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PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE)

Chapitre 8 De la « démagocratie »

8.3 Liberté sociale sous condition

Comme les droits sont loin d’assurer une place dans la participation démocratique, Honneth tient à démontrer quelles sont les vraies conditions qui peuvent permettre une liberté sociale effective. Un rappel du chemin jusqu’ici parcouru s’avère donc à ses yeux des plus nécessaires. Ce rappel permet de reprendre appui afin d’aboutir à cette grande promesse honnethienne : découvrir l’éthicité démocratique qui est déjà présente dans l’ensemble de nos sociétés occidentales contemporaines.

317 Ibid., p. 442

318 «Ce n’est qu’au sens d’une réciprocité complète que le respect mutuel forme un présupposé

pragmatiquement nécessaire à ce que les participants à une interaction s’attribuent des droits et des devoirs. » (Habermas, J. (1999). De l’éthique de la discussion, p. 135)

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Tout d’abord, comme première condition supplémentaire aux droits garantis par la Constitution, Honneth rappelle la nécessité de garanties juridiques requises. Ainsi, c’est principalement par cette garantie qu’une réciprocité juridique est envisageable et assure aux individus que la limite de leur liberté ne sera pas opprimée, par une plus grande liberté qui serait injustement offerte aux autres individus. Cependant, le tout demeure encore à ce stade formel.

Pour dépasser ce formalisme, il faut donc « qu’il existe un espace communicationnel général, transversal aux différentes classes, qui permet aux groupes et aux classes concernés par les décisions politiques de s’engager dans un échange d’opinions. 319» Pour vouloir

parler, il faut inévitablement se sentir écouté, et c’est par l’existence d’un espace de communication réciproque que les individus peuvent espérer être entendus. Cette réalité fut certes, à l’époque d’Apel et Habermas, envisageable d’une façon plus réaliste, mais aujourd’hui, avec les composantes propres au multiculturalisme et à la mondialisation, la circonscription d’un tel espace de communication devient de plus en plus complexe. Inversement, les récents développements relatifs aux médias sociaux permettent aisément de recréer un vaste espace public de discussion. Celui-ci ne demeure toutefois pas à l’abri, comme nous l’avons précédemment démontré, d’une transmission d’informations défaillantes.

Ensuite, à titre de troisième condition, l’apparition d’un « système hautement différencié de médias de masse qui, en éclairant la naissance, les causes et les différentes interprétations possibles des problèmes sociaux, permettent au public de se forger une opinion et de faire des choix en connaissance de cause. 320», s’impose naturellement. C’est

en ce sens qu’Honneth réfère à cette position exprimée par John Dewey que nous avons précédemment pu évoquer :

Il est, à ses yeux, indispensable que les médias de masse développent un langage qui décrive les problèmes avec une véritable précision sociologique tout en restant compréhensible, qui éclaire le contexte tout en apportant un outil maniable par tous. […] Quant à savoir si la fulgurante progression d’Internet, d’une troisième génération de médias de communication basée sur les techniques numériques, est de nature à infléchir le cours de ces évolutions par une « resocialisation » des activités journalistiques et des interactions médiatiques, c’est une question à laquelle il nous faudra revenir au moment où nous reprendrons et achèverons notre reconstruction normative321.

319 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 444 320 Ibid., p. 445

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Ainsi, en ayant suspendu pour un moment cette transformation des méthodes de propagande journalistiques ou médiatiques, qui s’avèrent toutefois indispensables au bon développement d’un vaste processus démocratique, Honneth nous envoie déjà vers la quatrième condition. Celle-ci, plus complexe, consiste en cet engagement des citoyens à participer à la mise en place des opportunités de discussions démocratiques. Cela équivaut en quelque sorte à créer des lieux de rassemblements, à organiser des panels et des tables de concertations, dans le but d’offrir la possibilité à cette démocratie d’être informée, puis réflexive et partagée :

Il n’est pas rare aujourd’hui que les théories courantes de la démocratie entretiennent la fiction que l’échange d’idées nécessaire à la formation démocratique de la volonté se limite aux actes réflexifs de parler et d’écouter ; bien qu’on souligne en général que l’accord vivant sur des idées concurrentes passe par la réunion physique des personnes défendant les mêmes convictions, la manifestation publique, voire la désobéissance civile, on omet généralement de mentionner l’importance des activités matérielles de médiation322.

