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PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE)

Chapitre 8 De la « démagocratie »

8.4 Le droit à la démocratie ?

Suite à cette synthèse des cinq conditions nécessaires à la réalisation d’une éthicité démocratique, puis face aux risques et aux espoirs soulevés par les nouvelles possibilités qu’offre l’avènement du monde numérique, Honneth accorde une portion assez importante de son ouvrage à ce que l’on pourrait qualifier de sixième condition. En fait, afin de rendre cette liberté sociale effective, puis d’entériner l’ensemble des idées communément approuvées par les individus concernés, d’une communauté de participation, il est nécessaire de passer par l’intégration de l’État. C’est cet organe qui a la possibilité de transformer en action les idées proposées par une communauté.

Ainsi, l’État vient remplir cette sixième condition implicite qui est celle qui permet aux individus de croire que leur opinion aura une véritable effectivité et une portée réelle. Si les individus ne croient pas que leurs points de vue ou que les suggestions ressortant de vastes processus de discussion, seront mis en œuvre, leur engagement sur cette route démocratique sera peu probable ou, encore, inexistant :

Les membres de la société qui se complètent dans la confrontation de leurs opinions doivent, dans l’accomplissement des pratiques sociales, pouvoir croire que leurs choix sont assez efficients pour se traduire dans la réalité collective. L’organe social qui doit apporter à leurs convictions une telle effectivité est, depuis le début des révolutions politiques des XVIIIe et XIXe siècles, l’État de droit démocratique327.

Sans cet État, les individus se retrouvent seuls, laissés à eux-mêmes. Étrangement, nous avions d’entrée de jeu cherché à illustrer les limites évidentes de cet État de droit, afin de procéder à cette reconstruction normative tel qu’Honneth suggère de le faire pour l’éthicité démocratique. Cependant, une fois les caractéristiques procédurales de cette constitution d’une éthicité démocratique mises en place, il nous faut maintenant veiller à réaliser son effectivité. Suite à cette reconstruction, il importe de se réapproprier le concept d’État de droit, afin de démontrer les avantages qu’il pourrait apporter. Cela nous permettra un dépassement d’une lecture de l’État qui ne serait qu’uniquement pessimiste. Une fois les paramètres de la liberté sociale redéfinis, elle pourrait passer d’une conception idéologique ou d’un idéal abstrait à une délimitation des conditions d’effectivité propres à une véritable reconnaissance inclusive.

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Honneth, pour illustrer les avantages que nous pouvons retirer de cet outil que constitue l’État de droit, réfère régulièrement à Durkheim, Dewey et Habermas. Selon le regard de ces auteurs, l’État ne devient plus une institution qui positionne les individus dans une relation de dépendance, mais celui-ci devient plutôt l’incarnation des volontés populaires dans une institution législative permettant la réalisation d’une véritable éthicité démocratique :

Aux yeux de Durkheim, déjà, l’activité première et essentielle de l’État consiste en l’institutionnalisation et en la consolidation de ces droits que les citoyens se sont en principe déjà accordés les uns aux autres afin d’atteindre l’objectif d’une auto-législation non contrainte. Et Habermas, pratiquement un siècle plus tard, justifie la séparation des pouvoirs entre les organes étatiques de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, au motif qu’elle doit garantir un contrôle mutuel dont tout l’objet est de servir uniquement la mise en application vérifiable et neutre de l’opinion de la majorité du peuple, une opinion négociée sur le mode de la délibération328.

Ainsi, l’État représente cet organe qui permet aux individus de communiquer et de s’entendre entre eux. Il s’agit dès lors d’une reconnaissance sociale des membres, les uns envers les autres. C’est de cette façon, en s’appuyant sur les propositions faites par des auteurs comme Durkheim et Habermas, qu’Honneth peut défendre l’État en tant que sixième condition pouvant permettre la réalisation effective d’une liberté sociale comme thérapie. Par contre, Honneth prend le soin d’illustrer que sur un tel terrain, le réalisme reste de mise :

En effet, le fait de concevoir l’État moderne, en raison de ses conditions de légitimation, comme un « organe » ou une collectivité chargés de la mise en application pratique de décisions démocratiquement négociées, cette conception de l’État moderne, donc, nous offre un instrument nous permettant de déterminer les chances de réaliser la liberté sociale, y compris dans cette sphère de l’agir étatique. Lorsque nous adoptons toutefois une vision historique débarrassée de toute illusion morale sur le plan moral, une vision réaliste, l’évolution de l’État moderne ne se présente depuis sa fondation que comme un processus d’accroissement continuel d’un pouvoir dont la légitimité est tout simplement usée jusqu’à la corde329.

