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La construction identitaire comme moyen de contrôle des auditeurs : la création du « moule »

RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

3. La construction identitaire comme moyen de contrôle des auditeurs : la création du « moule »

En audit plus encore que dans bien des métiers, l’édification de l’identité dépend du regard porté par autrui sur le travail effectué. S’il est négatif, ce regard expose l’auditeur au risque d’une dégradation de son estime de soi, s’il est positif, il apporte à l’inverse au sujet une gratification identitaire. Aussi les commissaires aux comptes ont-il le souci permanent du regard des autres, et notamment de celui de leurs pairs (chefs ou collègues de même grade) et de celui des audités (Guénin 2008, p. 179).

Les chercheurs se sont alors demandé, et c’est l’objet de cette partie, si l’organisation n’a pas intérêt à produire une image idéale de l’auditeur, à construire une identité parfaite à laquelle s’identifier, afin de contrôler le comportement, l’attitude et les valeurs, et donc en quelque sorte l’identité de l’auditeur. Dutton et al. (1994) estiment en effet que plus un individu s’identifie à une entité, plus il sera enclin à adopter la perspective de l’entité et à agir dans son meilleur intérêt. Dans notre cas, l’intérêt du cabinet devient alors d’orienter les comportements vers LA figure identitaire idéale, afin que les auditeurs puissent s’y identifier.

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La littérature en sociologie des professions s’est longuement interrogée sur le sujet du contrôle des professions telles que médecins, avocats ou professeurs d’université, doutant de l’efficacité du contrôle bureaucratique, et envisageant plutôt ce contrôle comme la conséquence de l’intégration par l’individu d’un processus de socialisation à long terme. Pour Covaleski, Dirsmith & al. (1998), le contrôle bureaucratique est inefficace voire contre-productif auprès des professionnels parce qu’ils ont le plus souvent intégré les normes et standards de la profession. Pour eux, les auditeurs sont contrôlés avant tout par l’institutionnalisation de la norme, plus que par les contrôles bureaucratiques. Grâce à deux techniques spécifiques, le Management Par Objectifs (Management By Objectives – MBO) et le parrainage (Mentoring), les cabinets orientent les comportements vers un idéal, et forgent un « corporate clone », véritable projection des valeurs, des objectifs et des normes de l’organisation. Dirsmith, Covaleski & leurs co-auteurs (1998) utilisent le cadre conceptuel de Foucault pour justifier ce « contrôle par la norme ». Dans Surveiller et Punir (1975), Michel Foucault analyse la normalisation des comportements sociaux par la référence permanente à la norme, qui définit la discipline que chacun doit respecter, y incluant des codes vestimentaires, les horaires, le design architectural… Dirsmith, Covaleski & leurs co-auteurs appliquent ce juge de la normalité que décrit Foucault, au milieu de l’audit, où une norme idéale de comportements, de valeurs, d’attitudes, i.e. une norme identitaire idéale est posée comme point de référence pour tous les membres du cabinet, y compris les associés. Le Management par Objectifs (MBO) devient alors un outil disciplinaire qui encode les buts organisationnels du cabinet et, devenant critères d’évaluation, ils sont intégrés par les auditeurs dans leur pratique professionnelle quotidienne. De cette façon, les acteurs, pensant agir pour leurs intérêts propres, agissent en fin de compte dans l’intérêt du cabinet. L’évaluation permanente en audit permet d’orienter les comportements professionnels vers une norme fixée par l’organisation, et, l’auditeur la faisant sienne, elle devient un élément caractéristique de son identité au travail.

“He (…) observed that this emerging identity of being « chargeable » was less associated with possessing expertise and wielding knowledge than with managing business relations with clients.” (Covaleski et al. 1998, p. 317)

Le parrainage, qui fonctionne mieux dans les cabinets anglo-saxons qu’en France, est une technique d’encadrement des juniors par plus seniors qu’eux, qui permet, selon les auteurs, d’absorber et d’intérioriser les aspects les plus subtils, les plus tacites et les moins codifiables

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des objectifs de l’organisation, dont les supérieurs sont déjà imprégnés et qui les aident à développer leur nouvelle identité d’auditeurs, dès l’arrivée en cabinet.

