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Indifférence et impuissance : Axel Honneth et les pathologies de notre liberté

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Indifférence et impuissance

Axel Honneth et les pathologies de notre liberté

Mémoire

Stéphane Trudel

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Indifférence et impuissance

Axel Honneth et les pathologies de notre liberté

Mémoire

Stéphane Trudel

Sous la direction de :

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Résumé

Alors que dans ses précédents travaux, Axel Honneth se proposait de reconstruire la Théorie critique, dans le cadre d’une nouvelle philosophie sociale, soutenue par le concept hégélien de reconnaissance, une réorientation fut observée dans le contenu de son plus récent ouvrage : Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique. En ayant auparavant pris appui sur la théorie de la reconnaissance, il tente désormais d’utiliser une méthode similaire, mais en dressant cette fois-ci un cadre descriptif qui s’articule autour du concept de liberté. Pour y parvenir, il met en lumière les limites des libertés morales et juridiques, pour proposer une liberté sociale comme thérapie, qu’il décline sous les trois formes du « « nous » des relations personnelles », du « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché », puis du « « nous » de la formation démocratique de la volonté ». L’objet de notre recherche est donc de dresser un bilan critique de cette œuvre, puis de tenter de cerner, en mettant cette conception honnethienne de la liberté en dialogue avec d’autres auteurs, si Axel Honneth a pu laisser certaines zones d’ombre ou angles morts au passage.

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Abstract

As in his previous works, Axel Honneth suggested the reconstruction of the Critical Theory, as part of a new social philosophy supported by the Hegelian concept of recognition, a shift was observed in the content of his latest book: Freedom’s right: The Social Foundations of Democratic Life. Having previously worked on his own theory of recognition, he is now trying to use a similar method, but this time building a descriptive framework that revolves around the concept of freedom. To achieve this, Honneth highlights the limits of the moral and legal freedoms, in order to provide a social freedom as therapy. He describes his social freedom in three forms: the sphere of personal relations, the market sphere and the public political sphere. The purpose of our research is to make a critical assessment of his work, and then try to identify, by placing the Honneth’s freedom design in dialogue with different authors. This will allow us to conclude if Honneth’s left blind spots in the process.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ...vii

Introduction ... 1

PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT) ... 9

Chapitre 1 La nouvelle lutte d’Axel Honneth. ... 10

1.1 Francfort : ouverture aux pathologies de la raison ... 10

1.2 La lutte pour la reconnaissance ... 12

1.3 Reconnaître la nécessité d’une éthicité démocratique du droit à la liberté ... 20

Chapitre 2 Pathologies de la liberté juridique ... 26

2.1 Protégez-nous de nous ... 26

2.2 De la perte de souveraineté ... 33

2.3 Le droit à la bêtise humaine ... 35

Chapitre 3 Pathologies de la liberté morale ... 41

3.1 Sur l’individualisme moral ... 41

3.2 Du point de vue moral pathologique ... 47

3.3 Passage de la morale à l’extrémisme ... 54

Chapitre 4 La liberté sociale comme thérapie ... 60

PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE) ... 69

Chapitre 5 De la liberté sociale ... 69

Chapitre 6 Des relations personnelles limitées ... 71

6.1 Le « nous » dans les relations personnelles ... 72

6.2 L’amitié ... 72

6.3 Les relations intimes ... 76

6.4 Les familles ... 83

6.5 « Évolutions sociales négatives » ou relations personnelles pathologiques ? ... 91

Chapitre 7 Le marché comme iniquité ... 96

7.1 Le « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché ... 97

7.2 Y a-t-il une morale pour le marché ? ... 98

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vi

7.4 Le nous réifié par le travail... 115

7.5 Esclaves de nos pathologies ... 123

Chapitre 8 De la « démagocratie » ... 127

8.1 Le « nous » de la formation démocratique de la volonté ... 127

8.2 Un espace pour la démocratie ? ... 128

8.3 Liberté sociale sous condition ... 137

8.4 Le droit à la démocratie ? ... 142

8.5 Pour un nationalisme européen ... 147

8.6 Quand la pathologie de l’ignorance mène au manque d’intérêt ... 150

Conclusion ... 155

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Remerciements

Merci à Mme. Marie-Hélène Parizeau, pour son soutien inconditionnel, à Tina, mon exceptionnelle conjointe et alliée de tous les instants, à mes correcteurs, ainsi qu’à tous ceux qui ont su de près ou de loin contribuer à mon cheminement dans ce magnifique univers que représente celui de la philosophie.

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Introduction

Axel Honneth, par ses nombreuses publications, a su au cours des dernières années reprendre, voire repenser la Théorie critique1, puis marquer l’histoire de la philosophie et de

la sociologie contemporaine. Inévitablement, le parcours philosophique de l’auteur fut porté par les questions relatives à la reconnaissance, au mépris, puis à la réification. Toutefois, l’objet actuel de notre recherche n’est pas de nous pencher à nouveau sur l’analyse de ses positions sur la question de l’identité, mais plutôt d’explorer ce qui semble être l’apogée de son programme de recherche : Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique (2015)2.

Avec la publication de La lutte pour la reconnaissance (1992)3, Honneth a su marquer

d’une façon exceptionnelle la recherche philosophique, en apportant un éclairage nouveau à la Théorie critique. Il conserva de la Théorie critique cette façon de remettre en question les habitudes sociales communes, afin d’en souligner certaines limites et d’y proposer comme solution, une approche éthique conséquente4. Comme principal levier ayant pu lui permettre

d’établir son cadre théorique, Honneth emprunta chez Hegel5 cette question de la lutte pour

la reconnaissance6.

1 « Apparue en Allemagne à la fin des années 1920, la Théorie critique naît dans le cadre singulier de la ville

de Francfort et surtout de son Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforschung) fondé en 1923. Appelé à diriger cet institut en 1931, Max Horkheimer va contribuer avec ses collègues à l’apparition et à la formation de ce courant de pensée » (Voirol, O. (2013). « Préface », dans Honneth A., Un monde de déchirements, trad. Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris : La Découverte, p.8). Les principaux collègues d’Horkheimer sont entre autres Theodor W. Adorno et Herbert Marcuse. Alors que Jürgen Habermas a représenté la seconde génération de ce mouvement, Honneth est aujourd’hui reconnu comme étant celui qui incarne le mieux la troisième génération.

2 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, trad. Frédéric Joly et Pierre

Rusch, Paris : Gallimard (éd. originale allemande 2011), 596 pages.

3 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rush ; Paris : Les Éditions du Cerf (éd.

originale allemande 1992), 347 pages.

4 « Dans la Théorie critique de l’École de Francfort, de Horkheimer à Habermas, en passant par Adorno, il a

toujours été tenu pour évident que ces tendances de l’évolution de la société résultant d’une institutionnalisation ou d’une pratique déficientes d’un potentiel de la raison déjà engendré dans l’histoire devaient être critiquées en tant que pathologies sociales. » (Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. Olivier Voirol, Pierre Rush et Alexander Dupeyrix, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », p. 36)

5 Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). En réponse aux travaux de Kant et de Fichte, Hegel développa

le principe de raison dans l’histoire, en plus de produire deux ouvrages toujours majeurs dans le corpus de l’idéalisme Allemand : La phénoménologie de l’esprit (1807) et Principes de la philosophie du droit (1821). Il enseigna la philosophie suivant une logique dialectique. Il influença bon nombre d’auteurs tels : Adorno, Feuerbach, Habermas, Heidegger, Marcuse, Sartre et principalement Karl Marx.

