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Passage de la morale à l’extrémisme

PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT)

Chapitre 3 Pathologies de la liberté morale

3.3 Passage de la morale à l’extrémisme

Dans une perspective assez similaire, mais qui semble en fait représenter une incarnation différente de ce modèle du « moraliste désinhibé », Honneth soulève une troisième pathologie propre à la liberté morale, qui s’incarne dans ces mouvements contestataires propres à l’Allemagne des années 1970. Dès lors, nous pouvons observer un changement majeur dans la lecture qu’Honneth nous offre des pathologies de la liberté, alors qu’il n’est désormais plus question d’individus isolés, mais plutôt de groupes « terroristes », qui malgré le fait qu’Honneth suggère qu’ils puissent agir par idéalisme moral, pourraient aussi agir par simple quête de pouvoir et à des fins singulièrement intéressées.

Cette fois-ci, tout en référent à l’institution de l’autonomie morale, Honneth nous invite principalement à explorer le rôle du « législateur universel ». Ce législateur, en quelque sorte, incarne par ses actes les revendications d’un groupe complet d’individus désireux de faire entendre leur voix. Il ne réfère donc plus simplement à cet individu qui se serait positionné comme suffisamment détaché de son contexte, pour atteindre un point de vue moral soustrait à toute subjectivité, mais il réfère plutôt aux divers groupes qui peuvent, au profit d’une certaine idéologie, tenter d’imposer leur vision du monde :

L’institutionnalisation de la liberté morale s’accompagne, dans les sociétés modernes, d’un phénomène endémique : le terrorisme à prétentions morales. Le point de départ de ce phénomène est toujours le même : un groupe social en vient à développer des doutes de type moral quant à la légitimité de l’ordre social dominant, au motif que cet ordre ne respectait pas les critères de l’universabilité mutuelle. Tout d’abord, il se constate de bonnes raisons de prendre des mesures politiques susceptibles de contribuer à pointer du doigt l’injustice présumée de la société en question ; mais cette voie ainsi ouverte par l’institution de la liberté morale est abandonnée dès que la mise en question de l’ordre existant dégénère progressivement en la mise en doute de toutes les règles d’action existantes161.

Par cette proposition, Honneth suggère donc que divers groupes terroristes contemporains puissent poser leurs actions sur la base d’un moralisme excessif. De façon toutefois paradoxale, il soulève aussi que les actions posées par ces moralistes excessifs

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puissent reposer sur un principe d’opposition au pouvoir institutionnel qui est alors en place. Cependant, sous quel prétexte de tels groupes peuvent-ils prétendre que leur vision de l’Occident soit préférable à celle défendue par nos institutions démocratiques ? D’autre part, cette proposition soumise par Honneth selon laquelle une opposition au pouvoir en place ou à la volonté démocratique puisse être considérée comme du « terrorisme », semble très réductrice. Ces gestes de violence comme ceux commis par la bande à Baader162,auxquels

Honneth réfère, seraient donc une façon de moraliser ces populations occidentales qui peuvent être, ici je spécule de façon aussi simple qu’a pu le faire Honneth, corrompue par un processus de surconsommation et une certaine démoralisation due à un individualisme croissant.

Dans son ouvrage de pratiquement six cent (600) pages, Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, il nous semble qu’Axel Honneth aurait bien pu se permettre de développer, préciser et étayer son propos, au-delà de trois (3) simples pages. La lecture qu’il fait de cette attitude contestataire ou anticonformiste pourrait nous permettre de spéculer, avec le cas du « printemps érable » par exemple, sur le fait que les étudiants qui furent alors concernés, en opposition à un gouvernement accusé par ceux-ci de « marchandiser »163

l’éducation, auraient pu être considérés comme ces « terroristes moraux » auxquels Honneth fait référence. Lors du printemps 2012, un conflit opposa plusieurs associations étudiantes au gouvernement provincial libéral du Québec, qui proposait alors une hausse considérable des frais de scolarité pour l’enseignement supérieur. Suite aux propositions du gouvernement et à l’entêtement de celui-ci à demeurer sur ses positions, de nombreux groupes de manifestants s’organisèrent dans les rues, afin d’exprimer maintes requêtes, dont celle de limiter les hausses tarifaires imposées. En quelque sorte, les étudiants s’opposaient à un gouvernement qu’ils jugeaient moralement défaillant. Pourtant, nous pouvons tout aussi bien spéculer sur le fait que bon nombre d’entre eux ne comprenaient pas même en totalité les enjeux visés par un tel conflit.