Ainsi, Honneth, quoique fortement interpellé par ces potentialités propres à l’organisation d’un État démocratique, entretient certaines réserves qui nous semblent légitimes. Il maintient certains doutes face à cette possibilité que puisse véritablement se réaliser un État de droit qui incarnerait la volonté du peuple, par et pour ce dernier. L’État, par principe de souveraineté ou de sécurité, pose maintes actions qui demeurent non explicitement souhaitées par sa population. Cette propension à utiliser le prétexte de la sécurité et de la protection mène même nos États à faire la guerre. Aux yeux de l’auteur, « la

328 Ibid., p. 467 329 Ibid., p. 468

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différence existant entre l’État-providence de l’époque « sociale-démocrate » et l’État totalitaire du « troisième Reich » ne résiderait plus alors – pour le dire de façon outrancière – que dans le degré de sévérité moindre des instruments de contrôle des « sujets », des instruments de contrôle désormais « soft », et non plus « hard ». 330»

Cependant, Honneth lui-même ne saurait se limiter à une lecture aussi simpliste du rôle de l’État. En nous restreignant à cette lecture portant sur la protection des conditions effectives d’une éthicité démocratique, nous manquons, selon ce dernier, l’essentiel qui est la progression de compromis normatifs et aussi des accidents qui ont pu nous mener où nous en sommes aujourd’hui, en ce qui a trait à nos diverses conceptions du vivre-ensemble. Aux yeux d’Honneth, l’État démocratique est une excellente chose en soi, mais c’est l’utilisation qu’en font les hommes, une utilisation intéressée, qui vient pervertir le rôle de cette institution :

D’un côté, il peut apporter une protection à une sphère publique de la formation de la volonté démocratique, ou étendre cette dernière, d’une manière incomplète ou même sélective. D’un autre côté, il peut tenter de mettre en œuvre les résultats d’une telle auto-législation discursive de façon purement unilatérale, ou même « partiale ». […] Nous pourrions très facilement mentionner bon nombre d’autres cas d’une telle pratique du pouvoir extra-juridique moderne du fait d’États prétendant être « démocratiques ». Mais même cette troisième possibilité d’une utilisation détournée de la puissance étatique, en l’occurrence son utilisation visant à une répression ou une manipulation intentionnelle de l’opinion publique, ne peut apparaître au grand jour que comme une « utilisation détournée », et donc comme un moyen d’exercer illégitimement le pouvoir, tant qu’est adoptée la perspective normative voulant que l’agir étatique a grand besoin d’être démocratiquement légitimé331.

Ces trois éléments soulevés par Honneth, nous font simplement réaliser à quel point l’État est devenu un organe trop puissant, qui permet maintes dérives et qui est à mille lieux de ce qu’il pourrait incarner, afin de réaliser l’éthicité démocratique souhaitée par l’auteur. L’État semble n’être devenu qu’un simple organe de pouvoir, qui à travers l’histoire, a su incarner tout ce qu’il est aujourd’hui possible de critiquer. Il fut tantôt bourgeois, tantôt paternaliste, alors qu’il ne fut à ce moment qu’occupé par des hommes. Il fallut maintes luttes intellectuelles et mouvements de révolution pour affaiblir sa capacité d’intervention332.

Cependant, l’État de droit dans son état actuel et malgré le fait qu’il ait dû faire face à ces divers mouvements de contestation, ne nous semble pas plus démocratique qu’il ne l’était auparavant.

330 Ibid., p. 469 331 Ibid., p. 470

332 Nous pouvons ici penser à la Révolution américaine de (1774-1783), à la Révolution française (1789-1799),

à la Rébellion de Satsuma (1877), au Japon, puis plus récemment, sous la forme de microcosmes, à la guerre d’Algérie (1955-1962), à la Révolte de mai 1968 (1968) et au Printemps arabe (2011).

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Honneth mentionne que cette sixième condition en est une sine qua none pour permettre la réalisation des cinq conditions précédentes, qui visent toutes la réalisation d’un passage à la liberté effective, mais avec le recul qu’il montre, nous sommes en droit de penser que l’inverse serait peut-être plus légitime. Si Honneth se veut si critique envers l’utilisation que nous faisons de l’État de droit, ne voit-il pas que c’est justement parce que le peuple est désinformé, parce que les médias manipulent l’information, puis parce que les rôles de direction sont encore aujourd’hui occupés par une élite oligarchique, que l’État de droit se maintient dans sa forme pervertie ? Par moment, il semble lui-même l’admettre, sans toutefois oser y prendre appui :

Les bureaucraties d’État toujours plus puissantes devinrent un facteur tout à fait déterminant du maintien de l’exclusion politique des couches sociales dépendant d’un salaire, et donc de la perpétuation de la domination de classe. […] Une fonction publique dont les membres étaient en règle générale issus de la moyenne bourgeoise, et n’avaient pas encore internalisé de longue date les idées d’égalité démocratique, avait fréquemment tendance, dans les procédures bureaucratiques du quotidien, à tirer profit de telles libertés d’appréciation, et ce afin de consolider ses propres positions de pouvoir, ou celles de sa classe d’origine333.

