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RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

3. Le point de vue interactionniste : une perspective microsociologique

Dans le premier chapitre de cette thèse, nous avons mené une revue de la littérature comptable pour tenter de comprendre la construction de l’identité de l’associé, afin de rendre compte du devenir associé, dans la dimension identitaire du terme. Devenir au sens d’être. Nous avons conclu que cette littérature ne traite pas de l’associé en tant que tel, mais de l’auditeur en général, en déduisant l’identité de l’associé de la construction de celle de l’auditeur. L’associé est alors le produit du moule identitaire façonné par les cabinets d’audit, le meilleur « non- associé ».

Nous nous interrogeons en effet dans ce travail, pour savoir si l’associé est bien un auditeur comme les autres et qu’à ce titre on peut extrapoler l’identité de l’auditeur à la population des associés. Dans le cas contraire, il mérite d’être étudié en tant que professionnel, afin de

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comprendre qui il est et comment il construit son identité au travail. Nous choisissons pour ce travail d’adopter la posture interactionniste, qui valorise les professions comme des formes d’accomplissement de soi.

« L’activité professionnelle de n’importe qui doit être étudiée comme un processus biographique et même identitaire. » (Dubar et Tripier 1998, p. 95)

Pour les interactionnistes, toutes les activités de travail (au sens d’occupations, de métiers) peuvent être considérées comme des activités professionnelles, quel que soit le prestige associé à son exercice, et quels que soient les revenus qui en sont générés. Les différents disciples de l’Ecole de Chicago vont alors étudier en profondeur les univers professionnels des chauffeurs de taxi (Davis 1974), des enseignants, des ouvriers dans les ateliers d’usinage de freins (Roy 1952, 1954), des gardiens-concierges, des musiciens de jazz (Becker 1963) ou bien des médecins (Hughes 1958). L’idée sous-jacente est d’échapper aux rhétoriques professionnelles stéréotypées véhiculées par les professionnels eux-mêmes, et notamment dans les professions qui se réclament d’être nobles, prestigieuses et désintéressées. La critique est ouvertement adressée aux fonctionnalistes qui distinguent les professionnels servant l’intérêt général des salariés travaillant à leur intérêt particulier. Leur ambition est alors de rendre compte des processus effectifs, de décrire les activités professionnelles quotidiennes et d’expliquer les problèmes concrets rencontrés dans le cadre du travail. Ainsi par exemple, un enseignant évoquant son métier parle de ses relations avec les élèves ou avec ses collègues, évoque le contenu de ses cours ou des difficultés qu’il rencontre sur le plan intellectuel. En revanche on peut penser qu’il omettra de mentionner que son activité professionnelle inclut également la correction de copies ou la saisie de notes. Ces activités sont « cachées » dans le discours mais apparaissent dans l’observation des pratiques. C’est dans cette mise en situation que l’on peut réellement saisir l’individu et comprendre ce qu’il fait, comment il pondère les différentes tâches et ce qui est valorisant ou non à ses yeux, et ainsi comprendre comment il se construit en tant que professionnel. Selon la vision interactionniste qui gomme les spécificités entre « profession » et « occupation », entre métiers modestes et professions prétentieuses (Evetts 1992, p. 123-126), toute activité professionnelle est régie par de multiples processus, des négociations, et des conflits. La profession est un processus en recomposition permanente.

« Les professions sont des processus historiques de segmentations incessantes, de compétitions entre segments, de « professionnalisation » de certaines segmentations et de « déprofessionnalisation » d’autres segments, la restructuration périodique sous

142 l’effet des mouvements de capital, des politiques des Etats ou des actions collectives de ses membres » (Dubar 1991, p. 58).

Il est alors intéressant de saisir la construction de l’identité dans toute la complexité de son élaboration, en tenant compte des différentes influences de l’histoire, de la culture professionnelle ou des différents moments historiques au cours desquels elle est saisie.

En particulier, Hughes analyse la profession médicale en profondeur et s’intéresse notamment au système de promotion au sein de la profession. Il remarque que la progression hiérarchique se fait certes par des grades formels et officiels mais s’accompagne également d’une division « morale » des tâches, au sens d’une séparation symbolique entre les tâches accomplies et les tâches déléguées au niveau inférieur. Appliquée à la division médicale du travail, connue pour la rigidité de sa hiérarchie, celle-ci s’est construite autour du degré d’impureté des tâches accomplies. Ainsi remarque-t-il que l’infirmière, gagnant en promotion, délègue les taches les plus humbles à ses collègues de l’échelon inférieur.

