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PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE)

Chapitre 5 De la liberté sociale

Maintenant que nous avons pu mettre en évidence les limites propres aux libertés juridiques et morales, en plus d’illustrer pourquoi Axel Honneth suggérait la liberté sociale comme thérapie, il nous est possible d’explorer, de façon plus exhaustive, comment Honneth conçoit cette liberté sociale. Alors que dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, Axel Honneth décline la liberté sociale en trois ordres (le « « nous » des relations personnelles », le « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché » et le « « nous » de la formation démocratique de la volonté »), nous pourrons ici mieux explorer ces ordres, puis découvrir si elles sont porteuses, elles aussi, de pathologies qui viendraient limiter leur portée. Il sera pour y parvenir très intéressant d’analyser ce concept « d’évolutions sociales négatives », auquel Honneth fait référence. En nous penchant sur certains auteurs qui critiquent déjà les diverses conceptions occidentales contemporaines de la liberté, nous verrons dans quelle mesure ces évolutions négatives ne sont pas en fait d’autres formes de pathologies, qu’Axel Honneth, afin de maintenir la structure qu’il accorde à sa théorie, se refuserait à voir comme telles.

Dans le chapitre III de son plus récent ouvrage, Axel Honneth traite de la liberté sociale comme d’une solution aux pathologies qui peuvent découler des conceptions juridiques et morales contemporaines de la liberté. Pour justifier son choix, Honneth réfère aux auteurs que sont Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas, afin de démontrer que leur théorie de la discussion s’appuie de façon apriorique, sur le concept de liberté sociale. Honneth ne voit donc pas la discussion comme un élément à ajouter au concept de liberté, mais plutôt comme une condition sine qua non de la réalisation du cadre social de la liberté. C’est en prenant appui sur cette précondition propre à la réalisation d’une communauté de discussion, qu’Honneth peut affirmer poursuivre, voire développer, les travaux d’Habermas :

Le modèle théorique communicationnel élaboré en commun par Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas propose un concept de liberté individuelle qui, s’il se situe encore à l’intérieur du territoire de la liberté réflexive, renvoie déjà à celui d’une liberté sociale ; car, à la différence de conceptions traditionnelles, monologiques, de la liberté réflexive, ces deux auteurs soutiennent que seule une interaction discursive intersubjective peut permettre le type d’auto-contrôle [sic] rationnel qui fait le noyau le plus intime de la liberté. Ce qui rend « sociale » cette nouvelle conception, discursive, de la liberté, c’est le fait qu’elle envisage une institution bien déterminée de la réalité sociale non plus comme un pur et simple additif à la liberté, mais comme le médium et la condition de la mise en application de cette liberté. De ce point de vue, les sujets individuels ne peuvent réaliser les

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actes réflexifs nécessaires à l’auto-détermination qu’à la condition d’interagir socialement avec d’autres, agissant de même sur le mode de la réciprocité189.

Par cette affirmation, Honneth semble aller au-delà du fait de suggérer que la liberté sociale puisse constituer une thérapie. La socialité serait, selon lui, un élément inévitable qui est déjà présent en amont, avant toute autre caractéristique pouvant être considérée comme une condition fondamentale de la liberté. Par cette proposition, Honneth s’inscrit assurément dans la continuité des auteurs du contrat social190 et des penseurs de l’idéalisme allemand191.

Pour la plupart de ceux-ci, l’intersubjectivité ou la réciprocité fait en sorte que l’individu n’est pensable qu’en relation avec ses pairs. C’est d’ailleurs vers une telle conception qu’Honneth tente de nous diriger, en effectuant sa démonstration qui porte sur les effets thérapeutiques de la liberté sociale. En fait, il suggérait déjà, dans La Lutte pour la reconnaissance, une avenue similaire, alors qu’il y affirmait que tout individu cherche à se faire reconnaître par ses pairs. Il s’agit une fois de plus d’une démonstration de son intention de positionner l’individu au cœur du social.

