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PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT)

Chapitre 3 Pathologies de la liberté morale

3.1 Sur l’individualisme moral

Dans son livre Les pathologies de la liberté, Honneth tente de mettre en évidence la présence de limites propres à notre conception de la liberté morale. La conception morale à laquelle l’auteur réfère est cette « psychologisation » ou cette « rationalisation » croissante de la vie intellectuelle et spirituelle. Dans une telle approche, l’individu parvient à se doter d’un code, de maximes ou d’une grille d’analyse de ses propres comportements au regard des valeurs, maximes ou principes qui lui semblent être les plus légitimes.

La vision qu’il propose et qui sert depuis longtemps de référant à bien des débats philosophiques, est essentiellement celle d’Emmanuel Kant, qu’il met parfois en dialogue avec celle de Jürgen Habermas et celle de Christine Korsgaard. Nous faisons ici référence au « principe formel d’universalisation de l’impératif catégorique, au moyen duquel, d’après Kant, l’individu doit tester toutes les maximes d’action pour savoir si elles peuvent être élevées au rang de loi, doit être transformé en un principe régulateur de formation de consensus quant à l’universabilisation.128 »

Ainsi, chez Kant, une maxime qu’un individu ne pourrait vouloir être universelle, serait à rejeter. Pour y parvenir, la loi morale doit valoir non seulement pour des hommes, mais pour tous, avec une absolue nécessité. De cette façon, Kant propose des impératifs (devoirs) hypothétiques et catégoriques. Les impératifs hypothétiques font figure de moyens, permettant d’arriver à une autre fin, tandis que les impératifs catégoriques, sont ceux qui se retrouvent nécessaires pour eux-mêmes, sans rapport à une autre fin. Ces derniers sont donc chez Kant des impératifs de moralité. Ils se rapprochent de règles, lois ou commandements. L’impératif catégorique en amont de toute autre considération morale sera donc, chez Kant : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. 129» Puis à partir de cela, il sera possible d’extraire un impératif

pratique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. 130»

Chez Kant, toute action doit tendre vers la reconnaissance de l’humanité, puis tendre vers cette universalité rationnellement admise. C’est cette exigence rationnelle qui admet la nécessité du devoir et qui permet d’exprimer la dignité de la personne agissant comme son propre législateur.

128 Otto-Apel, K. (1994). Éthique de la discussion, p. 70

129 Kant, E. (1963). Fondements de la métaphysique des mœurs, 1ere et 2e sections, trad. J. Costilhes. Paris :

Hatier, p. 34

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L’autonomie morale proposée par Kant, ne détient toutefois aucun caractère contraignant, ce qui, selon Honneth, laisse ce principe d’autonomie morale sombrer dans un certain formalisme. Un individu qui pourrait concevoir une situation comme étant convenable, malgré le caractère discutable de cette dernière, pourrait alors juger celle-ci souhaitable pour ses pairs, sans considérer la réception que ces derniers pourraient faire d’une telle situation.Comme la liberté juridique précédemment critiquée, la liberté morale permet à l’individu de se retirer de sa communauté, pour ensuite s’enfermer dans une coquille d’idéaux moraux autoréférentiels :

Comme dans l’institutionnalisation de la liberté juridique, certaines pratiques de reconnaissance mutuelle accompagnent l’institutionnalisation de l’autonomie morale. En effet, les sujets s’attribuent les uns les autres un type particulier de statut normatif, attendant de lui une forme spécifique de rapport à soi individuel. À l’instar exactement de l’autonomie privée garantie dans le système juridique moderne, le principe d’autonomie morale, qui est également organisé comme un système d’action, permet seulement la liberté : il ne la réalise pas institutionnellement. En effet, ici aussi, les individus ne se voient donner que l’opportunité certes non garantie par l’État, mais accordée par la culture, de se retirer des obligations intersubjectives afin de se relier ensuite, à la lumière d’une perspective morale spécifique, à un monde de la vie auparavant vécu comme un monde divisé131.

Comme ce fut le cas pour notre section précédente de l’analyse des pathologies de la liberté, la liberté morale permet donc ce même retrait de l’individu, face à ses obligations intersubjectives. Que ce ne soit par le pouvoir de son identité juridique ou par sa supposée autonomie morale, l’individu a le droit non seulement à sa liberté individuelle, mais aussi à son égocentrisme et à son isolement moral et affectif. Cette forme d’individuation représente, selon Honneth, l’un des aspects les plus problématiques de nos conceptions actuelles de la liberté :

L’idée selon laquelle nous disposons de la liberté morale de nous retirer des exigences sociales déraisonnables et des attentes en terme de rôles sociaux après avoir examiné leur universabilité potentielle est devenue un modèle culturel d’orientation qui a profondément imprégné le monde de la vie social [sic] à travers les œuvres littéraires et les discours politiques132.