“His success, and his identity was more closely associated with mimicking the behavior of his mentor and his mentor’s mentor, both of whom were partners.” (Covaleski et al.

1998, p. 317).

Le moule de l’audit, le « corporate clone » comme l’appellent Covaleski, Dirsmith & al. est donc forgé par l’organisation, comme point de référence pour les auditeurs, qui se doivent, pour réussir, de s’y conformer en intégrant l’attitude et les valeurs de la norme. Pour cela, l’organisation cherche à favoriser le désir d’appartenance à un groupe, par une socialisation très forte de ses membres au sein du cabinet.

Dans sa recherche sur la définition de l’auditeur professionnel, Grey (1998) fait référence au « BSF type » mentionné par les auditeurs interrogés, comme incarnation d’une notion identitaire idéale, structurant le concept de professionnalisation en le renvoyant à un modèle-type à atteindre. En compilant les témoignages des personnes interrogées dans un grand cabinet d’audit britannique, il renvoie la notion d’identité à une façon d’être, de se comporter, non réductible à des critères précis mais plutôt comme une alchimie de valeurs qui mises ensemble, forment un « BSF-type » idéal, que nous qualifions de moule, et auquel ses interviewés font constamment référence.

“Their own preferred way of articulating professionalism was through the invocation of the “BSF type”.” (Grey 1998, p. 580).

Cette notion concentre à la fois une apparence extérieure mais également un type de caractère, basé sur l’agressivité, l’esprit de compétition, de travail et la jeunesse et le dynamisme. Ce comportement type n’est pourtant en aucun cas prescrit par les organisations professionnelles, mais semble bien être produit et reproduit par les cabinets d’audit au cours du processus de professionnalisation. Le moule apparaît donc comme un produit des grands cabinets d’audit. Par ailleurs, les gender studies confirment l’existence de ce « moule identitaire » quand elles dénoncent le stéréotype masculin, figure idéale à laquelle il faut que l’auditeur se conforme pour évoluer dans le cabinet (Kumra et Vinnicombe 2008), et qui permet d’expliquer la faible présence numérique des femmes dans les plus hautes fonctions des cabinets d’audit (Dambrin et Lambert 2006 ; Boni-Le Goff 2010).

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La socialisation joue un rôle de contrôle dans la construction identitaire de l’auditeur, en s’appuyant sur le désir d’appartenance de l’individu et son désir de reconnaissance professionnelle. C’est le philosophe français René Girard, cité par Henri Guénin (2008), qui met en avant l’idée du désir mimétique : tout être humain poursuit une quête d’identité au cours de laquelle il croise tôt ou tard une personne qu’il juge supérieure à lui et prend pour modèle. Ce que cette personne désire ou possède – source présumée de sa supériorité perçue – est alors désiré par imitation. Aussi les relations de désir ne sont-elles pas rectilignes mais triangulaires, et le désir non spontané, mais mimétique (Guénin 2008, p. 329). Les chercheurs démontrent alors que c’est en jouant sur le besoin d’appartenance à un groupe que l’organisation va pouvoir contrôler l’identité des professionnels qui la composent. La technique de contrôle intervient par le biais d’une culture organisationnelle qui oriente les comportements des collaborateurs dans un sens compatible avec celui souhaité par le management des cabinets. La pensée critique dénonce alors un contrôle par intériorisation des valeurs et des normes constitutives de la culture, qui vont structurer les modes de pensées et d’actions des auditeurs, et par l’influence des relations inter individuelles au sein des cabinets. Les auditeurs sont en effet assez peu souvent en cabinet, puisque chez le client pour effectuer les missions : la socialisation, qui permet la transmission de la culture et de l’identité, intervient donc par relation entre individus sur le terrain : il y a mimétisme (Herrbach 2000). L’équipe d’audit devient en quelque sorte, le lieu de la socialisation des individus, qui peu à peu, au gré de la rotation des équipes, bénéficient d’une acculturation progressive au contact de plus expérimentés qu’eux.