6 Pour Hegel, la reconnaissance devait impérativement se réaliser par une relation de contrainte d’un contre

tous. Cette vision « sauvage » nous semble toutefois pessimiste, alors que chez Fichte, par exemple, la question de reconnaissance fut déjà présente, mais traitée beaucoup plus sous l’angle de l’intersubjectivité et d’un appel à l’interdépendance que Fichte qualifia d’Uebereinstimmung. Il s’agissait non pas d’une relation d’op-position au sens de contrainte ou sous une perspective de méfiance comme chez Hobbes, mais plutôt d’une question de réciprocité et d’autolimitation propre à l’espace mutuel de réalisation de projets de vie. L’approche de Fichte était ce qui s’apparente le plus de l’actuel Social-Libéralisme à la John Rawls.

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2

Né le 18 juillet 1949, à Essen, puis directeur de l’Institut de recherche sociale qui siège en Allemagne, Honneth a pu étudier, pendant son parcours universitaire, sous la direction de Jürgen Habermas7. C’est justement pendant cette relation avec Habermas qu’il a pu

approfondir son intérêt pour la philosophie sociale et devenir associé au projet de la Théorie critique. Ce projet de la Théorie critique fut auparavant initié par l’École de Francfort8 et

notamment par certains de ses principaux auteurs comme Herbert Marcuse9, Max

Horkheimer10 et Theodor W. Adorno11.

Ainsi, il publia coup sur coup, en traduction française, La lutte pour la reconnaissance (1992), Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (2008)12, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique (200613), La réification :

Petit traité de Théorie critique (2007)14. Par la suite, après quelques années de retrait ayant

pour but d’élaborer et d’enrichir le cadre conceptuel de ses recherches, il publia Un monde de déchirements (2013)15, Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social (2013)16, Ce

que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison (2015)17 et finalement, Le droit de la

liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique (2015).

7 Jürgen Habermas (1929-) est un auteur marquant de l’école de Francfort, il travaille sur la Théorie de l’agir

communicationnel (1981) et sur l’éthique de la discussion (De l’Éthique de la discussion (1991)), en plus de réagir aux positions d’auteurs tels : Jean Piaget, Laurence Kohlberg, Sigmund Freud et Karl Otto-Apel. Il a principalement enseigné et influencé la philosophie morale et sociale.

8 L’École de Francfort est incarnée par un groupe d’intellectuels ayant été impliqués dans l’Institut de recherche

sociale (Institut für Sozialforschung) fondé en 1923. Ses membres les plus célèbres sont Max Horkheimer (1895-1973), Theodor W. Adorno (1903-1969), Herbert Marcuse (1898-1979), Jürgen Habermas (1929-) et Axel Honneth (1949-).

9 Herbert Marcuse (1898-1979) est philosophe et économiste. Il quitta l’Allemagne pour la Suisse et les

États-Unis en 1933, pendant la prise de pouvoir des nazis. Il enseigna dans diverses universités américaines. Son livre le plus connu est L’homme unidimensionnel (1964).

10 Max Horkheimer (1895-1973) fut directeur de l’Institut de recherche sociale et l’un des fondateurs de la

Théorie critique. Il quitta lui aussi l’Allemagne pour se rendre à Genève, Paris et New York où il refonde l’Institut pour la recherche sociale à l’université Columbia, où celle-ci siège toujours. Il rédigea, conjointement avec Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison (1947).

11 Theodor W. Adorno (1903-1969) est philosophe, sociologue et musicologue. Il a choisi, contrairement aux

Horkheimer et Marcuse de revenir de façon ponctuelle en Allemagne, malgré l’arrivée des nazis au pouvoir. Il a rédigé avec Max Horkheimer, La dialectique de la Raison (1947).

12 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,

trad. Franck Fischbach, Paris : La Découverte (éd. originale allemande 2001), 127 pages.

13 Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique., trad. Olivier Voirol, Pierre

Rush et Alexander Dupeyrix, Paris : La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 349 pages.

14 Honneth, A. (2007). La réification : Petit traité de Théorie critique, trad. Stéphane Haber, Paris : Gallimard

(éd. originale allemande 2005), 141 pages.

15 Honneth, A. (2013). Un monde de déchirements, trad. Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris : La Découverte,

299 pages.

16 Honneth, A. (2013). Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social, trad. Pierre Rusch, Paris : Gallimard

(éd. originale allemande 1990 & 1999 ; 2007 ; 2010), 334 pages.

17 Honneth, A. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, trad. Pierre Rusch, Paris :

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Ses inspirations furent vastes et multiples, alors qu’au-delà de la Théorie critique, il a pris appui sur certains auteurs de l’Aufklärung, de la psychologie contemporaine, de la sociologie et de l’école française de philosophie18. Pour bien illustrer le cheminement qu’il a

suivi pour réaliser la construction de son concept de liberté sociale comme thérapie, il accorda, dans ses deux tomes de Ce que social veut dire, un chapitre entier à un nombre considérable d’auteurs canoniques propres à ces divers courants théoriques. Son projet de recherche couvre donc un spectre très vaste de philosophes, puis il touche de près et de loin à pratiquement tous les auteurs importants qui ont pu inspirer ou faire évoluer cette science qu’est devenue la sociologie.

Toutefois, suite à ses principales publications sur la reconnaissance, le mépris et la réification, Honneth prit un moment d’arrêt, afin de développer ce que plusieurs considèrent comme sa propre théorie de la justice, qu’il expose enfin dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique (2015). Dans son plus récent ouvrage, Honneth reprend là où il avait laissé dans Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (2001). Cette fois-ci, par contre, il utilise certains éléments déjà en place chez Hegel, mais il parvient à en dépasser le cadre théorique, puis à développer, voire expliciter ce qu’il nommait déjà à l’époque, la liberté sociale comme thérapie.

Alors que son ouvrage sur Hegel visait principalement à souligner certaines limites des libertés juridique et morale, il y ajoute désormais, en plus de mieux développer sa critique des deux précédents types de liberté, un vaste segment sur cette liberté sociale thérapeutique. En fait, il oppose celle-ci aux diverses pathologies observables dans les libertés juridiques et morales de nos sociétés occidentales contemporaines, pour démontrer qu’à ses yeux, seul le lien social offre une véritable reconnaissance de la dignité des individus. C’est aussi ce même lien social qui permet aux individus d’aspirer à une liberté qui soit vraiment effective.

Cependant, il nous manque plusieurs éléments pour réussir à expliquer comment Axel Honneth a pu faire ce saut entre La lutte pour la reconnaissance (1992) et Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique (2015). Comment l’auteur a pu passer d’un large travail sur la question de la reconnaissance, pour finalement aboutir à un projet de recherche sur la liberté ?

Au fil de nos lectures, nous avons pu constater une véritable progression dans la pensée d’Honneth. À partir des bases hégéliennes présentées dans ses premiers travaux, nous pouvions constater, dans La lutte pour la reconnaissance, une première esquisse de la

18 Dans ses deux tomes de Ce que social veut dire, Honneth accorde un chapitre entier à chacun de ces auteurs :

Emmanuel Kant, Johann Gottlieb Fichte, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Jean Paul Sartre, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Laurent Thévenot et David Miller, en plus des Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Franz L. Neumann, sans oublier Jürgen Habermas, Karl Popper, Michael Walzer et Sigmund Freud.

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méthode qu’Honneth entendait utiliser pour mener à terme son programme de recherche. Son approche, qui repose sur une perspective critique, tentait de mettre en évidence la principale limite de nos sociétés occidentales contemporaines. Selon Honneth, les individus souffrent désormais d’un déficit de reconnaissance et doivent inévitablement s’engager dans une lutte pour parvenir à développer leur propre identité. Selon l’auteur, ce sont les modes de reconnaissance affective, juridique et culturelle qui permettent aux individus de se forger une identité qui leur est propre.

