découverte (impliquée par ses travaux) que les filles se situaient généralement à des stades de développement moral inférieurs à ceux des garçons. Cette découverte l’amena à examiner si le travail de Kohlberg ne contenait pas un biais de genre. Elle comprit que, de manière générale, les hommes et les femmes ne suivent pas la même voie dans le développement moral, qu’il existe du point de vue moral, une « voix différente » de celle identifiée par Kohlberg comme la voix définitive du jugement moral adulte. Après l’avoir pleinement élaborée, Gilligan décrivit cette « voix différente » comme l’expression d’une éthique du care, différente de l’éthique de la justice placée au sommet de la hiérarchie morale144.

De cette façon, la théorie du genre est venue discréditer cette approche du point de vue moral rationnel fort présent au XXe siècle. Cependant, déjà chez Hegel, cette critique du point de vue moral était présente. Sa référence à « l’aveuglement au contexte » soulevait justement l’idée selon laquelle l’individu qui cherche à atteindre l’impératif catégorique par la raison, tend à se détacher des accidents contextuels qui pourraient influencer son jugement. Se doter d’impératifs a pour effet de soumettre toutes les situations, aussi diverses puissent- elles être, à une seule et unique grille de lecture :

Mais la question préalable de savoir ce qui doit valoir à chaque fois comme conflit moral, comme exigence pratique renvoie indirectement au point que Hegel a certainement en vue dans sa critique : aussi longtemps que l’on fait abstraction de ce que nous nous mouvons dans un environnement social au sein duquel des conceptions et des points de vue moraux sont déjà institutionnalisés, la mise en œuvre de l’impératif catégorique demeure dans une certaine mesure vide et vain. Si, au contraire, nous acceptons la circonstance en vertu de laquelle l’environnement social nous fournit toujours déjà les différents points de vue de la délibération morale, alors c’est l’impératif catégorique qui perd sa fonction fondatrice145.

142 Carol Gilligan (1936-) philosophe et psychologue féministe, fut la pionnière en ce qui a trait au

développement de l’éthique du « care » : Une voix différente (1982). Son travail se fit principalement en réaction aux écrits de Kohlberg et est encore aujourd’hui très présent dans plusieurs débats sur la position des femmes en société.

143 Nel Noddings (1929-). Combinant approches analytiques et continentales, ses travaux portent

principalement sur l’éthique et sur l’éducation. Elle a publié bon nombre d’ouvrages qui croisent les intérêts du « care » et de l’éducation.

144 Tronto, J.-C. (2006). « Au-delà d’une différence de genre. Vers une théorie du Care », dans : Paperman, P.

et S. Laugier (Dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris : Éditions de l’école des hautes études en sciences sociales, p. 27-28

145 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,

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Cette prétention à l’atteinte d’une rationalité objective, présente dans cette perspective du point de vue moral, est selon Honneth intenable. Une telle approche en viendrait à réduire l’ensemble des relations d’échanges à de simples adéquations, qui feraient totalement abstraction des diverses significations du monde vécu. Certes, nous pourrions envisager, voire accepter qu’à travers l’histoire et les nombreux événements rencontrés, l’humanité a pu se construire une certaine base de fondements pragmatiques. Ceux-ci seraient globalement considérés comme légitimes, en attente d’une justification qui viendrait les dépasser. En fait, Hegel acceptait lui-même cette idée avec son concept de raison dans l’histoire146. Par contre,

il demeure tout de même impossible de plaquer certains impératifs moraux sur l’ensemble des situations vécues, en croyant que ces impératifs puissent universellement se rendre applicables. Il semble dans ce cas nécessaire, pour éviter de tendre vers l’idéologie, de limiter la visée universelle de ces impératifs aux simples questions procédurales.

Afin d’atteindre ce certain point de vue moral, en admettant ici qu’il puisse être atteint, l’individu devra dépasser le niveau des simples penchants et des simples intérêts personnels, afin de s’objectiver et développer des positions détachées de toute subjectivité. Cependant, cette position serait, selon Honneth, un leurre, alors qu’elle demeure simplement inatteignable et, de plus, rend les interactions simplement dysfonctionnelles :

En cas de conflits intersubjectifs non régulés juridiquement, il est ici attendu de l’individu qu’il se montre capable de se détacher de toutes ses obligations de rôles et de tous ses attachements normatifs jusqu’alors existants afin de prendre ses décisions à l’aune d’un principe d’assentiment universel. Mais en y regardant de plus près, nous verrons que ces attentes comportementales réciproques contiennent un type d’illusion nécessaire : il est en effet supposé que le sujet moral, en mettant progressivement entre parenthèses ses attachements déjà existants, atteint un stade où ses principes potentiels peuvent rencontrer de façon sûre et certaine, d’une certaine manière en toute neutralité, un assentiment universel147.

