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PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE)

Chapitre 8 De la « démagocratie »

8.5 Pour un nationalisme européen

Face à un constat des plus pessimistes qu’Axel Honneth reconnaît lui-même, il se voit rapidement dans l’obligation, afin de sauver son projet de reconstruction normative, de faire référence au concept de nationalisme. À ses yeux, celui-ci a su, çà et là, démontrer certaines avancées en ce qui a trait à un partage implicite de règles sociétales communes. Toutefois, la critique de l’excès, qui a su mener à maints conflits historiques, est venue freiner notre considération pour ce concept de nationalisme. Ce titre, désormais, parvient à effrayer les nations, qui redoutent l’excès identitaire ou la rupture.

Cependant, comme nous l’avons précédemment constaté, une certaine circularité s’installe entre une démocratie d’ouverture et d’échange, puis les composantes économiques et relationnelles de l’éthicité démocratique. Sans accès à des conditions démocratiques l’atteinte d’une position socio-économique favorable devient difficilement envisageable, et par ailleurs, sans accès à ces conditions socio-économiques bénéfiques, l’accès à une véritable démocratie demeure impossible. « La formation de la volonté démocratique doit déjà pouvoir présupposer certains rapports de liberté, et, d’un autre côté, elle doit pourtant être pensée comme étant ouverte au résultat. 336» Il s’agit donc de normativement parvenir à

mettre en place ces conditions socio-économiques permettant cette véritable démocratie, mais qui elle, à son tour, parvient à nous donner accès aux conditions réelles de notre liberté. Afin de résoudre cette impasse, Honneth propose l’idée que ce ne sont pas les quêtes normatives qui ont su, à travers l’histoire, faire cheminer nos conditions normatives de réciprocité, mais plutôt les vastes conflits dont nous critiquions précédemment les limites. Alors que nous voyons peu l’évolution de nos cadres normatifs, qui aurait pu survenir suite aux nombreux conflits du XXe siècle, l’auteur défend pour sa part que ces événements ont su nous apporter beaucoup d’avantages au niveau de la reconnaissance. Cependant, le fait de

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constater la somme de conflits toujours existants aujourd’hui, peut assurément nous laisser sceptiques face à une telle lecture de la reconnaissance, qui nous semble pratiquement trop naïve.

Ce qu’il manque, selon Honneth, c’est ce que visait Johan Goettlieb Fichte par son concept d’intersubjectivité. À l’époque, Fichte, tel que nous avons déjà pu le mentionner, aspirait non pas à une reconnaissance par la lutte, comme le faisait Hegel, mais plutôt à un principe de coopération qui aurait pour effet de placer les individus dans une sphère de quasi interdépendance. Selon Fichte, la société doit non pas se penser de façon verticale, sous une grille de subordination, mais plutôt à l’horizontal, de façon à favoriser les échanges entre chacun des individus.

Ce qui nous fait aussi dire qu’Axel Honneth recherche les composantes fichtéennes de la liberté, c’est le fait que Fichte, dans L’État commercial fermé337, rappelle justement la

nécessité, afin de bien mettre en place les structures juridiques, morales et normatives, de limiter le contrat à un seul et même État. Selon lui, les individus pourraient ainsi se reconnaître selon des composantes économiques, relationnelles et démocratiques qui sont similaires aux leurs. Cela pourrait donc leur permettre de s’accorder un espace suffisant de liberté entre pairs, en acceptant de procéder à ce que Fichte appelait l’autolimitation réciproque :

La revendication normative d’une implication non contrainte de toutes les parties prenantes ne peut se voir rendre justice par la sphère politique de la formation de la volonté démocratique qu’à la condition que ceux qui y participent apprennent que les luttes sociales visant à réaliser les revendications de liberté institutionnalisées dans les autres sphères d’action méritent un soutien, au motif que sont ici aussi en jeu les préconditions de la liberté de chacun. Le système social de l’éthicité démocratique représente en effet un réseau complexe de dépendances réciproques dans lequel la réalisation de la liberté dans une sphère d’action dépend de la réalisation, dans d’autres sphères, des principes de liberté sous-tendant chacune d’elles338.