La critique qu’Honneth adresse à l’éthique de la discussion, est de maintenir cette condition du social, à l’extérieur de la discussion elle-même. Pourtant, Apel et Habermas soutiennent que l’individu doit absolument se situer auprès de ses pairs pour discuter. Seulement, plutôt que de considérer cette communauté de discussion comme l’un des multiples accidents du monde vécu, ils l’érigent en événement transcendantal ou en méta- institution :

Le fait que l’individu dépende de partenaires discursifs pour formuler sa volonté propre, et faire de cette façon l’expérience de la liberté, est ici envisagé tantôt comme un fait anhistorique, rationnel, et tantôt comme une nécessité historiquement efficiente ; mais ces auteurs ne tirent jamais de leur prémisse de départ – voulant que la liberté est nécessairement intersubjective – la conclusion que des structures de pratiques institutionnalisées sont nécessaires pour amorcer ce processus d’auto-détermination réciproque. Dans la théorie de la discussion, la « discussion » est comprise soit comme un événement transcendantal, soit comme une méta-institution, mais jamais comme une institution particulière dans la multiplicité de ses manifestations sociales ; c’est qu’il y manque la décision qui conduirait à la concrétion historique elle-même nécessaire à une bonne compréhension des fondements institutionnels de la liberté192.

C’est donc dans le but de dépasser cette aporie laissée patente par les auteurs de l’éthique de la discussion, qu’Honneth a dû se rabattre une fois de plus sur la lecture

189 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p.71

190 On peut ici faire allusion aux Grotius, Hobbes, Locke, Rousseau ainsi qu’aux reprises faites par les Kant,

Fichte et Hegel.

191 Les principaux auteurs de l’idéalisme allemand sont : Kant, Fichte, Schelling et Hegel. 192 Ibid., p. 72

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hégélienne de la liberté. Cela explique pourquoi Honneth se réfère fréquemment à la Sittlichkeit (éthicité), pour développer sa conception thérapeutique de la liberté sociale. Le problème des autres conceptions de la liberté comme, par exemple, la liberté négative ou la liberté réflexive, est de n’offrir que des conditions de liberté qui demeurent abstraites. De cette façon, l’individu ne peut jamais réellement accéder à une liberté juste, équitable et réalisable effectivement:

Bien que l’extension intérieure de la liberté vienne garantir que soient seulement poursuivis des buts n’obéissant à aucune autorité extérieure, les chances véritables que ces buts soient réalisés ne sont absolument pas prises en compte. […] : non seulement les intentions individuelles doivent être menées à bien sans la moindre interférence extérieure, mais la réalité extérieure, sociale, doit pouvoir être conçue comme libre de toute hétéronomie et de toute contrainte193.

C’est donc dans le but d’explorer comment la liberté sociale peut nous permettre d’atteindre une certaine effectivité, qu’Honneth lui accorde une place si importante et tente, par cette division en trois sphères qu’il opère, de nous démontrer explicitement ses avantages. Ce qu’il entend réaliser, c’est de mettre en évidence les règles communes qu’à peu près tous les individus d’une même communauté peuvent partager, sans toutefois réaliser l’importance qu’ils y accordent. À partir de cette observation et de cette extraction, il lui sera possible d’illustrer, d’une façon plus schématisée et ordonnée, quels sont ces critères et impératifs que nous observons, que nous respectons et qui peuvent nous permettre d’envisager notre socialité comme une liberté sociale thérapeutique.

Honneth pourra donc se référer à la Sittlichkeit hégélienne et à la structure de celle-ci, en plus de dresser certains parallèles avec sa propre théorie de la reconnaissance, qui offre aussi le même genre de structure194. Cela lui permettra de démontrer les parallèles

conséquents entre ces deux approches théoriques et cette nouvelle éthicité démocratique qu’il nous propose. Il en reviendra à nous de demeurer vigilants face aux propositions de l’auteur, afin de déceler certaines failles qui pourraient illustrer des limites ou des pathologies, propres à cette liberté sociale, entendue comme éthicité démocratique.

193 Ibid., p. 73

194 Il semble important à ce stade de rappeler que dans le chapitre V de La lutte pour la reconnaissance, Honneth

illustre assez bien, par la démonstration du cœur de sa théorie, comment nos modèles de reconnaissance intersubjective se réalisent par nos relations d’amour, de droit, puis de solidarité. Il reprenait ainsi les concepts propres à l’éthicité hégélienne de famille, société civile et d’État. Ce seront d’ailleurs ces mêmes concepts qui lui permettront de conserver une organisation tripartite et de nous proposer une liberté sociale comme thérapie, qui est incarnée dans nos relations interpersonnelles, dans nos actions sur le marché ainsi que par notre libre droit à la participation démocratique (famille, société, État).

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