Quelque peu avant ce passage, Honneth fait même référence à cette nécessité qu’a l’individu, afin de pouvoir s’introduire au point de vue moral, d’avoir « appris à titre individuel à adopter la perspective de ceux qui pourraient être affectés par ses actes. 148» Il

146 Selon l’interprétation la plus commune de l’œuvre d’Hegel, l’histoire suivrait un développement dans lequel

serait sous-jacent un principe de raison qui saurait organiser l’ensemble des événements se réalisant dans notre espace-temps. « De surcroît, l’histoire du monde n’est pas le tribunal de la puissance de l’esprit, c’est-à-dire la nécessité abstraite et dépourvue de raison d’un destin aveugle ; au contraire, parce que l’esprit est en soi et pour soi Raison, et parce que l’être-pour-soi de celle-ci est, en l’esprit, savoir, elle est le développement , nécessaire de par le seul concept de la liberté de l’esprit, des moments de la Raison et, en cela, de la conscience de soi et de sa liberté : elle est explicitation et la réalisation de l’Esprit universel. » (Hegel, G.W.F. (2003) Principes de la philosophie du droit, p. 431)

147 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 169 148 Ibid., p. 169

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s’agît là en fait d’une condition d’accès à la liberté, déjà posée par John Stuart Mill149 dans

son texte De la liberté150. Dans cet ouvrage historiquement marquant, en ce qui a trait à la

question de la liberté, Mill fait entre autres référence au concept de bienveillance désintéressée, qui s’avère central pour le développement de son utilitarisme151. Cette vision

utilitariste, que nous pouvons aussi considérer conséquentialiste, tend à prendre en considération l’ensemble des impacts qui se produiront sur la somme des individus visés par nos actions. Ainsi, la liberté se voit médiatisée non pas par la simple présence formelle d’un « autre », mais par une tentative réelle d’anticiper les conséquences propres aux actions qu’un individu peut poser, sur l’ensemble de ses pairs :

Beaucoup refuseront d’admettre la distinction établie ici entre la partie de la vie qui ne concerne que l’individu et celle qui concerne les autres. Comment, demandera-t-on, une partie quelconque de la conduite d’un membre de la société peut-elle rester indifférente aux autres ? Personne n’est entièrement isolé : il est impossible à un homme de se nuire considérablement et durablement sans que le dommage ne se répercute au moins sur ses proches, et souvent un cercle bien plus large. S’il compromet sa fortune, il nuit à ceux qui directement ou indirectement en tiraient leurs moyens d’existence, et d’ordinaire, il diminue plus ou moins les ressources générales de la communauté. S’il détériore ses facultés physiques ou morales, il fait non seulement du tort à tous ceux dont le bonheur dépendait de lui, mais il se rend incapable de rendre les services qu’il doit généralement à ses semblables ; […] Enfin, dira-t-on encore, si une personne ne nuit pas directement aux autres par ses vices ou ses folies, elle n’en est pas moins pernicieuse par son exemple152.

Il pourrait y avoir bon nombre d’exemples de la sorte, où les actions d’un individu peuvent porter maintes conséquences pour ses pairs, mais l’essentiel qui ressort ici est que la liberté ne peut se réaliser de façon absolument détachée de la communauté. Peu importe de quelle façon l’individu entend réaliser sa liberté, les actes qu’il causera auront certaines conséquences sur les autres et pour Mill, il est impératif d’évaluer celles-ci.

149 John Stuart Mill (1806-1873). Son travail porta sur les concepts d’utilitarisme, d’empirisme et de

libéralisme. Il fut aussi l’un des premiers auteurs intéressés à la condition féminine. Ses principaux ouvrages : Système de logique déductive et inductive (1843) ; Principes d’économie politique (1848) ; De la liberté (1859) et L’utilitarisme (1863).