Cette vision d’une éthicité démocratique qu’Honneth propose n’est pas sans rappeler celle que Fichte a pu nous démontrer, dans une œuvre tardive intitulée La destination de l’homme339 :

337 Fichte, J. G. (1980). L’État commercial fermé, (trad. Daniel Schulthess), Lausanne : L’âge d’homme, 193

pages.

338 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 505-506

339 Fichte, J. G. (1995). La destination de l'homme (Die Bestimmung des Menschen, 1800), trad. Auguste

Théodore Hilaire Barchou de Penhoën, 1832; trad. J.-C. Goddard, Paris : Garnier-Flammarion, Philosophie populaire de la Doctrine de la science, 277 pages.

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Une fois qu’il n’y a plus d’intentions égoïstes pour diviser les hommes et ruiner leurs forces dans le combat qui les oppose les uns aux autres, ils n’ont plus qu’à diriger leur force unie contre le seul adversaire commun qui subsiste : la nature résistante et informe. N’étant plus séparés par des fins privées, ils s’unissent en vue de l’unique fin commune, et alors naît un corps que vivifient partout le même esprit et le même amour.340

Il nous semble que cette reconnaissance qu’Honneth a depuis toujours recherché et qui passait par la lutte hégélienne, ne puisse plutôt se concrétiser que par la vision qu’entretenait Fichte de la relation entre les pairs. Fichte voit l’union des forces, où Honneth voit l’union des intérêts. Fichte voit l’intersubjectivité et la limitation réciproque, où Honneth voit la liberté être réalisée par un « réseau complexe de dépendances réciproques ». Marc Maesschalck, dans une lecture critique de Fichte, illuse aussi l’idée de l’intersubjectivité de cette même façon :

Selon les Leçons sur le savant de 1794, grâce à une tendance à la communication qui ne parvient à s’effectuer qu’à travers un libre accord des libertés où le consentement mutuel remplace tout rapport d’instrumentalisation, en particulier celui que la volonté veut encore imposer à son propre corps. […] La conscience de soi ne se constitue comme sphère d’activité autolimitée que par une relation d’ordre intersubjectif qui prend la forme d’une communauté d’autolimitation réciproque grâce à l’accord-reconnaissance des tendances ou des corps. Ce qui signifie, chez Fichte, que le rapport constitutif du face-à-face des consciences de soi est de l’ordre de l’influence ou encore de la promesse mutuelle, c’est-à-dire de la volonté partagée.341

Cette brève comparaison des propositions honnethienne et fichtéenne de la reconnaissance nous offre assurément une piste de réflexion, qui aurait le mérite d’être développée dans un futur projet de recherche. Cela s’avère d’autant plus vrai lorsque l’on considère que Fichte suggérait une fermeture des frontières entre territoires, afin de stabiliser les mouvances et ordonner les conditions de réciprocité et de liberté. Or le problème, chez Fichte, est que la liberté devient rapidement imposée par l’État, seul organe à ses yeux capable de gérer les conditions minimales de liberté et la répartition du travail et de la production qui en découle. Toutefois, il importe de rappeler que dans le chapitre précédent, nous en étions nous-mêmes arrivés au constat qu’Honneth se retrouvait forcé de suggérer une relecture de l’État nation, afin de permettre à celui-ci d’assurer le véritable rempart de nos libertés. Par contre, un tel réductionnisme de l’intelligence humaine a d’ailleurs par le passé, valu à Fichte l’accusation d’avoir inspiré les visées du national-socialisme allemand.

340 Ibid., p. 182

341 Maesschalck, M. (2000). « Éducation et jugement pratique chez Fichte », dans Goddard, J.-C. (Co.), Fichte;

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Afin de dépasser cette vision quelque peu rigide des processus institutionnels, puis afin de délier l’impasse à laquelle l’éthicité démocratique d’Honneth fait face, il nous semble important de nous référer à certains auteurs qui ont à nos yeux su proposer d’autres formes de reconnaissance, qui ne nécessitaient pas de leur côté, ce passage à un quelconque nationalisme ou à la « rigidification » des barrières de l’État nation.