Par sa théorie de la reconnaissance, Honneth tentait de répondre à l’éthique de la discussion que proposait Jürgen Habermas. Cette éthique de la discussion nous avait laissés face au problème de la faisabilité pratique d’une discussion réellement informée, qui avait pour but d’offrir un véritable accès et un juste droit de parole à tous les individus concernés par cette discussion. Avec son analyse, Honneth est parvenu à démontrer comment la reconnaissance doit se présenter en amont de tout processus discursif. Cette interprétation qu’offre Honneth de l’éthique de la discussion permet d’envisager un processus de discussion équitable et légitime. Avant de pouvoir s’exprimer, un individu doit impérativement être reconnu pour sa qualité propre d’interlocuteur. Cependant, la lecture habermassienne de nos processus discursifs semble, pour bon nombre d’auteurs, dont Axel Honneth, improbable ou même impossible.

C’est donc après la démonstration de ce phénomène pathologique, propre au déficit de reconnaissance dans nos sociétés contemporaines, qu’Honneth tenta, dans Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (2001), de dresser un parallèle entre le déficit de reconnaissance comme pathologie, puis celui du déficit d’accès à une liberté qui ne se voudrait pas que formelle, lui aussi propre à nos sociétés occidentales contemporaines. Lorsqu’il rédigea son travail sur Hegel, Honneth, dans une perspective plus sociologique que philosophique, ne relevait simplement que les éléments qu’il jugeait les plus pertinents à l’élaboration de sa critique. Toutefois, il n’était toujours pas parvenu à en proposer une forme concrète de dépassement. À ce stade de son développement philosophique, Honneth était parvenu à créer une magnifique synthèse de l’éthicité (Sittleichkeit) hégélienne19, sans cependant réussir à proposer cette forme de liberté sociale

comme thérapie, telle qu’il l’entrevoit désormais dans son plus récent ouvrage.

Avant de parvenir à réaliser cette tâche, Axel Honneth fit un autre long détour, en travaillant sur La société du mépris (2006), et La réification : Petit traité de Théorie critique (2007). Dans le premier de ces deux ouvrages, Honneth avait pour but, ni plus ni moins, de

19 « Le second concept central – celui d’ « éthicité » - me paraît quant à lui contenir la thèse selon laquelle, dans

la réalité sociale sinon en général, du moins dans celle de la modernité, on rencontre des sphères d’action au sein desquelles des inclinations et des normes morales, des intérêts et des valeurs sont déjà par avance amalgamés dans la forme d’interactions institutionnalisées. » (Honneth, A. (2008) Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, p. 28)

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reconstruire la Théorie critique. Pour réussir à actualiser cette Théorie critique, Honneth a choisi de s’attaquer au capitalisme néolibéral propre à notre ère sociale-démocrate, puis au point de vue moral, comme conception idéalisée de la reconnaissance, telle qu’entretenue par nos sociétés occidentales contemporaines. Dans son traité sur la réification, Honneth s’est plutôt tourné vers cette forme de réification20, telle que décrite par Georg Lukacs21, qui limite

les partenaires, les proches et les pairs, au simple rôle d’objet. Par cette critique, Honneth tente de mettre en évidence les limites de la chosification du Moi.

Il semble donc y avoir une logique derrière cette continuité qui soutient ces concepts de reconnaissance pathologique, de capitalisme néolibéral, de perspective morale et de réification. D’ailleurs, ce dernier concept de réification, par une actualisation sans précédent de la rationalisation du monde, conduit selon Honneth, l’être humain à s’auto-réifier. Les normes sont aujourd’hui tellement soutenues par une majorité d’individus, puis transmises de génération en génération, que les citoyens en viennent à se dépouiller de leur propre identité et par le fait même, de leur souveraineté.

Comme le travail qu’Axel Honneth a effectué sur la question de la reconnaissance, en traitant du mépris et de la réification, nous semblait inachevé, il nous est désormais possible de comprendre qu’il a fait le choix de réorienter la fin de ses travaux, afin de compléter sa première intuition philosophique qui, inspirée d’Hegel, portait sur le concept de liberté. Il réorganisa ses travaux en se demandant comment des individus en déficit de reconnaissance, chosifiés et dépouillés de leur identité, pourraient accéder aux conditions réelles de la liberté.

Alors que la théorie de la reconnaissance fut maintes fois critiquée par des auteurs tels que Nancy Fraser22, Yves Charles Zarka23 ou Paul Audi24, nous comprenons mieux

aujourd’hui que celle-ci, dans l’œuvre complète d’Honneth, n’était pas l’aboutissement, mais

20 « Dans ce contexte éthique, il est question de « réification » ou de processus apparentés à la réification

dans un sens décidément normatif. On définit par là un comportement humain qui viole des principes moraux ou éthiques, dans la mesure où il traite les autres sujets non pas conformément à leurs qualités d’êtres humains, mais comme des objets dépourvus de sensibilité, des objets morts, voire des « choses » ou des « marchandises ». » (Honneth, A. (2007). La réification : Petit traité de Théorie critique, p. 17)

21 Georg Lukacs est né le 13 avril 1885 à Budapest. Sociologue Marxiste, il s’intéressa à l’histoire de la

littérature et à la psychologie. Honneth a entre autres su reprendre son idée de réification. Nous lui devons La destruction de la raison : Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard (2010), De la pauvreté en esprit (2015) et Dialectique et Spontanéité (2001). Il décéda à l’âge de 86 ans, le 4 juin 1971.

22 Nancy Fraser (1947-), philosophe féministe, enseigna la science politique et la philosophie à la New School

University (N.-Y.). Travaillant sur les questions de justice et de redistribution, elle prend d’ailleurs part à un débat avec Axel Honneth. Ils ont aussi co-rédigé Redistribution or Recognition ? (2003) et elle a aussi publié Qu’est-ce que la justice sociale ? (2011).

23 Yves Charles Zarka (1950-), philosophe continental, s’intéresse à la subjectivité, au libéralisme, au

républicanisme et aux auteurs tels Hobbes, Montesquieu, Rousseau et Tocqueville. Il a aussi travaillé sur Hegel et, plus récemment, Axel Honneth. Il dirige la chaire de philosophie politique de l’université Paris-Descartes et le centre PHILéPOL.

24 Paul Audi (1963-) est Docteur en philosophie. Il publie régulièrement des articles ou des essais portant sur

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bien le point de départ de sa nouvelle Théorie critique. Selon Honneth, la plupart des individus ressentent un besoin absolu d’être reconnus et acceptés par le ou les groupes socio-économiques auxquels ils appartiennent et sont a priori identifiés.

En réponse à cette affirmation, certains auteurs soulevèrent une question toute simple : Qu’en est-il de ceux qui ne veulent pas être reconnus par leurs pairs ou qui ne veulent simplement pas s’y voir être associés ? Paul Audi, pour sa part, reproche même à Honneth d’avoir négligé une quatrième forme de reconnaissance, qui pourrait être formulée comme « la reconnaissance du droit à la dérogation d’autrui vis-à-vis du monde commun. 25»

D’ailleurs, c’est cette critique qui fut la plus souvent énoncée à l’endroit d’Honneth et qui nous permet encore aujourd’hui de remettre en question le bien-fondé de cette théorie honnethienne de la reconnaissance. Par contre, lorsque nous reprenons cette Lutte pour la reconnaissance selon la perspective d’un processus de continuité, pouvant s’inclure dans un programme de recherche sur la liberté, ces critiques souvent évoquées perdent rapidement de leur force et de leur pertinence.