Qui sommes-nous pour juger des motivations propres à chacun de ces individus, qui évoluent avec un quotidien qui peut être tout à fait différent du nôtre ? Une telle réduction de l’opposition au pouvoir, au titre de « terrorisme », rapproche une fois de plus Honneth de cette critique à laquelle il doit fréquemment faire face, lui reprochant de défendre un appel au conformisme. Dans sa théorie de la reconnaissance, il se fonde sur un désir que peut avoir l’individu de correspondre aux attentes du groupe auquel il est le plus naturellement identifiable, afin de développer une certaine confiance. La lecture qu’il propose du

162 La bande à Baader est en fait Fraction armée rouge. Ce groupe terroriste oeuvra en Allemagne entre 1968

et 1998. La naissance du groupe concorde avec l’apparition des mouvements mondiaux de révoltes d’étudiants. Ils manifestèrent en opposition au conflit du Viêt-Nam, face à l’assassinat de JFK et en soutien à des hommes comme he Guevara et Martin Luther King.

163 La notion de « marchandiser » l’éducation réfère au fait de réduire celle-ci à un simple bien de

consommation, plutôt qu’à considérer la culture comme une richesse puis à aussi considérer les externalités positives qui peuvent en découler.

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« terrorisme », tel qu’il a pu le vivre en Allemagne vers la fin du XXe siècle, nous laisse véritablement entrevoir ce même type d’appel au conformisme, comme en témoigne le cas de la journaliste, Ulrike Meinhof164 :

Il est toutefois certain que la journaliste politiquement très active n’abandonna pas du jour au lendemain, à ce moment capital de son existence, l’ensemble de ses convictions morales. Le plus probable est qu’au lieu de cela elle parvint à un stade, dans son universalisme moral même, jusqu’alors resté intact, où, brusquement, tout lui parut moralement justifiable pour combattre avec les armes l’ordre social qu’elle vivait comme un ordre injuste. C’est ici, à l’instant d’une concentration extrême des événements historiques, que peut s’observer la transformation de la liberté morale en l’une de ses formes pathologiques. Les considérations morales d’Ulrike Meinhof – si tant est qu’il soit permis de recourir à ces termes au regard de son délire grandissant – furent alors synonymes d’une oblitération progressive de l’ensemble des réalités institutionnelles de son environnement social, ne donnant plus lieu à la fin qu’à un universalisme entièrement abstrait, détaché de tout réel : celui des « opprimés de tous les pays » (« Unterdrückten aller Länder »)165.

Ainsi, en précisant que « le point de départ de ce phénomène est toujours le même », Honneth prend un grand risque, alors qu’il semble effectivement suggérer que toute opposition au pouvoir serait porteuse d’une certaine aspiration au « terrorisme ». Pourtant, dans une entrevue qu’il a accordée le 16 juillet 1956 Mao Tze Tung166 affirmait que plusieurs

groupes s’opposaient aux États-Unis. Considérant les États-Unis comme la principale incarnation d’un pouvoir universel, devrions-nous considérer toute communauté qui s’y oppose comme étant de son côté l’incarnation de ce terrorisme auquel Honneth fait référence ?

Partout, les États-Unis arborent l’enseigne de l’anticommunisme pour agresser d’autres pays. Les États-Unis se sont endettés partout dans le monde : ils ont des dettes envers les pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique ; ils en ont aussi auprès des pays d’Europe et d’Océanie. Le monde entier, la Grande-Bretagne y compris, déteste les États-Unis. Les larges masses populaires les détestent. Le Japon les déteste parce qu’ils l’oppriment. Il n’existe aucun pays en Orient qui ne soit en butte à leur agression. Ils ont envahi notre province de Taïwan. Le

164 Ulrike Meinhof (1934-1976) est journaliste et écrivaine. Elle fut aussi l’une des combattantes les plus actives

du groupe Fraction armée rouge des années 1960 en Allemagne. Elle fut arrêtée, puis jugée et condamnée pour ses actions.

165 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 188.