Le clivage pourtant créé par Kant, fut assez important et permit pendant quelques siècles d’envisager la notion de liberté morale comme étant la conception la plus efficace de rendre la liberté effective. Chez Kant, l’idée de ne pas être déterminé par les impulsions naturelles, mais de plutôt parvenir à l’autonomie par la raison, venait s’ajouter au fait que

131 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 151 132 Ibid., p. 156

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cette raison devait potentiellement pouvoir obtenir une approbation universelle, afin de représenter les deux conditions préexistantes à cette autonomie morale :

En combinant ces deux postulats, Kant parvient à une conclusion à la fois radicale et de grande portée : nous ne sommes libres que tant que nous orientons notre agir en fonction de la loi morale. Tout sujet qui n’examine pas ses propres actes, et ne se demande pas s’ils pourraient rencontrer l’approbation de tous les autres, ou pourraient justement constituer une « loi universelle », n’agit pas librement. Ce sujet se laisse en effet diriger par des motifs qui ne sont pas rationnellement examinés par lui, et se laisse donc influer par la loi naturelle (naturgesetzlich)133.

Par cette explication qu’Honneth apporte, sur les origines ou les pré-conditions propres à cette conception de l’autonomie morale, il nous semble évident d’y voir un paradoxe avec cette possibilité de s’individualiser, que la liberté morale offre désormais aux individus. D’une part, l’individu aspire à se libérer et à atteindre une certaine subjectivité, alors que d’autre part, il se doit, selon Kant, de conserver un souci constant de la réception qui pourrait être adressée, par autrui, aux actions qu’il réalise. Cette possibilité de toujours remettre en question ce qui est exigé de soi par ses pairs, que possède désormais l’individu, entre donc en opposition avec cette nécessité morale de tendre vers l’universalisation de nos impératifs :

Kant lui-même affirme de façon très claire et convaincante que l’exercice de cette liberté morale ne peut en rien être lié à des préconditions de type social ou psychologique. Parce que le fait d’en appeler au principe d’universalisation ou, comme il le dit lui-même, à l’« impératif catégorique », est quelque chose qui intervient, dans nos réflexions morales-pratiques, avec une certaine nécessité « transcendantale », le sujet n’a pas à disposer de certaines vertus intellectuelles, ni d’un pouvoir social quelconque, pour adopter un tel positionnement critique. Tout individu, quelle que soit sa position sociale, quelles que soient ses capacités intellectuelles, a toujours la liberté de mettre en question la légitimité de ce qui est exigé de lui134.

Désormais, il est possible de rejeter toute position morale proposée par un « autre », par le simple fait de ne pas reconnaître son universalité. Cette perspective a eu pour effet d’universaliser principalement le concept de dignité, selon lequel chacun des individus a droit à la reconnaissance de ses positions ou convictions morales, mais détient aussi une légitimité critique face aux positions qui peuvent diverger de la sienne. Ainsi, les positions de chacun peuvent s’équivaloir, mais il en va aussi de même des critiques qu’ils peuvent porter envers les positions des autres individus :

Il est en effet désormais possible de se concevoir comme des sujets dont les convictions morales ne peuvent tout simplement pas être ignorées, au moins pour

133 Ibid., p. 153-154 134 Ibid., p. 155

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ce qui est de l’organisation des relations sociales. L’idée universaliste de « dignité », entre-temps devenue une composante indispensable de la compréhension normative que se font d’elles-mêmes les sociétés libérales- démocratiques, vient confirmer cette importance de l’autonomie morale en accordant à tous les individus la capacité et le droit de s’imposer à eux-mêmes les critères régissant leur agir135.

Cette problématique ou pathologie, soulevée par Honneth, nous ramène pratiquement au même niveau que celui atteint en illustrant la dernière pathologie de la personne juridique. Selon celle-ci, chacun des points de vue, aussi déformé qu’il puisse avoir été par une information insuffisante, devrait s’avérer légitime et équivalent à chacune des autres perspectives. Ainsi, nous réalisons très bien que toute forme de liberté qui ne parvient pas à mettre en place des conditions positives, en demeurant simplement dans la non-limitation ou la non-contrainte, ne peut accéder à l’effectivité.