Afin de pouvoir expliquer le vide laissé, entre la publication de La réification : Petit traité de Théorie critique (2007) et Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique (2015), l’éditeur d’Axel Honneth lui a demandé de présenter le cheminement de sa réflexion, dans un livre d’introduction26. C’est ce qu’Honneth a réalisé dans ses deux

tomes de Ce que social veut dire (Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social et Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison). Par ces deux ouvrages il est possible d’accéder à ce qu’Axel Honneth a su conserver, d’auteurs tels que Kant27, Hegel, Marx28,

25Audi, P., (2003). « Mépris et estime de soi », dans Cités, no. 54, Paris (France) : PUF, p. 162-164.

26 « Quelle qu’en soit l’issue, je suis d’ores et déjà doublement redevable à Éric Vigne : d’une part, pour avoir

pris le risque de publier dans sa prestigieuse collection deux volumes composés d’articles dispersés, d’autre part pour m’avoir par ses amicales instances convaincu de rédiger cette introduction dans laquelle j’entreprends, sous l’œil vigilant d’un public de lecteurs, de me rendre compte à moi-même de mon évolution intellectuelle. » (Honneth, A. (2013) Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social, p. 10)

27 Emmanuel Kant (1724-1804). Auteur marquant des Lumières allemandes (Aufklärung), il a développé des

concepts comme le Jugement synthétique apriori, la Chose en soi et l’Impératif catégorique. Il publia entre autres, ses trois célèbres critiques (Critique de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788), Critique de la faculté de juger (1790)).

28 Karl Heinrich Marx (1818-1883) est un historien, philosophe, sociologue et économiste Allemand. Il a

beaucoup travaillé sur les notions de capital, du travail et du prolétariat. Il a notamment publié Libéralisme et révolution (1847), Le Capital (1867) et Manifeste du parti communiste (1848).

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Freud29 et même de la philosophie sociale française (Sartre30, Merleau-Ponty31,

Castoriadis32).

Ce cheminement, dans l’œuvre complète d’Axel Honneth, nous a permis de mieux comprendre son cadre théorique et conceptuel, afin de nous attaquer à une lecture plutôt serrée de la réactualisation qu’il fait des Principes de la philosophie du droit(2003)33 d’Hegel.

Quoique centrée sur le concept de liberté, l’œuvre n’abandonne toutefois pas totalement le concept de reconnaissance. En fait, afin de bien illustrer nos conceptions occidentales actuelles de la liberté, Honneth se réfère de façon continuelle à certaines de nos institutions, qui sont orientées vers la reconnaissance.

Pour parvenir à notre analyse, nous proposons donc dans notre première partie, une lecture honnête des critiques honnethienne de la liberté juridique et de la liberté morale, qu’il considère être des formes pathologiques de la liberté. Dans une seconde partie, nous explorerons, de façon bien plus approfondie, l’interprétation que fait Honneth du concept d’éthicité, tel que proposé par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit. Comme La lutte pour la reconnaissance (1992) d’Honneth, fut pour plusieurs raisons critiquée, nous tenterons par notre recherche, d’illustrer si cette nouvelle entreprise portant cette fois-ci sur la liberté, souffre des mêmes défauts et contient elle aussi certaines failles.

Dans le premier chapitre de notre travail, nous tenterons de mettre en évidence le chemin parcouru par Axel Honneth, pendant son passage à l’école de Francfort, en plus d’expliquer l’influence que la Théorie critique a pu avoir sur sa façon de philosopher. Ensuite, nous tenterons d’expliciter d’une façon accessible, la théorie de la reconnaissance qu’il a depuis proposée. Cela devrait nous permettre de justifier son passage d’une entreprise portant sur la reconnaissance à cette entreprise encore plus vaste qui porte désormais sur la liberté. Suite à cela, nous pourrons mettre en évidence les critiques adressées par Honneth, à nos conceptions occidentales contemporaines de la liberté juridique et de la liberté morale. De la première, Honneth relève souvent le formalisme, alors qu’en ce qui a trait à la liberté

29 Sigmund Freud (1856-1939). Père de la psychanalyse, il travailla sur les questions de transfert, d’inconscient,

puis sur les questions de sexualité. Il publia, entre autres : Études sur l’hystérie (1895), L’interprétation des rêves (1900), Cinq leçons sur la psychanalyse (1910) et Métapsychologie (1915-1917).

30 Jean-Paul Sartre (1905-1980). Fortement porté par la phénoménologie, il travaille principalement sur

l’existentialisme et sur la théorie de la connaissance. Essayiste prolifique, il publia, entre autres : L’Être et le Néant (1943), L’existentialisme est un humanisme (1946) et plusieurs nouvelles, pièces de théâtres et romans.

31 Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Sa célèbre Phénoménologie de la perception (1944) résonne encore

aujourd’hui, autant en philosophie qu’en psychologie. Influencé par Husserl, il a à son tour influencé les Castoriadis, Deleuze, Ricoeur et tous les autres participants au courant de la phénoménologie.

32 Cornelius Castoriadis (1922-1997). Intéressé par l’épistémologie, l’anthropologie, la politique et l’économie,

il développa une vaste réflexion sur l’autonomie pour s’opposer au structuralisme de Foucault. Il envisageait le monde comme un « étant total ». Pour lui, les questions de justice et de vérité doivent demeurer ouvertes et évolutives.

33 Hegel, G.W.F. (2003). Principes de la philosophie du droit, Trad. Jean-François Kervégan, Paris : PUF, 500

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morale, souvent considérée comme une solution aux limites découlant de la liberté juridique, Honneth relève plutôt le caractère pathologique. Suite à ces critiques, nos chapitres IV et V viendront expliquer de façon détaillée, la théorie qu’Axel Honneth utilise pour soutenir son concept de liberté sociale comme thérapie. Nous y illustrerons comment celle-ci peut s’incarner dans le « « nous » dans les relations personnelles », le « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché », puis le « « nous » de la formation démocratique de la volonté ».

Alors qu’Honneth nous propose une liberté sociale comme thérapie, il nous semble que plusieurs autres perspectives, comme celles émises par Amartya Sen34, Georg Simmel35, Joan

Tronto36, Daniel Innerarity37 ou, encore, Eva Illouz38, nous permettent de garder une certaine

distance face à cette lecture honnethienne de la liberté, qui nous semble beaucoup trop généralisée. Honneth, avec ses lunettes de sociologue, nous propose un cadrage honnête du concept de liberté, sans toutefois s’assurer d’inclure dans sa grille de lecture, l’ensemble des individus pouvant être désireux d’accéder à la liberté. Par son manque de perspective, il néglige les conditions actuelles de nos interactions sociales et semble avoir arrêté son analyse quelque part, au tournant des années 1980.

Pourtant, le but premier qu’avait Honneth, en réalisant cette investigation, était de proposer une nouvelle théorie de la justice39, qui parviendrait à dépasser celles de Rawls40,

de Walzer ou même de Sen, qu’Honneth jugeait toujours défaillantes. Il considérait que de

34 Amartya Sen (1933-) est économiste et philosophe. Il travailla principalement sur les questions de justice et

d’économisme moral. Enseignant, nous lui devons L’idée de justice (2012), Identité et violence (2010), Repenser l’inégalité (2012) et plusieurs autres ouvrages.

35 Georg Simmel (1858-1918) est l’auteur de Les Pauvres (1998), Philosophie et société (1987) et L’argent

dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie (2006), il s’intéressa principalement aux concepts de l’étranger et aux questions de forme et de pauvreté.