En fait, bien au-delà des conditions juridiques formelles, des intentions de discussions et de toute autre considération comme l’impact plutôt abstrait des médias, la mise en place de lieux d’échanges pratiques et concrets est un élément impératif et propre à la réalisation d’une véritable éthicité démocratique. Les rôles d’orateurs et d’auditeurs fictifs, créés aujourd’hui par l’illusion des médias sociaux, demeurent tout de même des mesures trop formelles et trop abstraites pour permettre un véritable échange et un renforcement durable de nos processus démocratiques. N’oublions pas qu’il est toujours ici question de reconnaissance et de réciprocité, voire d’intersubjectivité et même d’interdépendance. Aucun processus abstrait ne parviendra donc à dépasser la véritable rencontre entre des individus réciproquement engagés.

Finalement, la cinquième condition qu’Honneth qualifie de décisive, est cette capacité à l’autolimitation suggérée par Fichte, et à laquelle nous avions déjà référé. Cette autolimitation exprime cette capacité de donner préséance au bien commun sur nos intérêts personnels et privés, par notre capacité à limiter nos libertés pour garantir un espace équivalent à tous les autres individus. Ce sentiment de considération, s’il parvient à se développer chez certains, repose sur un sens de la responsabilité profonde et de la « redevabilité » envers nos pairs. C’est en référence à cette impulsion que nous avons souvent voulu faire basculer le terme d’intersubjectivité vers celui d’interdépendance. Nous pouvons ainsi lui accorder une profondeur un peu plus importante qu’une simple reconnaissance mutuelle de nos limites formelles. En fait, c’est probablement ce terme que Fichte aurait du utiliser lorsqu’il disait qu’il n’y a pas de Moi sans Toi, ni de Toi sans Moi :

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Dans les démocraties modernes, les motifs d’un tel engagement public découlent habituellement, comme Durkheim le savait déjà, des forces de cohésion d’une solidarité citoyenne qui amène ses membres à se sentir responsables les uns des autres, au besoin à se sacrifier les uns pour les autres. […] il faut un engagement civique de citoyens qui, tout en étant étrangers les uns aux autres, sont certains de leur appartenance politique commune323.

Par l’affirmation de cette cinquième condition, Honneth illustre l’élément central à tout processus démocratique. Malgré l’ensemble des conditions juridiques, matérielles ou morales qui peuvent faciliter la mise en place d’un réel échange, seuls l’intention profonde et l’engagement des hommes peuvent rendre tout cela possible. Seuls le choix de réaliser un espace démocratique et le fait d’être prêt à entendre certaines positions qui peuvent même différer des nôtres, permettent l’avènement d’une démocratie qui ne soit pas seulement juridique, mais plutôt effective.

Dans l’histoire, nous avons parfois brièvement vu apparaître cet espace tant souhaité par Honneth. Faisant référence à Hannah Arendt, il mentionne la « polis » antique, tout comme les divers mouvements ouvriers ou, encore, la révolution américaine.