De plus, il semble évident que le maintien de cette bourgeoisie qui est en fonction au niveau de l’administration publique ne se fait pas de façon démocratique. Certes, elle s’effectue selon les diverses modalités de représentativités propres à nos États nation, mais que peut-on penser de la légitimité de ces processus, quand nous savons bel et bien, que les cinq principales conditions préalables à l’efficacité démocratique de l’État ne sont pas respectées. Malgré le fait qu’une séparation plus claire soit aujourd’hui présente au niveau des divers paliers étatiques, la démocratie que nous connaissons n’est pas plus informée qu’auparavant, puis les médias ne sont pas plus soumis à un examen de rationalité :

Entre les principes de légitimation de l’État de droit et leur réalisation politique, il n’existait pas seulement un écart fait de revendications juridiques encore non exaucées, mais aussi un écart fait d’opinions et d’habitudes institutionnelles. Pour cette raison, toute conception de l’État de droit démocratique ne focalisant son attention, sur le plan normatif, que sur les nécessités fonctionnelles juridiques d’une formation de la volonté délibérative, ainsi que sur l’exercice du pouvoir démocratiquement légitimé, se montrera tout à fait malavisée. En effet, il nous faut tout autant prendre en considération des éléments non juridique tels que les mœurs, les usages et les styles de comportement si nous ne voulons pas perdre de vue le fait que, dans les organes exécutifs de l’État – police, justice, bureaucratie et même armée -, les principes de l’égalité juridique peuvent être

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mis en pratique d’une manière plus ou moins appropriée, que ce soit démocratiquement ou de façon autoritaire334.

Afin d’illustrer comment les peuples parviennent à entériner, soutenir et reproduire le même genre d’État que celui que nous nous affairons à critiquer, Honneth a recours à la psychanalyse freudienne. Il traite du fait qu’une insécurité généralisée et qu’une quête du moi, par des populations fort peu informées, ont pu mener à la mise en place d’institutions comme l’Église et l’État nation. Ces institutions ont su, selon Honneth, tirer avantage de cette insécurité généralisée, afin de mettre la main sur des populations entières :

Freud, à partir de ces observations relevant de la psychologie des masses, en concluait que les États disposant de compétences considérables et des fortes attributions juridiques qui les accompagnent représentent un risque civilisationnel, y compris lorsqu’ils sont ancrés normativement dans des constitutions démocratiques. En effet, leur présence envahissante, leur monopole sur les solutions aux problèmes de la vie sociale les plus divers font d’eux des structures institutionnelles taillées sur mesure pour être l’objet d’une vénération spontanée, l’ « objet d’amour » d’une multitude d’individus, faisant ainsi tomber tous les obstacles à leur transformation en une masse manipulable à volonté335.

Cette perspective, bien que certains auteurs aient tenté de la renverser par le passé, demeure aujourd’hui tout à fait pertinente. Elle vient en fait relativiser la légitimité de tous nos processus démocratiques, en plus de remettre en question la rationalité des engagements pris par le peuple. Cette circularité entre l’État et la population a pour effet d’orienter notre regard vers une perspective d’avenir encore plus sombre. L’État, dans sa forme actuelle, limite l’accessibilité démocratique au peuple. Il protège une certaine bourgeoisie oligarchique, tandis que le peuple, lui, dans un épais brouillard d’ignorance entretenu par des médias traditionnels trop souvent partisans, puis par une lourdeur propre à la régression continuelle des conditions socio-économiques globales, ne parvient plus à exprimer clairement sa volonté. Ainsi, il devient impossible aux individus de procéder à une véritable co-construction de leurs intérêts et de les livrer à leurs dirigeants de façon claire et équivoque. Il devient de moins en moins réaliste d’envisager un État nation qui incarne cette volonté populaire ou cette éthicité démocratique. Pourtant, les recherches effectuées par Axel Honneth nous démontrent clairement que nous avons les moyens d’y parvenir.

Face à cette distance sans cesse croissante entre le peuple et l’État, il y a les survivants. Il y a cette somme incalculable d’individus qui ne cessent de se distancer d’un monde qui pourtant leur appartient. Peut-être en fait qu’Axel Honneth a raison de voir l’expansion du « web » d’un œil aussi optimiste. Peut-être cette toile de communication sera l’outil de

334 Ibid., p. 479 335 Ibid., p. 482

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rédemption d’une humanité perdue qui se noie aujourd’hui dans une perspective procédurale où le rôle de l’éthique et de la normativité est occulté par cette lecture quantitative du monde. Malgré la Seconde Guerre mondiale, malgré la mise en place d’une Déclaration universelle des droits de l’homme, malgré une vive course à l’armement, le conflit traversé en Algérie, les nombreux mouvements de 1968 (étudiants, Détroit, Boston, Seattle) et malgré les plus récents conflits observés au Moyen-Orient, les caractéristiques de l’État nation occidental n’ont guère évolué. Malgré tous ces conflits et ces luttes anti-répression, la reconnaissance s’incarne toujours comme Hegel avait pu l’anticiper, par diverses luttes de position et non pas en mode collaboration. Même les questions de nationalisme ou d’inclusion culturelle ne sont toujours pas parvenues à solutionner cette question de la concrétisation d’espaces effectifs pour la formation de la volonté démocratique.