36 Joan Tronto (1952-) est professeure de science politique. Elle s’intéresse principalement aux applications

concrètes du « care » dans nos sociétés, en plus de maintenir un souci pour la condition des femmes. Elle a publié, notamment : Le risque ou le « care » (2012), Moral boundaries : a political argument for an ethic of care (1993) et Caring democracy : markets, equality and justice (2013).

37 Daniel Innerarity (1959-) est philosophe et professeur à l’Université de Saragosse. Il a notamment rédigé :

L’éthique de l’hospiralité (2010), La société invisible (2013) et La démocratie sans l’état : Essai sur le gouvernement des sociétés complexes (2006).

38 Eva Illouz (1961-) est sociologue et enseignante à l’Université hébraïque. Elle travaille principalement sur

les questions de l’amour et de l’intimité.

39 « Avec cet ouvrage, Axel Honneth marque une étape décisive dans ce qu’il appelle « le parcours de la

reconnaissance », c’est-à-dire l’appréhension de la société contemporaine comme mue par les luttes visant à la reconnaissance par autrui de la spécificité et de l’égale dignité de chaque individualité. Prônant une répartition équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société, il repense à nouveaux frais une théorie de la justice, qui, afin d’échapper à la simple proclamation de principes idéaux, allie impérativement analyse empirique et réflexion normative. » (Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique)

40 John Rawls (1921-2012) est un penseur et un professeur important du XXe siècle. Il s’intéressa aux questions

de justice et d’équité. Ses œuvres Théorie de la justice (1971), Libéralisme politique (1993) et la justice comme équité (1984) sont encore étudiées aujourd’hui. Influencé par les auteurs de la modernité et des Lumières, il aura su à son tour influencer la plupart des auteurs traitant de philosophie sociale ou politique.

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tels auteurs proposaient une perspective trop en amont, abstraite, théorique, voire déconnectée ou dépourvue de réalisme, plutôt que de s’inspirer des multiples vécus de signification partagés par nos sociétés. Pourtant, la lecture que nous présentons de l’œuvre d’Honneth, nous démontre qu’il n’est absolument pas parvenu à dépasser ce qu’il a lui-même su critiquer chez ses pairs.

Comme nous avons pu reprocher à Habermas de rêver à la conception d’une utopique communauté de discussion idéale et informée, nous pourrions reprocher à Honneth, d’asseoir son éthicité démocratique (liberté sociale comme thérapie) sur des concepts de famille, de couple et d’amitié, qui ne tiennent aujourd’hui plus la route. Dans une même perspective, nous pourrions critiquer la lecture qu’il fait du « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché », puis du « « nous » de la formation démocratique de la volonté », alors qu’elle nous semble totalement déconnectée du monde réel et des implications du politique qui en fait pourtant bel et bien partie.

Bref, sans être trop critiques à l’égard de l’excellent travail qu’a su accomplir Honneth, qui a dévoué sa vie à parachever l’œuvre d’Hegel, nous nous permettrons toutefois de maintenir certaines réserves face aux résultats de ses recherches. En fait, nous espérons même que ces quelques réserves nous permettront, dans un travail subséquent, de proposer une éthicité démocratique encore mieux peaufinée. Celle-ci pourrait assurément bénéficier de tout cet immense travail accompli par Honneth, en plus de parvenir à combler certains de ces vides, mis en évidence par la présente lecture que nous faisons de son œuvre.

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PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT)

Chapitre 1 La nouvelle lutte d’Axel Honneth.

1.1 Francfort : ouverture aux pathologies de la raison

Axel Honneth, philosophe et sociologue, tente donc de reprendre les recherches des Adorno, Habermas, Horkheimer et Marcuse, afin de prolonger les avancées historiques réalisées par ces auteurs de l’école de Francfort. En quelque sorte, Honneth est considéré comme le principal représentant de la troisième génération de cette école, qui a l’habitude de se positionner en réaction aux coutumes sociales communément partagées ou, encore, de réagir aux courants et aux réalités politiques du moment. Dans La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, un recueil d’articles singuliers, Honneth explique le chemin qu’il a parcouru pendant ses recherches, afin d’innover et de se distancer quelque peu de ses prédécesseurs.

Ainsi, il adresse certaines critiques à l’endroit des Marcuse, Adorno, Horkheimer et Habermas. Soulignant cette façon commune qu’ont eu chacun de ces auteurs, de réagir face à la société de leur époque, Honneth parvient à démontrer pour quelles raisons leurs théories n’ont pas réussi à s’implanter de façon permanente. Selon lui, tous ces auteurs, à leurs manières singulières et respectives, ont échoué dans leurs tentatives de mettre en place un véritable processus de reconnaissance entre les individus d’une même communauté.

À ses yeux, chacune des écoles précédentes étaient désireuses de mettre au jour les normes de rationalité communes les plus élevées et de les ériger à titre de repères normatifs. Cette idée, déjà présente chez Hegel, permet ainsi de mettre en évidence les conditions ou les attentes sociales communes propres à chaque communauté, pour une époque donnée. Les actions et/ou comportements qui ne répondent pas aux attentes normatives (pas nécessairement juridiques mais communément observables) communes et implicites, sont dès lors considérées comme « pathologiques ».

Dressant un parallèle avec Marx, pour qui les pathologies pouvaient être observables en relation avec les normes effectives de production d’une société, Honneth souligne le transfert opéré chez Marcuse. Pour ce dernier, la référence à la norme et la définition du pathologique s’effectuent principalement en relation avec les considérations esthético-normatives de la population :

Dans le cas de Marcuse, l’instance d’universalité rationnelle se déplace progressivement dans ses derniers écrits vers la sphère d’une praxis esthétique apparaissant comme le médium d’une intégration sociale dans laquelle les sujets

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peuvent satisfaire leurs besoins sociaux dans une coopération non coercitive ; par conséquent, la pathologie sociale intervient ici dès le moment où l’organisation de la société commence à réprimer le potentiel rationnel issu du pouvoir d’imagination ancré dans le monde vécu41.

Chez Marcuse, il est toujours question de se référer au concept de norme acceptable. C’est donc dans une telle perspective, qu’Honneth tente à son tour d’articuler une théorie critique qui rend possible la mise en évidence des pathologies de son époque, qui est aussi la nôtre. Par contre, avant de développer sa propre lecture du phénomène pathologique, Honneth n’aurait pu passer sous silence les perspectives auparavant développées par les Adorno, Horkheimer et Habermas.

Tandis que chez Horkheimer, le travail humain représentait « la » référence en ce qui a trait aux normes à suivre, Habermas proposait, pour sa part, une normativité qui repose sur le concept d’entente communicationnelle. Adorno, lui, semble faire le pont entre Hegel et Honneth, alors que sa conception d’une rationalité accomplie reposait déjà sur une certaine forme d’éthique. Son éthique s’appuyait sur un modèle de communication « désintéressée » et sur le don ou sur l’amour inconditionnel qui est offert sans attente, sans finalité et sans égoïsme. Conséquemment, chacun de ces auteurs cherche à isoler un cadre de référence normatif à partir duquel les individus pourraient travailler, afin d’assurer un certain équilibre dans leurs interactions :

C’est la référence à une telle instance de la praxis rationnelle qui permet aux auteurs de poser leur analyse de la société comme un diagnostic des pathologies sociales guidé par une théorie de la raison : les déviations par rapport à l’idéal à atteindre avec la réalisation sociale de l’universalité rationnelle peuvent être décrites comme des pathologies sociales parce qu’elles s’accompagnent d’une perte douloureuse des possibilités d’autoréalisation intersubjective42.