Un autre critère aussi transcendant, mais peut-être trop implicite, est celui du partage d’intérêts communs. « On soulignait à présent surtout l’importance, pour une formation démocratique de la volonté collective, de l’existence d’associations volontaires capables d’alimenter « par le bas » le débat public en lui apportant de nouvelles impulsions et des propositions créatives. 324»

Finalement, Honneth est bel et bien conscient du fait que notre modèle économique propage l’individualisme et que les médias ont su détourner l’information à des fins aujourd’hui purement partisanes. Ceux-ci, étant financés par la publicité, jouent un rôle de simple amuseur, pour un public en recherche constante de divertissement. Cela fait en sorte que la distance est sans cesse grandissante entre le peuple et ses gouvernants. Cela a aussi pour effet de dépolitiser une large part de la population. Toutefois, alors qu’il sait aussi y reconnaître certains travers ou certains risques, Honneth croit apercevoir avec l’émancipation des médias sociaux, une véritable fenêtre qui s’ouvre sur un espace public démocratique.

Malgré le fait qu’il puisse donner place à une croissance de l’information ou de la « désinformation » populaire, internet permet à plusieurs individus qui ne détenaient peut- être pas les conditions socio-économiques pour s’engager physiquement dans les processus démocratiques, d’enfin pouvoir accéder à diverses formes d’associations. Internet fut même ce premier outil qui a réellement pu mettre en contact des individus de nations diverses, en

323 Ibid., p. 448 324 Ibid., p.451

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un clic, et non pas seulement par l’interposition d’un filtre médiatique intéressé. On assiste même à un dépassement des limites et des tâches de l’État-nation :

Avec Internet, l’individu physiquement isolé devant son ordinateur est en mesure de communiquer instantanément avec un groupe considérable de personnes sur toute la planète, un groupe dont le nombre n’est fondamentalement limité que par sa propre capacité d’assimilation et d’attention. Ces processus de communication étant presque incontrôlés, ils peuvent servir à échanger sur les thèmes les plus différents, des affaires privées jusqu’aux machinations criminelles, et ne sont pas voués par nature à l’échange de contenus politiques publics. Pourtant cet usage politique d’Internet semble dans l’intervalle s’être massivement répandu et implanté, de sorte qu’il existe désormais dans le monde entier une quantité innombrable d’espaces publics numériquement interconnectés, dont la durée d’existence, l’étendue et la fonction varient considérablement, en fonction de l’occasion qui leur a donné naissance325.

Quoiqu’imparfaits, ces nouveaux espaces publics permettent néanmoins d’atteindre un élargissement sans précédent des réseaux démocratiques. Ils deviennent des entités mouvantes et vivantes, qui passent pratiquement de la qualité d’objet à celle de sujet. Cependant, l’exigence de rationalité disparaît, alors qu’elle devient ici inapplicable :

Quand on lit un quotidien qui reste fidèle à sa mission d’information, quand on suit une émission de télévision politiquement informative, le spectre normalement équilibré des opinions représentées veille à ce que le jugement individuel soit dans une certaine mesure testé sur son universabilité et ne pénètre que sous cette forme rationalisée dans la formation de la volonté publique ; la réaction des participants fait de même dans le cas d’un débat politique. Dans les forums qui prolifèrent actuellement sur Internet, avec leurs communautés diffuses, cette fonction de contrôle minimal semble au contraire s’effacer, non seulement parce qu’il est à tout instant possible d’interrompre le processus de communication, mais aussi parce que le vis-à-vis anonyme n’est nullement tenu de réagir326.

Certes, Internet présente certaines limites, comme une désaffectation politique ou l’éclosion d’un clivage social. Cependant, une thèse opposée à ce que nous avons jusqu’ici souligné, laisse entendre que nous assisterions présentement à une réactualisation de l’engagement politique. De plus, l’accès au monde en un simple clic a eu un impact considérable sur l’industrie du tourisme, en plus de favoriser les échanges interculturels et de favoriser les échanges sur les éléments politiquement corrects ou pertinents. En fait, l’orientation que prendra notre société, suite à ce développement soudain des médias sociaux, demeure toujours incertaine. Pour l’instant, nous ne pouvons que spéculer sur les impacts

325 Ibid., p.460 326 Ibid., p. 460-461

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que ces nouvelles formes de démocratie auront, à travers les générations futures, sur nos institutions.