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PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE)

Chapitre 7 Le marché comme iniquité

7.5 Esclaves de nos pathologies

Alors qu’Honneth, dans sa tentative de reconstruire normativement les règles permettant la réintroduction d’un certain civisme dans nos interactions propres au marché, est parvenu à un constat très pessimiste, il a pu nous éviter de faire la démonstration des pathologies présentes en ce domaine. Comme il l’a lui-même reconnu et l’avait déjà illustré dans La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, le capitalisme est porteur du paradoxe qui oscille entre la maximisation et l’individuation. Afin de bien le démontrer, Honneth se référait alors à Georg Simmel :

L’extension de la liberté individuelle s’effectue donc pour Simmel, dans la double direction d’un gain d’autonomie et d’une affirmation d’authenticité : entre

289 Ibid., p. 387 290 Ibid., p. 390

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ces deux tendances se nouent de multiples tensions, qui à l’époque moderne ne se laissent pas aisément éliminer. Si nous résumons les analyses sociologiques de Simmel, le même concept d’« individuation » peut s’appliquer à quatre phénomènes différents : il désignera soit l’individualisation des parcours personnels, qui semble être un fait observable sur le plan empirique, soit l’isolement croissant des acteurs, soit l’acquisition d’une capacité de réflexion accrue, soit enfin l’affirmation d’une plus grande authenticité291.

Malheureusement pour son entreprise et comme Honneth a pu le constater dans sa tentative de reconstruction, ce sont ces deux éléments soulevés par Simmel qui semblent les plus observables dans nos sociétés occidentales. Les individus tendent effectivement à s’individualiser et à s’isoler. Avec Simmel, il devient intéressant de mettre en perspective la proposition qu’il fait de l’idée de classe. Ce phénomène qui fut souligné par Honneth, mais rapidement évacué dans son passage sur l’histoire de l’après seconde guerre, n’est à aucun moment ramené à l’avant-scène. Pourtant, il y fait allusion de façon implicite, alors qu’il parle de ce modèle de survie dans lequel le travailleur s’enlise, et qui lui fait perdre son autonomie et sa liberté. Ces travailleurs auxquels il se réfère, représentent en fait cette nouvelle classe pauvre qui ne cesse de s’étendre face à un système capitaliste qui accroit sans cesse les inégalités:

La classe des pauvres constitue, en particulier dans la société moderne, une synthèse sociologique unique. En ce qui concerne sa signification et sa place dans le corps social, elle possède une grande homogénéité ; mais, pour ce qui est de la qualification individuelle de ses éléments, elle en manque complètement. C’est une fin commune aux destinées les plus diverses, un océan dans lequel des vies, dérivées des couches sociales des plus diverses, flottent ensemble292.

Ainsi, comme l’avait lui-même introduit Honneth dans La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, le capitalisme est porteur de plusieurs paradoxes. Plutôt que de permettre, comme il aurait dû le faire grâce à l’économie de marché, d’accroître le développement et l’enrichissement des libertés individuelles, il mine ceux-ci et confine les gens à l’isolement. Que ce ne soit par leur consumérisme débridé ou par leur travail aliéné, les individus se retrouvent dépouillés de leur liberté d’être. « Si par liberté on entend liberté d’agent, il est tout à fait possible d’assister à des mouvements en sens contraire : la liberté (c'est-à-dire la liberté d’agent) peut incontestablement « monter » tandis que le bien-être accompli « descend »293. »

Cette référence à l’économiste prix Nobel Amartya Sen et à son œuvre Repenser l’inégalité, est tout à fait conséquente avec ce que découvre Honneth lors de sa reconstruction.

291 Honneth, Axel, (2006). La société du mépris, Vers une nouvelle Théorie critique, p. 308 292 Simmel, G. (1998). Les pauvres, Paris : PUF, p. 100-101

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Cette référence est aussi en phase avec les propositions de Georg Simmel du début du XXe siècle. Par contre, en ce qui a trait à cette perspective qui suggère un repositionnement du marché capitaliste en relation avec la notion de liberté, Sen nous semble pour sa part aller encore plus loin :

Le problème se pose sous une forme particulièrement aiguë dans un contexte d’inégalités et de privations bien ancrées. Il est possible qu’une personne subissant les pires privations et menant une vie extrêmement limitée n’apparaisse pas terriblement mal lotie si on lui applique l’étalon de mesure mentale du désir et de sa satisfaction, pour peu qu’elle accepte son sort avec résignation et sans se plaindre. Dans des situations de privation durable, les victimes ne continuent pas à récriminer et à se lamenter tout le temps. Très souvent, elles font de gros efforts pour prendre plaisir au peu qu’elles ont et ramener leurs désirs personnels à des proportions modestes – « réalistes »294.

Par cette allusion à la rationalisation de la privation, propre aux consommateurs de masse, Sen met le doigt précisément sur cet élément qui venait justifier la notion de responsabilité, qu’Honneth n’a su dans sa reconstruction qu’approcher. Ainsi, la responsabilité de l’homme face à ces conditions propres au « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché » ne saurait lui être explicitement imputable, alors que le facteur du manque de culture, comme cause d’un consumérisme irréfléchi, s’avère incontournable. Ce consommateur, par ses actions et par cette tendance à relativiser ou à rationnaliser, se rend inconsciemment responsable de sa propre consommation, qui a pour effet de soutenir l’économie de marché.

En fait, toute cette perversion des individus se fait de façon subtile et implicite. Alors que leur charge de travail augmente, mais que leur richesse diminue, les individus sont parfois eux-mêmes portés à hausser ce temps de travail auquel ils sont soumis. Cet emprisonnement progressif, qui rend parfois possible une légère augmentation de leur revenu, vient très souvent récupérer, par les pouvoirs fiscaux de l’État, ces légers gains en capitaux. De plus, le coût de leur consommation croissante en bien non-essentiels, viendra simplement annuler les faibles surplus qu’ils auront pu accumuler. Au final, tout ce qui leur reste est cette condition d’esclave dans laquelle ils se sont eux-mêmes, progressivement engagés. S’ils parvenaient à seulement prendre conscience de leur consommation de biens non-essentiels, ces travailleurs pourraient eux-mêmes se dégager du travail et ainsi accroitre leur propre liberté.

Ce dépouillement progressif des capacités marchandes au profit d’un accroissement de leur dépendance au système capitaliste, s’ajoute à l’isolement qu’Honneth a su illustrer. Cette aliénation se réalise, comme Sen a pu l’identifier, par l’habituation progressive à une

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condition qui est dans certains cas déplorable et par un dépouillement des véritables conditions pouvant donner accès à une liberté effective. Ce dépouillement graduel des richesses d’une masse sans cesse grandissante de la population, nous permet non plus de référer au concept de simplicité volontaire295, mais plutôt au concept de simplicité obligée.

Par sa soumission aux règles du marché, qui était auparavant parvenu à lui faire croire en un avenir meilleur, l’homme s’est soumis à son « autoréification » et a accepté cette dégradation des conditions qui auraient dû lui permettre d’assurer sa propre liberté.

295 « La simplicité volontaire, pour sa part, est une voix qui convient à ceux qui ont connu la surconsommation,

ont pris conscience de ses effets et choisissent de retourner à l’essentiel. » (Mongeau, S. (1998). La simplicité volontaire, plus que jamais…, Montréal : Écosociété, p. 235)