Ce très sommaire survol de certains aspects qu’Honneth a su conserver de la Théorie critique, nous permet donc de mieux comprendre de quelle façon l’auteur entend élaborer son concept de pathologie. De plus, nous pouvons mieux comprendre pourquoi son premier ouvrage, Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, fut orienté vers le déploiement d’un tel concept. Cette lecture à rebours des auteurs de la Théorie critique, nous permet aujourd’hui de mieux comprendre qu’ils traitèrent, chacun à leur façon, des pathologies propres à leur époque respective. Cependant, suite à cette première et assez brève investigation sur nos relations pathologiques, Honneth orienta ensuite ses travaux vers sa lutte pour la reconnaissance, qui devint centrale à l’élaboration de tout son cadre théorique. Il lui semblait primordial, avant de parvenir à explorer nos multiples

41 Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, p. 108 42 Ibid., p. 108-109

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conceptions occidentales de la liberté, d’illustrer de quelle façon les individus en venaient à être reconnus ou réifiés, par leurs pairs ou par nos diverses institutions.

1.2 La lutte pour la reconnaissance

Dans le chapitre V de La lutte pour la reconnaissance, Honneth illustre assez bien, par la démonstration du cœur de sa théorie, comment nos modèles de reconnaissance intersubjective se réalisent par nos relations d’amour, de droit, puis de solidarité. Il reprend ainsi les concepts propres à l’éthicité hégélienne de la famille, de la société civile et de l’État. Ce seront d’ailleurs ces mêmes concepts, qui lui permettront de conserver une organisation tripartite et de nous proposer une liberté sociale comme thérapie. Celle-ci prend forme, selon Honneth, dans nos relations interpersonnelles (famille), dans nos actions sur le marché (société), ainsi que par notre libre droit à la participation démocratique (État). Cependant, afin de focaliser ses recherches sur la notion de reconnaissance, Honneth limite son analyse à la famille immédiate, aux reconnaissances propres à une implication en communauté, puis à une reconnaissance formelle, à titre d’individu membre de l’État.

Pour son travail sur la famille (amour), Honneth a pu se référer à la psychanalyse de Freud43 et à la psychosociologie, telle que conceptualisée par George Herbert Mead44. C’est

d’ailleurs en référence à ce dernier, qu’Honneth nous suggère un cheminement relationnel (amour, droit, solidarité) qui permet à l’individu d’atteindre une perception optimiste de lui-même. Honneth suggère qu’en analysant les impacts empiriques perçus à chacun de ces trois stades, nous arriverons effectivement à la conclusion qu’il puisse s’agir en quelque sorte de stades de développement moraux, organisés d’une façon progressive, continue et hiérarchique.

Afin de bien illustrer la progression observable au sein de la famille, comme foyer permettant la reconnaissance amoureuse, Honneth se réfère aux dépassements qu’a pu réaliser Donald W. Winnicott45 relativement aux travaux de Freud. Comme le suggérait

Winnicott, l’enfant doit traverser maints stades successifs d’attachement, avant de parvenir à une certaine autodétermination ou à une relation saine à soi. Ayant traversé des stades de survie, de dépendance et d’agressivité envers sa mère, l’enfant, suite au détachement

43 Sigmund Freud (1856-1939) est psychanalyste, médecin et professeur. Il a travaillé sur les concepts de

transfert, de complexe d’Œdipe et sur les questions de sexualité. Il a publié notamment : L’interprétation des rêves (1900), Études sur l’hystérie (1895) et Trois essais sur la théorie sexuelle (1905).

44 Georges Herbert Mead (1863-1931) est philosophe, sociologue et psychologue. Il travailla sur les concepts

de socialisation et d’interaction. Il fonda la psychologie sociale en se reposant sur le béhaviorisme et sur l’influence indirecte que peuvent avoir les individus sur leurs pairs. Il a publié entre autres Mind, Self and Society (1934), The Philosophy of the Present (1932) et Essays in Social Psychology (2001).

45 Donald Winicott (1896-1971) est Docteur en médecine pédiatrique. Il travailla sur l’aire transitionnelle et

l’objet transitionnel. Il travailla aussi sur le concept toujours discuté de « mère suffisamment bonne ». Il a publié notamment : La haine dans le contre-transfert (2014), Les objets transitionnels (2010), Jeu et réalité, l’espace potentiel (1975) et plusieurs autres œuvres.

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progressif de celle-ci, en vient à découvrir son autonomie par la relation à l’objet46. Ce sera

toutefois la façon dont la mère offrira certains soins à l’enfant, qui influencera fortement, selon Winnicott, la façon dont celui-ci développera cette relation à l’objet et, par le fait même, l’atteinte de son autonomie :

La concentration de l’enfant sur cette partie du soi que Mead appelle le « je » présuppose donc qu’il puisse s’attendre à ce que la personne aimée lui conserve son affection, même lorsqu’il tourne ailleurs son attention. Or cette assurance n’est à son tour que la face externe de la certitude acquise que ses besoins seront constamment satisfaits par l’autre, pour qui ils possèdent une valeur unique. Dans cette mesure, la « capacité d’être seul » représente l’expression pratique d’un rapport individuel à soi-même qu’Erikson47 a décrit sous le nom de

« confiance en soi » : quand il est sûr de l’amour maternel, l’enfant acquiert une confiance en lui-même qui lui permet de rester seul sans inquiétude48.

C’est donc par une confirmation de sa personne, de son identité ou de sa réalité, par le regard de sa mère et par la reconnaissance qu’elle lui offre, que l’enfant parvient à développer son autonomie personnelle et une certaine capacité à évoluer seul. C’est la recherche d’un équilibre entre ces deux individualités (mère-enfant) qui permet, selon Honneth, d’assurer une reconnaissance intersubjective. Aussi, lorsque cet équilibre devient défaillant, l’auteur suggère, comme il le fait aussi avec le concept de liberté, que la relation puisse être considérée comme « pathologique » :

Des déséquilibres de cette nature interrompent, comme le montre Jessica Benjamin49, le mouvement de va-et-vient entre l’égocentrisme et la fusion avec

autrui, en le remplaçant par un schéma rigide de complémentarité réciproque : la dépendance symbiotique de l’un des partenaires finit alors par se rapporter complémentairement aux fantasmes agressifs de toute-puissance sur lesquels l’autre partenaire reste fixé. Pour Jessica Benjamin, il ne fait pas de doute que ces altérations de l’équilibre de la reconnaissance doivent être imputées à des troubles psychiques, dont l’origine commune réside dans un dysfonctionnement du processus de détachement de l’enfant à l’égard de sa mère50.

46 Quoique représentée de diverses façons, selon les nombreuses écoles de pensées, la relation à l’objet de la

psychanalyse réfère généralement à l’objet de la pulsion. Chez Winnicott, comme il s’agit là du référant utilisé par Honneth, la relation à l’objet utilise l’objet transitionnel qui prend souvent la forme d’un jouet ou souvenir à caractère affectif. Celui-ci permet un passage à l’autonomie progressif, alors que par le principe de transfert, l’enfant parvient à transposer certaines émotions ou craintes adressées à un parent, généralement la mère, vers cet objet. L’objet n’est donc ni moi, ni non moi.

47 Erik Erikson (1902-1994) est un psychanalyste américain. Il propose la théorie du développement

psychosocial selon huit stades, chacun exprimé selon une gradation qui passe d’un pole bénéfique à un pôle néfaste. Sa carrière de psychologue et d’écrivain l’amena à rédiger des œuvres comme : Enfance et société (1959), Adolescence et crise (1994) et Identity and the life cycle (1959).