Sous une perspective plus contemporaine, Honneth réfère aussi à la conception qu’entretient Christine Korsgaard136, de l’autonomie morale. Selon elle, l’autonomie morale

appelle bien plus qu’à la seule intention de rendre universellement acceptable ses impératifs personnels. Son interprétation tend plutôt à redéfinir l’identité ultime et profonde de l’individu. Cette identité propre au sujet devient en fait l’identité pratique de celui-ci. C’est par ces limites qu’il s’impose, qu’il tend à lui-même se donner une règle de concrétisation pratique et de relation effective au monde. L’être doit incarner cet être idéal qu’il se propose à lui-même. Cependant, comme le soulève à nouveau Honneth, cette conception demeure tout aussi formelle et permet toujours à l’individu, si l’être au monde qu’il lui convient de nous présenter, en est un qui préfère s’isoler, de le faire.

Korsgaard semble prendre pour acquis que la capacité à l’auto-jugement des individus, saurait les mener à une réflexion profonde sur leurs engagements moraux. Cependant, une telle spéculation s’avère à la fois optimiste et simpliste, alors qu’elle semble exclure tout amoralisme. Pourtant, cette réalité qu’elle rejette a été empiriquement démontrée comme possible et même probable. Toute identité pathologique (selon les jugements aprioriques de la psychologie contemporaine), si elle convient à l’individu qui la projette, aura sa place dans notre monde et se détachera totalement de la vision suggérée par Korsgaard.

Cette observation pousse donc Honneth à regarder du côté d’Habermas et de sa « conscience morale postconventionnelle »137 afin de voir si une conception plus engagée de

135 Ibid., p. 157

136 Christine Korsgaard (1952-) est une philosophe kantienne. Elle s’intéresse principalement aux questions de

morales, de métaphysique et de philosophie de l’esprit. Elle a notamment publié: Self-Constitution (2009), The Sources of Normativity (1996) et Creating the Kingdom of Ends (1996).

137 La morale postconventionnelle est en fait un stade de morale qui serait censé permettre à l’individu de

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la liberté morale pouvait s’y trouver. Comme « l’autonomie morale, et donc la capacité de relier son agir à des principes moraux que l’on s’impose à soi-même, est plutôt comprise par Habermas comme le stade final d’un processus de formation que doivent aujourd’hui suivre, avec une certaine inévitabilité, tous les sujets compétents 138», il semble y avoir quelque

chose de l’ordre d’une obligation pratique qui soit mieux représentée.

Habermas, suivant ici le travail de Lawrence Kohlberg dans le cheminement du jugement moral, identifie quatre stades par lesquels l’individu doit procéder. Le premier, qui est le stade du petit enfant, répond plutôt aux obligations afin de ne pas déplaire, sans véritablement détenir une quelconque conscience morale. Ensuite, au second stade, l’adolescent parvient à différencier les normes générales des normes singulières et ainsi analyse certains conflits de valeur, pour réaliser que ce ne sont pas toutes les problématiques qui peuvent être aisément résolues. Au troisième stade de développement moral, se crée une certaine compréhension. Les individus se retrouvent en relations avec des individus, desquels ils peuvent désormais attendre une conception morale qui soit similaire. Une certaine forme de réciprocité s’installe, alors que l’individu conçoit ses conflits comme se réalisant dans une arène ou dans un cadre commun. Ce cadre sera, chez Habermas, inévitablement communicationnel, puis mènera l’individu au quatrième et dernier stade de la compréhension morale :

Habermas suppose ainsi, comme phase dernière du développement moral, une prise de conscience des sujets. Ceux-ci réalisent qu’il leur faut, en cas de conflit, suivre des normes morales au sujet desquelles toutes les parties concernées sont parvenues à un accord à travers une procédure discursive, libre de toute contrainte, et qui se montre ouverte à la possibilité d’une réinterprétation et d’une « fluidification » (Verflüssigung) des besoins personnels139.