« Ce qui permet d’insister sur le fait que la division du travail va bien au-delà du simple phénomène technique, et qu’elle contient d’infinies nuances psychosociologiques. »

(Hughes et Chapoulie 1996)

Hughes explore alors la profession en examinant la division morale du travail, c’est-à-dire la répartition des tâches au sein d’un même métier, selon leur valeur morale ou symbolique, et selon leur degré de dignité. Cela lui permet alors d’analyser la hiérarchie au travail, non plus simplement comme un système officiel et normé mais également en prenant compte la dimension symbolique de la hiérarchie et son côté informel. Certes, cette division des tâches s’articule avec la hiérarchie formelle, elles se superposent. Ainsi à l’hôpital, les aides- soignantes traitent-elles des corps souillés et des excréments, alors que les médecins n’y sont jamais exposés. Mais la division morale du travail permet également d’introduire des niveaux de hiérarchies plus informels, plus cachés et qui sont pourtant essentiels à la compréhension de l’organisation d’une profession. Ainsi existe-t-il une hiérarchie informelle au sein des avocats par exemple, même quand ceux-ci semblent, au moins officiellement, hiérarchiquement équivalents. Traiter des affaires criminelles, en France, est symboliquement moins respectable que s’occuper des requêtes au Conseil d’Etat.

Pour saisir cette division morale du travail, Hughes opérationnalise la notion de sale boulot (dirty work). Certaines tâches sont moins avouables que d’autres, et leur analyse permet de mettre à jour les systèmes de hiérarchies informelles et non officielles, pourtant nécessaires à

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la compréhension de l’organisation d’une profession. Il existe donc une séparation hiérarchique entre les tâches humbles et les tâches prestigieuses, entre les grades hiérarchiques, mais également au même grade d’une même fonction. Ainsi, le professionnel est-il amené, dans le cadre de son travail, à exercer une activité prestigieuse et valorisante, qui est officiellement mise en avant mais aussi des tâches plus dégradantes ou moins avouables, qui sont tues. Il se crée alors un décalage, au sein d’une même fonction, entre d’une part, le poste idéal et prestigieux décrit par la profession et d’autre part des activités plus secrètes et moins respectables, que Hughes appelle le sale boulot, ou « dirty work ».

« La délégation du sale boulot fait aussi partie du processus de mobilité professionnelle. Pourtant dans certains métiers, parfois très prestigieux, une telle délégation n’est que partiellement possible. Le sale boulot peut constituer une partie essentielle de cette même activité qui confère au métier son charisme comme, pour le médecin, le traitement du corps humain. Il semble ici que le côté ingrat du travail fait d’une certaine façon partie intégrante du rôle prestigieux de celui qui l’effectue. Il reste dans ce genre de cas à en déterminer l’incidence sur les relations présentes sur la scène où s’accomplit le travail (drama of work). » (Hughes et Chapoulie 1996, p. 83).

Le sale boulot est alors caché ou au moins non avoué, afin de ne pas menacer l’identité des individus, et notamment le prestige associé à leur poste. Que les médecins traitent les corps malades est une évidence, mais ce n’est pas ce qui est mis en avant dans la description de la profession, qui préfère mettre en avant l’idée de la sauvegarde des vies humaines. Le secret entretenu aide au maintien de l’identité, au moins de façon symbolique.

« For, since prestige is so much a matter of symbols, and even of pretensions— however well merited— there goes with prestige a tendency to preserve a front which hides the inside of things; a front of names, of indirection, of secrecy (much of it necessary secrecy). » (Hughes 1958, p. 49)

La notion de secret nécessaire pour maintenir le prestige est intéressante et nous proposons de la retenir pour analyser nos résultats. Sans cesse, nous ne cessons de nous confronter au flou des règles et à l’incertitude des process. Hughes nous amène ici à nous interroger sur ce flou entretenu : qui sert-il ? Quels intérêts sont préservés par l’absence de règles claires ?

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Plus généralement, les interactionnistes de l’école de Chicago offrent une approche des professions qui tranchent avec les autres courants de la sociologie des professions. Leur idée centrale est d’affirmer qu’au sein des professions, les différents métiers ne sont pas isolés les uns des autres et qu’on ne peut réduire l’étude d’un métier à une seule interaction fondamentale ou un seul groupe professionnel. Ce premier point confirme l’impossibilité d’extrapoler l’identité des auditeurs à la population des associés, car ceux-ci constituent une population professionnelle à part entière, en interaction avec le reste des auditeurs mais développant une identité particulière, intéressante à analyser pour saisir la complexité de la profession d’auditeur.