150 Mill, J.S. (1990). De la liberté, Trad. Laurence Lenglet, Paris : Éditions Gallimard (folio/essais), 242 pages. 151 « L’école qui accepte comme fondement de la morale le principe d’utilité ou du plus grand bonheur pose

que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur », on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par « malheur », la douleur et la privation de plaisir. » (Mill, J.S. (1998). L’utilitarisme, trad. de Catherine Audard, Paris : PUF, coll. Quadrige, p. 31) Cependant, Mill va beaucoup plus loin en précisant les conditions de bonheur, douleur, plaisir, en plus d’introduire un facteur quantitatif dans l’évaluation de la portée de nos actions.

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Par ce retour au conséquentialisme, Honneth entrevoit déjà une des pistes de solutions qui pourrait être envisagée pour dépasser cette problématique du point de vue moral. La perspective à laquelle il réfère n’est pas ce détachement moral que nous entendons depuis le début, qui laisse entrevoir à l’individu la possibilité de se soustraire à l’ensemble des particularités ou des singularités. Non, cette perspective, pour ceux qui y sont déjà initiés, semble bien plus proche d’une éthique du « care »153, alors que l’individu doit, dans certaines

interprétations de celle-ci, plutôt que d’atteindre un point de vue rationnel et détaché, embrasser l’ensemble des perspectives des « autres » individus concernés à partir des relations intersubjectives.

C’est précisément à ce moment ou à cette tension entre ces deux perspectives, qu’Honneth attribue une seconde pathologie à la liberté morale. La critique qu’il adresse à la liberté morale est cette porte ouverte à laquelle l’individu a accès, qui lui permet de se soustraire à toute particularité, en prétendant toutefois que ses impératifs catégoriques puissent demeurer applicables et légitimes dans l’ensemble des situations juridiquement non régulées. Pourtant, faire abstraction de l’ensemble des conditions du monde vécu nous semble intuitivement aberrant. Comment parvenir à tenir une position éclairée, sans tenir compte des conditions propres à chacune des situations et en négligeant la charge émotionnelle qui puisse être reçue par les individus concernés ? Selon Honneth, adopter une position morale ne doit pas revenir à masquer l’ensemble des conditions réelles du monde vécu, mais simplement à éviter ce que nous pourrions qualifier de conflit d’intérêt ou éviter de laisser une trop grande subjectivité s’insérer dans nos jugements :

L’impartialité ne requiert pas que nous nous montrions indifférents ou amorphes à l’endroit de nos attachements privés ou de nos relations sociales. Lorsque nous adoptons une perspective se situant en premier lieu sur un même niveau les désirs et intentions de tous les intéressés, notre sens des étagements émotionnels de la proximité et de la distance reste intact. La seule chose que nous refusons, c’est qu’en cas de conflit nos jugements et nos actes soient influencés par des points de vue découlant d’une décision de privilégier nos intérêts, nos préférences et nos attachements propres154.

153 L’éthique du « care » est cette éthique orientée vers une approche subjectiviste au niveau des relations

interpersonnelles, alors qu’il importe de se soucier des vécus de signification propres à chacun. Certains auteurs qui incarnent ce mouvement sont entre autres Carol Gilligan, Nel Noddings et Joan Tronto.

« Le care est aussi, et à l’évidence, une manière de décrire et de penser le pouvoir politique. […] Le care est relationnel et admet que les personnes – les autres êtres – et l’environnement sont interdépendants. […] Le care suppose que les individus deviennent autonomes et capables d’agir d’eux-mêmes à travers un processus complexe de croissance, de développement, à travers lequel ils sont les uns et les autres interdépendants et transformés dans leur vie. » (Tronto, J. (2012). Le risque ou le care ?, Trad. par Fabienne Brugère, Paris : PUF, page 32)

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En fait, l’objectivité visée ne peut s’avérer qu’une vive utopie, alors que les individus feront inévitablement face à certains a priori auxquels ils ne seront point parvenus à se soustraire ou qu’ils n’auront même pas su identifier. La subjectivité est une organisation complexe, et bien heureux sont ceux qui croient pouvoir la réduire à une simple adéquation de jugements. Nous pourrions même soutenir que cette subjectivité, entrevue comme une intersubjectivité historique155, fait partie intégrante de cette réalité collective dans laquelle

les individus seront appelés à porter leurs jugements. Leur subjectivité devient ainsi une précondition de leur tentative de poser les jugements les plus possiblement détachés du monde vécu. Faire abstraction de cette subjectivité constituerait, selon Honneth, une grave erreur :