48 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 177

49 Jessica Benjamin (1946-) est une psychanalyste féministe. Elle est reconnue pour son travail sur les structures

sociales, sur la relation à l’objet et sur le concept d’intersubjectivité psychanalytique.

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C’est donc par ce premier équilibre entre détachement et affection, puis reconnaissance ou réification, que l’individu réalise qu’il pourra développer une relation à soi et une relation « auprès de soi dans cet autre ». Par l’amour, l’individu s’ouvre « à cette strate fondamentale de sécurité émotionnelle qui lui permet non seulement d’éprouver, mais aussi de manifester tranquillement ses besoins et ses sentiments. 51» Ainsi, il lui est possible d’anticiper les autres

relations intersubjectives propres au respect de soi, que sont le droit et la solidarité : Le dessein profond du système hégélien est de présenter l’esprit dans la liberté consommée qui est son être-auprès-de-soi. Or précisément, l’être-auprès-de-soi n’est ni commencement abstrait ni résultat scindé de son processus. L’esprit en tant que révélation, ou si l’on veut, l’esprit tout court, est être-auprès-de-soi mais cet être-auprès-de-soi est une Odyssée qui conserve, sursumée, son Illiade. C’est une relation à soi qui est aussi une relation à un autre et qui n’est relation parfaite à soi qu’en tant que relation parfaite à son autre. L’esprit en tant que révélation est soi-même dans un autre, soi-même grâce à un autre et aussi en dépit de et malgré cet autre conquis et embrassé, vaincu et étreint. La nature de l’esprit c’est d’être, c’est-à-dire se retrouver dans un autre. Or cet autre n’est pas un simple récipient mais un partenaire libre de son maintien de soi. Et ce maintien n’est pas une quiétude, un être-avec paisible, mais un processus dynamique et dramatique52.

Suite à cela, Honneth se penche donc sur la perspective d’une reconnaissance par le droit. Cette forme de reconnaissance se distance toutefois grandement de cet amour qui parvenait à doter l’individu d’une confiance en soi face à la complexité du monde. Cette nouvelle relation de reconnaissance réciproque, est articulée par Hegel et Mead autour des obligations qu’un individu détient envers ses pairs. Ce sont ces obligations réciproques qui permettent à un individu de s’attendre à l’obtention d’une même reconnaissance par ses pairs :

Il faut que nous ayons intégré la perspective normative d’un « autrui généralisé », qui nous apprend à reconnaitre les autres membres de la communauté en tant que porteurs de droits, pour pouvoir aussi nous comprendre nous-mêmes comme des personnes juridiques, dans la mesure où nous sommes assurés de voir certaines de nos exigences satisfaites dans le cadre social53.

Ainsi, afin de permettre une conception sécuritaire et sécurisée de l’espace d’échange public, il devient inévitable de reprendre la conception fichtéenne de limitation réciproque54.

51 Ibid., p. 181

52 Vetö, M. (2000). De Kant à Schelling: les deux voies de l’idéalisme allemand, vol. 2, Paris : Éditions Jérôme

Millon, p. 124

53 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 183

54 « La conscience de soi ne se constitue comme sphère d’activité autolimitée que par une relation d’ordre

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l’accord-15

Chez Fichte55, il ne saurait y avoir de moi sans toi ou de toi sans moi. Il devient donc

impératif, afin de garantir notre propre liberté, de désirer que celle-ci soit limitée. Cette auto limitation permet d’offrir les mêmes chances ou les mêmes opportunités, aux autres individus qui partagent avec nous, un cadre commun de liberté. Cette relation de limitation réciproque doit s’effectuer avec l’ensemble des pairs, pour créer en quelque sorte une toile de médiations. Sans l’avoir affirmé, Fichte semble aujourd’hui avoir été l’un des précurseurs de la pensée sociale-libérale, telle que développée chez Rawls avec des concepts de Maximin (principe de différence)56 et celui du voile d’ignorance57, qui avaient pour but de permettre

une certaine reconnaissance minimale dans l’espace libéral, accordée à chacun des individus. C’est donc cette limitation qui permet la cohabitation entre les individus. Cependant, malgré le fait que Fichte nous semble parvenir à mieux définir cette reconnaissance réciproque, Honneth préfère pour sa part, s’appuyer sur la conception hégélienne de la reconnaissance :

Dans l’État […] l’homme est reconnu et traité comme être rationnel, comme libre, comme personne et l’[individu] singulier, de son côté , se rend digne de cette reconnaissance par ceci qu’il obéit, en surmontant la naturalité de sa conscience de soi, à un univers, à la volonté qui est en et pour soi, à la loi – qu’il se conduit ainsi à l’égard des autres d’une manière universellement valable - , qu’il les reconnaît comme ce pour quoi il veut lui-même passer, comme libres, comme des personnes58.

C’est donc sur cette conception formelle du droit qu’Honneth prend appui. Cependant, il se réfère tout de même aux écrits de Mead, alors que ce dernier, par son concept d’« autrui généralisé », propose une forme plutôt abstraite ou un certain gabarit de l’« autre », que tous les individus peuvent tout à tour incarner.Mead reprochait principalement au droit formel le

reconnaissance des tendances ou des corps. Ce qui signifie, chez Fichte, que le rapport constitutif du face-à-face des consciences de soi est de l’ordre de l’influence ou encore de la promesse mutuelle, c’est-à-dire de la volonté partagée.» (Maesschalck, M. (2000) « Éducation et jugement pratique chez Fichte », dans Goddard, J.-C. Fichte; le Moi et la liberté, Paris : PUF, p. 142)

55 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) est un théologien et philosophe faisant partie de l’idéalisme allemand.

Ayant travaillé sur les notions de Moi absolu et d’intersubjectivité, il a notamment publié Les principes de la Doctrine de la science (1794), Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science (1796-1797) et Le système de l’éthique selon les principes de la Doctrine de la science (1798).

56 Le Maximin ou le minimax suggère la limitation des pertes et la maximisation des gains possibles. Ce

principe vise une atteinte minimale des conditions de vie pour les plus faibles, sans pour autant limites les gains potentiels libéraux. Ce principe est un élément important, voire essentiel, à la concrétisation pratique d’une pensée sociale-libérale. Les inégalités sont acceptables si la progression bénéficie d’abord aux moins bien nantis.

57 Comme chez certains penseurs du contrat social, John Rawls propose une position originelle, qui compte tenu

d’un voile d’ignorance, permet à chacun de se détacher de ses propres conditions et considérations, pour se projeter dans l’ensemble des positions possibles et ainsi réfléchir sur ce qui serait minimalement préférable pour chacun des individus. Le fait d’hypothétiquement ignorer notre position sociale, devrait, selon Rawls, nous permettre de développer une certaine empathie, mais surtout une certaine crainte face aux conditions des positions les moins enviables.

58 Hegel, G.W.F. (1988). Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, trad. B.

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niveau d’abstraction dans lequel les individus devaient être maintenus, qui se limite au seul niveau d’une relation d’ego et d’alter59. Pour Mead, il était plutôt pertinent de rattacher la

reconnaissance juridique à un contexte social ou à une communauté. Inversement, Honneth y voit là une autre limite que la conception hégélienne n’avait pas de son côté à défendre :

Dans la mesure où Mead, avec son concept d’« autrui généralisé », se rapporte seulement à un tel ordre élémentaire de droits et de devoirs coopératifs, il ne peut attribuer à la reconnaissance juridique qu’un contenu normatif limité : ce qui, dans le sujet individuel, accède ici à la reconnaissance intersubjective, c’est seulement son appartenance légitime à un groupe social organisé sur le modèle de la division du travail. Nous avons certes vu que même une telle forme traditionnelle de reconnaissance juridique assure déjà une protection sociale de la « dignité » humaine du sujet ; mais celle-ci coïncide encore entièrement avec le rôle social imparti à l’individu dans le contexte d’une distribution largement inéquitable des droits et des charges60.