Cependant, cette démarche, quoique présentant une approche rationnelle, justifiable et bien structurée, souffre toujours selon Honneth du même déficit. Le présupposé qu’un individu désire se joindre au groupe communicationnel est impératif à la réalisation de cette conscience de l’intersubjectivité, demeurant à nouveau simplement formelle et n’empêchant toujours aucun individu de se retirer de cette communauté et de se diriger vers l’isolement. Pour Honneth, les deux approches, de Korsgaard et Habermas souffrent de la même limite :

Ce qui importe surtout, c’est que les deux notions se fondent sur l’idée kantienne voulant que, lorsque surviennent des conflits, nous nous défaisons de toutes les

grand nombre. Certaines valeurs étant absolues, celles-ci devraient avoir préséance même sur les lois en vigueur. Les individus qui atteignent ce niveau de moralité, devraient détenir la capacité de choisir de façon éclairée ce qui doit être favorisé entre la loi ou toute autre perspective morale. Cette approche est propre à l’Aufklärung philosophique et fut explicitement théorisée par Lawrence Kohlberg.

138 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 161 139 Habermas, J. (1985). Après Marx, Paris : Fayard, p. 80

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obligations et de tous les attachements existants afin de déterminer notre agir à nouveaux frais, à la lumière de réflexions universalisables. Ce qui fait en définitive, pour la société moderne, la valeur de cette liberté, c’est bien cette manière de coupler détachement radical et unanimité générale, prise de distance par rapport à tout le donné et dans le même temps accord universaliste : nous devons, dès que nous nous retrouvons en conflit avec d’autres, être à tout moment en mesure de nous extraire, fictivement ou réellement, seul ou collectivement, du « flux » de nos éthicités relevant du monde de la vie, sans perdre pour autant l’assentiment de la communauté de tous les humains140.

Et c’est justement ce paradoxe qu’Honneth cherche à dépasser. Il se refuse d’accepter un point de vue qui prétend pouvoir se détacher du réalisme du monde vécu, en proposant des maximes rationnellement universalisables, qui sauraient valoir pour l’ensemble des conflits d’un même type. Pour Honneth, cette possibilité qu’a l’individu de se recroqueviller, le laisse seul face à une liberté vide et trop abstraite, alors qu’il s’agit désormais d’une liberté simplement indéterminée. Aucune reconnaissance et aucune réciprocité ne semblent donc envisagées.

Ainsi, la pathologie de départ demeure indépassée, alors que l’universelle acceptation de ce possible accès au point de vue moral ou rationnel, fait miroiter chez l’ensemble des individus l’idée selon laquelle la plupart des positions peuvent atteindre une certaine équivalence. De cette façon, chacun croit que ses propos ont une valeur qui peut aspirer à l’universalité et chacun suppose aussi que l’ensemble de ses pairs sont dotés des qualités et compétences requises pour comprendre et formuler des positions qui doivent être rationnelles :

L’idée culturelle d’« autonomie morale » génère, dans la mesure où elle rencontre une acceptation sociale, et crée des dispositions à l’action stables, un type d’interactions sociales dans le cadre duquel les sujets supposent que leurs partenaires dans l’interaction sont disposés à parvenir à des jugements rationnels, sont en mesure de la faire, et s’accordent de ce fait les uns les autres la possibilité d’adopter un positionnement moral. En cas de conflit, chacun fait confiance à l’autre pour que soient émis des jugements sur la base de raisons généralement justifiables et universalisables, de sorte que les convictions morales d’autrui doivent être autant respectées que les convictions que l’on entretient soi- même141.

Cette croyance à l’équivalence des positions et à la compétence inhérente aux individus est même présente chez Habermas, alors qu’il s’agit là d’une des sévères limites de son approche communicationnelle. Dans la communauté de communication idéale d’Habermas, l’ensemble des individus ont le potentiel d’être intégrés de façon équivalente dans les divers

140 Honneth, A. (2015), Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 163-164 141 Ibid., p. 166-167

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processus discursifs et sont a priori compétents, pour offrir des interventions qui sont pertinentes aux discussions. Cependant, comme nous l’avons déjà soulevé, bon nombre d’entre eux ressentiront eux-mêmes la limite de leur compétence et préfèreront se retirer, non pas par choix explicite, mais par un inconfort ou un sentiment de musellement, ressenti à même certaines communautés de discussion.

Certes, il ne faut pas ici généraliser et affirmer que tous les individus en viennent à s’isoler et se détacher de cette autolimitation du Moi, qui a pour effet de délimiter les conditions effectives de la liberté, mais Honneth, par cette critique réalisée dans Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel et dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, parvient assurément à en démontrer le risque et la possibilité réelle. C’est d’ailleurs ce positionnement abstrait du point de vue moral, détaché de tout contexte empirique, qui représente l’essentiel de la seconde critique qu’il fait de notre conception de la liberté morale.