Dans un tel contexte communicationnel, de telles interprétations erronées interviennent chaque fois que l’individu, lorsqu’il lui faut déterminer ses propres principes d’action, se montre insuffisamment conscient de son niveau de dépendance à la morale déjà existante à l’œuvre dans sa société. Dès qu’il est fait abstraction du fait que la relation mutuelle entre autrui et nous-mêmes est toujours déjà régulée par certaines normes d’action dont nous ne pouvons disposer à notre guise, les illusions laissant croire à une indétermination sociale [einer Unsituiertheit] se propagent, faisant surgir différentes formes d’une pathologie de la liberté morale156.

Par cette forme de déni du réalisme, l’individu ne parvient pas à un niveau d’objectivité supérieur, mais tend plutôt à sombrer dans une certaine forme d’isolement. Cela peut provenir de cette incapacité qu’il risque de développer, à entretenir des relations vraies et engagées, tentant toujours d’entretenir son personnage du moraliste désinhibé157. Le monde social

devient pour ce dernier un simple champ rationnel, face auquel il ne lui est possible d’évoluer qu’en multipliant les équations logiques idéales, sans toutefois parvenir à retrouver un certain goût à la vie.

155 Une intersubjectivité historique pourrait être considérée selon une perspective de reconnaissance, conscience

ou réciprocité dans le temps. Une idée semblable se fait déjà sentir chez Kant dans son Traité de paix perpétuelle ou même dans la philosophie hégélienne par les cycles historiques propres à La raison dans l’histoire. « Une des implications de la connexion ci-dessus indiquée [entre l’Universel et le particulier] est la suivante : dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que ce qu’ils ont projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit en même temps quelque autre chose qui y est cachée, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n’entrait pas dans leurs vues. » (Hegel, G.W.F. (1965). La Raison dans l’Histoire, Trad. Kostas Papaioannou, Paris : Plon, p. 111)

156 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 179

157 Honneth réfère à ce concept pour la première fois dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité

démocratique, puis il l’utilisera régulièrement pour illustrer les limites de la liberté morale : « Parce que les sujets ne peuvent voir que la liberté qui leur est accordée offre seulement la possibilité très limitée de réparer sur le mode réflexif des intersubjectivités ruinées ou sévèrement perturbées, ils perçoivent cette liberté comme la source de l’entière compréhension qu’ils se font d’eux-mêmes, et se privent de cette façon eux-mêmes de l’opportunité de renouer avec les interactions du monde de la vie. » (Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 180)

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Ne se donnant plus le droit d’agir avec une certaine subjectivité, ce moraliste désinhibé en vient à perdre tout sens attribuable aux relations d’intersubjectivité. Ce type d’individu tente ni plus ni moins de se soustraire à l’humanité, non pas en entretenant de lui-même une vision pessimiste, mais plutôt en se percevant comme cet homme déjà extrait de la caverne qui se refuse à y retourner158. Ce monde, perçu par ces moralistes comme étant constitué

d’individus immoraux, n’en vaut pour eux plus vraiment la peine :

L’impératif d’impartialité qui est inséparablement associé à la liberté morale n’est pas compris ici comme le décentrement opéré par un sujet socialement situé, déjà diversement engagé, mais comme l’abandon de toute identité personnelle. Les œuvres littéraires mettent fréquemment en scène des profils de ce type, des personnages seulement motivés par une absoluité morale, mais aveugles aux obligations déjà constituées dans la situation qui est leur159.

Une telle abstraction du Soi ne se fait pas que par cet aveuglement auquel Honneth fait référence, mais elle peut parfois pénétrer profondément chez l’individu et devenir une composante propre à sa personnalité. Alors que la perspective psychosociale qu’Honneth a su développer découle de l’approche freudienne, il semble avoir manqué ici une excellente opportunité de développer davantage une telle avenue. Il semble dans sa lecture négliger tout le travail effectué par la psychologie au cours du XXe siècle, alors que de nombreuses écoles purent voir le jour, puis théoriser de façon remarquable les facteurs pouvant influencer la structure de personnalité des individus160. Dans une perspective psychanalytique critique plus

soutenue, certains éléments théoriques auraient certes pu davantage permettre à Honneth d’approfondir cette idée.

158 L’allégorie de la caverne de Platon est une situation imaginaire racontée au cours d’un dialogue entre Socrate