Donc, cette perspective meadienne de la reconnaissance juridique, déjà trop contextualisée, vient simplement reproduire les conditions d’injustice déjà présentes dans ces contextes où elle prend place. Ainsi, il devient nécessaire pour Honneth, que le système juridique ait des visées plutôt universalisables. La notion d’égalité et celle de liberté deviennent deux impératifs qui assurent la participation des individus et le bon développement de ces interactions opérées, dans un cadre normatif commun. Les lois et coutumes doivent être les mêmes pour tous et être reconnues par tous.

De plus, afin de permettre une application universelle des principes juridiques, il est nécessaire que le droit parvienne à se distancer de la morale. Cela lui permet de ne pas accorder trop d’importance à la particularité et de se maintenir dans une position objective qui soit plus formelle. Il semble selon Honneth nécessaire de faire une distinction entre la reconnaissance, qui demeure plutôt formelle, et l’appréciation, qui elle, laisse place aux critères d’appréciation et au jugement plutôt subjectif. Le droit, une fois que nous tentons de l’appliquer, ne peut qu’être appuyé sur des cadres formels et sur des éléments empiriques. Toutefois, cette place accordée à l’empirie, ouvre paradoxalement un nouvel espace pour la considération des singularités :

59 « […] : pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets humains n’ont pas

seulement besoin de faire l’expérience d’un attachement d’ordre affectif et d’une reconnaissance juridique, ils doivent aussi jouir d’une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et à leurs capacités concrètes. […] Car l’alter et l’ego ne peuvent s’estimer réciproquement en tant que personnes individualisées que dans la mesure où ils se réfèrent aux mêmes valeurs et aux mêmes fins, en fonction desquelles chacun mesure l’importance de ses qualités personnelles pour la vie de l’autre ou ce qu’elles lui apportent. » (Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 206)

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Aussi la structure même de la reconnaissance juridique – précisément parce qu’elle présente, dans le contexte moderne, un caractère universel – appelle-t-elle inévitablement une mise en œuvre spécifique à chaque situation : un droit universellement valable demande toujours à être mis en question à la lumière de descriptions empiriques, afin que soit déterminé le cercle des sujets humains qui, à titre de personnes moralement responsables, sont destinés à en bénéficier. Nous verrons que ces interprétations de situation, conditionnant l’application des droits, constituent l’un des terrains sur lesquels peut aujourd’hui se jouer la lutte pour la reconnaissance61.

Ici réside donc un espace de tensions entre une reconnaissance juridique abstraite et une reconnaissance particulière portant sur les qualités de l’individu. Cependant, c’est la progression historique et cette multiplication des divers droits et exigences normatives, qui ont pu nous offrir une piste d’orientation plus claire. La pression est devenue telle depuis ce temps, que la latitude permise aux individus d’incarner des entités singulières s’est sans cesse vue restreinte. Le droit détient aussi désormais l’avantage d’avoir depuis été divisé en trois ordres (droits civils, droits politiques et droits sociaux). Déjà avec une telle tripartition, il y a moins d’empiètement lors des nombreux litiges juridiques.

Ainsi, l’univers du droit est devenu tellement vaste et étendu, que très peu d’individus peuvent aujourd’hui s’en voir être exclus ou même parvenir à s’en dégager. Des éléments comme l’éducation obligatoire et universelle, ainsi que des considérations étendues pour les criminels tous genres, par exemple, ont eu pour effet d’étendre les pouvoirs de la justice à l’ensemble des sphères publiques. Désormais, personne n’y échappe :

L’institutionnalisation des libertés civiles a pour ainsi dire inauguré un processus d’innovation permanente qui devait produire au moins deux nouveaux ordres des droits subjectifs, parce que l’histoire a ensuite montré, sous la pression des groupes lésés, que tous les individus concernés ne disposaient pas des éléments nécessaires pour participer sur un pied d’égalité à un processus d’entente rationnelle : […]. C’est pourquoi, avec les enrichissements successifs qu’a connus au cours des siècles derniers le statut juridique du citoyen, il a aussi fallu élargir l’idée qu’on se faisait des capacités distinctives qui constituent l’homme en tant que personne. […] : le sujet, quand il se trouve reconnu juridiquement, n’est plus seulement respecté dans sa faculté abstraite d’obéir à des normes morales, mais aussi dans la qualité concrète qui lui assure le niveau de vie sans lequel il ne pourrait exercer cette première capacité62.

Donc, cette sphère juridique évolue sans cesse et ne peut plus être réduite à la simple reconnaissance abstraite entre les individus. Alors que l’enfant pouvait développer sa confiance, par cette reconnaissance basée sur l’amour maternel, il lui est cette fois-ci

61 Ibid., p. 192 62 Ibid., p. 199-200

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possible, par ce passage à une reconnaissance juridique, de parvenir à l’obtention d’un certain respect :

On peut considérer que le respect de soi est à la relation juridique ce que la confiance en soi est à l’amour, puisqu’en effet les droits légaux peuvent être compris comme les signes devenus anonymes du respect social, de la même manière que l’amour nous est apparu comme l’expression affective d’une sollicitude qui résiste même à l’éloignement : tandis que l’amour maternel crée en chaque être humain le fondement psychique à partir duquel il pourra se fier aux pulsion nées de ses propres besoins, ses droits légaux lui font prendre conscience qu’il peut aussi se respecter lui-même, parce qu’il mérite le respect de tous les autres sujets63.

Sans ce respect et cette confiance, l’individu ne peut simplement pas, selon Honneth, parvenir à l’autonomie. C’est par ces impératifs qu’il pourra développer sa dignité, puis ce seront ces deux concepts véhiculés par l’amour et le droit, qui permettront à l’individu de s’introduire au troisième degré de reconnaissance qu’Honneth qualifie de solidarité. Ce sera cette troisième sphère de la reconnaissance qui produira un réel passage d’une forme de reconnaissance abstraite à une forme de reconnaissance plus concrète. Comme l’individu aura pu développer ce qu’Honneth considère être les conditions sine qua non d’une reconnaissance formelle, il lui sera désormais, dans un contexte de solidarité, possible d’évaluer l’espace effectif que lui accorde la société.

Ainsi, après s’être affairé à expliciter comment l’individu développe sa confiance personnelle et un certain respect de soi, Honneth utilise cette perspective de la solidarité comme moyen pour tout individu, de développer une forte estime personnelle. Au-delà de la relation d’affection particulière et de la relation juridique, l’individu doit avoir l’opportunité de mettre à l’épreuve ses capacités sociales et de participer à la vie éthique. L’implication dans une communauté de valeurs permettra donc à l’individu d’obtenir une validation réciproque plus profonde de son être. C’est donc grâce à cette troisième sphère proposée par Honneth, qu’il est enfin possible de considérer l’étendue et la diversité de toutes ces personnalités individuelles et singulières, qui peuvent évoluer ensemble au sein d’une même communauté.

Tandis que la reconnaissance fondée sur l’amour permet une réciprocité ou une reconnaissance reposant sur une relation d’un à un, la reconnaissance juridique, elle, permet de reconnaître la correspondance d’un individu singulier au concept générique d’individu juridique. La reconnaissance par la socialité, elle, suggère de reconnaître la particularité, dans l’immensité de l’abstrait et du formel. Alors que l’individu est reconnu sur une base individuelle par l’un de ses deux parents, puis de façon plutôt abstraite par notre système

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