166 Mao Zedong (1893-1976) devient, en 1943, le premier président du Parti communiste chinois, avant que ce

parti ne prenne le pouvoir, puis qu’il ait la chance de devenir le premier président de la République populaire de Chine, le 27 septembre 1954. Il est principalement reconnu pour l’épisode de la Longue Marche et la victoire de l’Armée populaire de libération (1949). Il publia notamment : De la nouvelle démocratie (1940), De la juste solution des contradictions au sein du peuple (1957) et La guerre révolutionnaire (1936-1938).

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Japon, la Corée, les Philippines, le Viet Nam et le Pakistan sont tous victimes de leur agression, et pourtant certains de ces pays sont leurs alliés167.

En ce qui a trait à cette question relative à l’opposition singulière face au pouvoir de la majorité, il devient à nouveau très intéressant de nous référer à John Stuart Mill et à son œuvre De la liberté168 :

À la vérité, les hommes de génie sont et demeureront probablement toujours une faible minorité ; mais pour qu’il y en ait, encore faut-il entretenir le terreau dans lequel ils croissent. Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont, ex vi termini, plus « individuels » que les autres, et donc moins capables de se couler, sans que cette compression ne leur soit dommageable, dans les quelques moules que la société fournit à ses membres pour leur éviter la peine de se former un caractère. Si, par timidité, les hommes de génie se résignent à entrer dans un de ces moules, et à laisser s’atrophier cette partie d’eux-mêmes qui ne peut s’épanouir sous une telle pression, la société ne profitera guère de leur génie. Si en revanche, ils sont doués d’une grande force de caractère et brisent leurs chaînes, ils deviennent une cible pour la société qui, parce qu’elle n’a pas réussi à les réduire au lieu commun, se met alors à les montrer du doigt et à les traiter de « sauvages », de fous ou autres qualificatifs de ce genre169.

Le fait qu’Honneth cherche donc à rattacher différence ou opposition au terme de « terrorisme », se distance fortement de cette vision que pouvait entretenir Mill de l’originalité ou du génie. Selon Honneth, s’il y a différence, il y a absence de reconnaissance et s’il y a affirmation de cette différence, il y a absence de liberté. Quoique ne parvenant pas à éviter la tournure assez simpliste qu’il nous propose du terrorisme contemporain, Honneth tente tout de même d’apporter une légère clarification :

Il existe, dans la modernité, d’autres formes d’agir terroristes, qui n’invoquent pas en priorité l’atteinte aux intérêts universels, mais plutôt la défense de valeurs spécifiques. Mais, lorsque les protagonistes se sont laissé guider, dès le commencement de leurs actions, par des idées d’universalisme moral, c’est la logique mortifère d’une dé-limitation [Entgrenzung] de l’auto-législation fondée qui vient inspirer la formation de leurs convictions terroristes : parce que ces protagonistes excluent les normes d’action déjà existantes de la justification de leurs propres actions, pour ne retenir de très abstraite façon que les intérêts d’une partie opprimée de l’humanité, les bonnes intentions initiales se transforment fatalement en délires de grandeur et de violence révolutionnaire170.

167 Zedong, M. (1956). L’impérialisme américain est un tigre de papier, entretien accordé à deux personnalités

latino-américaines, le 16 juillet.

168 Mill, J.S. (1990). De la liberté, 242 pages. 169 Ibid., p. 160-161

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Par cette justification, Honneth arrive tout de même à mieux expliquer de quelle façon la tentation à l’extrémisme peut prendre place chez certains individus. Cependant, ce qu’Honneth semble toujours négliger, c’est cette notion de « certains individus » qu’il a lui- même évoquée, alors qu’il suppose les actions de « l’ensemble d’un groupe donné » puissent reposer sur une même idéologie moralement supérieure, du même type que celle exploitée par le « moraliste désinhibé ». D’aucune façon il ne laisse entrevoir que de tels gestes puissent être posés par des individus en situation d’isolement, totalement détachés de leur groupe d’appartenance. Pour mener à bien son traitement, Honneth a soudainement choisi d’utiliser un raccourci assez simple et de limiter au concept de groupe son investigation. Il entre ainsi en contradiction avec la méthode qu’il a jusqu’ici explorée, alors que depuis le début de son travail, il ne dirige ses critiques que sur des perspectives plutôt individuelles. Même ses deux critiques que nous avons su précédemment illustrer, portaient sur l’impossibilité d’universaliser la morale et d’y accéder de façon rationnelle. Pourquoi donc en revient-il, sur cette analyse du terrorisme contemporain, à faire porter à un groupe, une seule et même lecture du monde qu’il qualifie de « morale idéologique ».