Par ailleurs, un des apports originaux de l’interactionnisme est l’idée qu’il n’existe pas de métier totalement homogène ou unifié. Il n’existe pas une façon d’être ouvrier, chauffeur de taxi, infirmière ou expert-comptable. En effet, les professions sont parcourues d’un certain nombre de tensions internes, de différences sur la façon d’exercer le travail. Par conséquent, une étude prenant en compte la diversité professionnelle, l’hétérogénéité des populations, et s’attachant à y inclure les différences et les points de vue individuels est riche en enseignements et en complexité. Les interactionnistes plaident donc pour la prise en compte des parcours et histoires individuels, replacés dans le contexte et dans la perception de chacun de son travail, en fonction de son histoire propre. Sans négliger les aspects factuels de l’exercice quotidien de tâches concrètes ou de la division formelle de l’organisation hiérarchique, il est intéressant et riche d’apports de resituer l’exercice des professions dans leur contexte, dans l’histoire des individus et dans un système complexe d’interactions, qui permettent de mettre à jour la complexité de la construction professionnelle des individus.

En adoptant ce point de vue microsociologique des interactionnistes, et en nous concentrant en particulier sur ce processus de construction biographique et identitaire, nous cherchons à comprendre comment s’organise la profession et comment se structure son leadership, à travers la figure identitaire de l’associé d’audit dans les Big Four. Alors que la littérature organisationnelle tend à assimiler l’associé à son organisation, parlant tour à tour, et sur le même plan du cabinet Big Four ou de ses associés, le point de vue sociologique nous permet de personnifier les Big, d’en parler comme des acteurs en étudiant au plus près de leur quotidien, au travail, dans leurs relations avec leurs pairs les associés qui forment la structure du leadership de ces cabinets. L’associé devient en quelque sorte le « concept » concret qui permet de saisir les Big, et de les étudier dans leur fonctionnement microsociologique : on étudie l’interaction entre les agents au sein de la structure directement au niveau de l’individu. La vision

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microsociologique interactionniste nous semble donc permettre de saisir le devenir associé dans sa dimension identitaire et biographique.

Le point de vue sociologique permet de s’intéresser à l’associé en tant qu’acteur et sujet de l’organisation, et de rentrer dans l’organisation pour mieux comprendre le fonctionnement de sa gouvernance et de remettre les hommes au cœur des processus. Dans cette section, nous avons parcouru les différents courants d’analyse sociologique des professions et des professionnels. La vision interactionniste est celle qui permet, à notre sens, de mieux comprendre le professionnel en train de se faire, et à ce titre, de saisir qui est l’associé d’audit, à partir de ce qu’il fait, et des relations et interactions qu’il entretient avec ses collègues et subordonnés. C’est cette perspective microsociologique que nous choisissons pour la suite de notre travail de thèse, pour saisir le devenir associé dans sa dimension identitaire et biographique.

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Section 2 : Une analyse processuel du devenir par l’opérationnalisation du

concept interactionniste de carrière

La vision interactionniste permet d’adopter un point de vue microsociologique, pour replacer les hommes au cœur du processus de construction identitaire et saisir le devenir associé dans sa dimension biographique, afin de saisir l’acception identitaire du devenir. Nous cherchons également à saisir la dimension processuelle du devenir associé. Pour cela, nous nous sommes penchés sur l’étude du promotion-to-partner process dans la littérature organisationnelle, en regrettant la non prise en compte de la globalité de la carrière des auditeurs pour analyser la décision de cooptation. Nous souhaitons adopter une vision longitudinale, qui nous permet de considérer les acquisitions dans le temps et la continuité du processus de construction identitaire.

C’est dans cette littérature interactionniste, autour des travaux de l’école de Chicago et plus particulièrement dans les travaux de Hughes (1958) et Becker (1963) que nous puisons le concept interactionniste de carrière, qui permet d’étudier les carrières des associés comme un processus longitudinal de devenir et de nous inscrire dans une étude dynamique de la décision de cooptation des associés d’audit dans les cabinets Big 4. Nous voulons étudier le processus complet, incluant le devenir avant et après cette cooptation.

Cette section est structurée comme suit : en premier lieu, nous définissons le concept de carrière, tel que précisé dans la littérature interactionniste ou opérationnalisé dans la sociologie politique de l’engagement en France, afin d’en dégager les concepts fondamentaux (Partie 1). Puis nous développons les concepts interactionnistes que nous souhaitons mettre en œuvre pour l’analyse de nos résultats et ainsi pour justifier notre positionnement épistémologique, notre approche méthodologique ainsi que notre grille d’analyse empirique (Partie 2).

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