Par contre, l’élément principal qu’Honneth tente de mettre en évidence, par cette critique du « terrorisme », est cette tentation qu’a l’homme d’utiliser la violence pour faire passer ses messages. Parfois, et cela Honneth ne le soulève même pas, certains individus ou certains groupes peuvent, au nom de la paix, faire la guerre. Pour mieux démontrer cette pathologie qui, nous en demeurons convaincus en est une, il nous semble qu’il lui aurait été préférable d’utiliser des cas isolés. L’exemplification de certains individus, qui posent effectivement des gestes terroristes pouvant porter atteinte à leur propre vie, en justifiant ceux-ci par une idéologie morale, aurait offert à l’auteur, il nous semble, un meilleur point d’appui. Avec le type d’exemples offertes par Honneth, il semble bien évident que les perspectives du jeu d’influence politique ou de la simple quête de pouvoir, ont rapidement été évacuées de l’analyse. Honneth aurait même pu développer davantage sa critique et mettre en évidence la complexité qui se rattache à ces questions. Il semble que par leurs actions militaires, les pays membres des Nations Unies (principalement les États-Unis), entrent eux-mêmes en contradiction avec les principes moraux par lesquels ils tentent de justifier leurs prétentions impérialistes :

Alors que les bombes et missiles pleuvaient sur Bagdad et les malheureux conscrits irakiens tapis dans le sable, George Bush annonçait fièrement le slogan du nouvel ordre mondial : « C’est nous qui avons le dernier mot. » Le « dernier mot » a bientôt été explicité avec clarté lorsque les fusils se sont tus et que Bush est revenu à la pratique antérieure consistant à fournir aide et soutien à Saddam Hussein pendant que celui-ci écrasait sans merci les soulèvements chiites et kurdes sous les yeux des forces alliées victorieuses, qui ont refusé de remuer le

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petit doigt pour intervenir. […] Un plan saoudien de soutien au soulèvement chiite indigène a été rapidement étouffé par l’administration Bush171.

Le fil conducteur utilisé par Honneth depuis le début de sa critique sur la liberté morale nous semble toujours porteur, mais le type d’exemples qu’il a choisi d’utiliser pour cette section sur le terrorisme nous apparaît cependant trop limité. Une telle question est très complexe et comme nous avons pu le soulever, il devient très difficile de nous positionner et d’affirmer laquelle, parmi deux communautés, peut représenter la communauté de référence et laquelle autre, peut pour sa part représenter la communauté dite « terroriste ».

Bref, le fait de ramener le terrorisme contemporain à l’idéalisme moral, semble trop réducteur pour y appuyer un tel argumentaire sur les pathologies de la liberté morale, d’autant plus que dans certains pays, l’idée de liberté demeure très abstraite, ou du moins très distincte de la conception néolibérale que nous en entretenons. Honneth, il nous semble, ne peut se permettre d’évacuer l’ensemble du contenu culturel et sociohistorique propre à toutes ces communautés non modernes qui se retrouvent en interaction avec l’Occident. Encore là, un certain paradoxe devient évident, alors qu’Honneth rappelle sans cesse l’importance des divers vécus de signification. Ici, il n’en tient pourtant aucunement compte et il réfléchit les tensions vécues par l’Orient ou par le Moyen-Orient, comme saurait seulement le faire un homme de l’Occident moderne.

Quoiqu’il en soit, la démonstration des deux premières pathologies qui proposent d’une part un isolement face au monde et d’autre part, une perspective aveugle au monde vécu, nous semble juste. En ce qui a trait à cette pathologie pouvant mener au terrorisme, elle est peut-être possible, mais Honneth, probablement par maladresse méthodologique, n’est pas parvenu à nous le démontrer de façon claire et indiscutable. Comme solution, une présentation d’individus isolés, qui sont porteurs des mêmes traits de personnalité que les « moralistes désinhibés », aurait assurément mieux justifié la prise de position endossée par Honneth. Malgré ce constat d’échec, tout comme ce fut le cas dans sa déconstruction de la liberté juridique, Honneth est tout de même parvenu avec son investigation sur la liberté morale, à démontrer certaines limites de celle-ci.

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