Il apparaît donc qu’identification à un groupe et imprégnation d’une culture sont des variables qui entrent en jeu dans la construction de l’identité, et les recherches analysent cette culture pour comprendre comment l’individu se construit d’un point de vue identitaire.

On peut penser la coopération communautaire comme fondée, en partie, sur le besoin d’appartenance des individus à un groupe (Mourey 2008).

« La coopération avec un autre est une manière de lui dire que l’on appartient au même univers que lui, que nos identités sont proches » (Bernoux 1999).

La recherche d’une reconnaissance d’une forme de statut de membre d’une communauté et le désir de préserver et de développer cette identité commune fondent la coopération. Les professionnels sont alors encouragés à travailler ensemble, à partager leurs valeurs et à forger un groupe fort, dans lequel chacun se reconnaît. On retrouve alors les caractéristiques

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principales du contrôle clanique d’Ouchi (1980) : le principe d’adhésion aux objectifs communs supplante les intérêts individuels. Les traditions apparaissent comme des « règles implicites » (Girin 1995, p. 244) et sont reconnues par les membres du clan. Elles permettent de conférer une légitimité à l’autorité, favorisent la réciprocité des échanges et le respect des valeurs et des croyances communes (Mourey 2008, p. 296).

Par conséquent, la littérature nous montre un auditeur désireux d’appartenir à la communauté professionnelle dans laquelle il travaille, et tend à se conformer à l’image idéale du professionnel véhiculée par la socialisation au sein du cabinet. On assiste alors à une standardisation des comportements, des valeurs, de la façon de s’habiller, de la manière de parler ou de gérer sa carrière. L’individu est dépassé voire modelé par la structure : il existe un standard professionnel, qui façonne l’identité des auditeurs des cabinets d’audit Big 4.

La question qui nous habite désormais est : le moule comportemental qui façonne l’identité des auditeurs et que la littérature comptable précise voire dénonce, est-il applicable à la figure identitaire de l’associé ? L’associé est-il un produit du moule ou bien une figure à part, qui demande, en tant que telle, une étude particulière approfondie ?

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En conclusion, la littérature comptable interprétative et critique définit l’identité des auditeurs à partir de processus sociaux qui dépassent l’individu : ce sont la structure et les environnements sociaux qui contribuent à la formation de l’identité de l’auditeur au travail. L’identité n’existe pas en soi, mais elle est construite collectivement par les acteurs de l’organisation, voire par l’organisation elle-même. Le cabinet d’audit projette une image de l’auditeur idéal comme référence identitaire ultime et les professionnels, par le biais des processus de socialisation, et suivant le désir mimétique et leur besoin d’appartenance à un groupe, cherchent à se conformer à ce « moule », qui fera d’eux des figures identitaires du succès. On pourrait alors lire la socialisation comme un instrument de gestion, et un outil de construction de l’identité de l’auditeur. La littérature comptable adopte donc une lecture résolument critique de la construction identitaire des auditeurs, en privilégiant le rôle dominant de la structure dans la formation des identités.

Toutefois, on peut s’interroger pour savoir si ce « moule » identitaire s’applique à la construction de l’identité de l’associé d’audit, qui lui-même fait partie de la structure en tant qu’actionnaire et dirigeant. Est-il un auditeur comme les autres, permettant d’extrapoler le « moule » de l’auditeur à la construction de l’identité de l’associé ou bien est-il une figure plus autonome dont l’identité se construit différemment, par un processus à étudier plus précisément que jusqu’à présent dans la littérature comptable ?

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Section 4 : L’associé est-il un auditeur comme les autres ?

Dans cette section, nous nous interrogeons sur la pertinence d’une lecture critique de la construction identitaire de l’associé d’audit dans les grands cabinets internationaux. En particulier, nous réfléchissons aux conséquences théoriques du moule identitaire des auditeurs sur la définition de l’identité des associés, et sur la pertinence d’une approche critique ou structuraliste pour étudier le processus de socialisation des associés (Partie 1). Nous procédons ensuite à une revue de littérature de la figure identitaire de l’associé dans la littérature, revue brève car la figure de l’associé est étonnamment absente de la littérature comptable sur la profession (Partie 2). Nous finissons en considérant la position atypique de l’associé dans la structure de carrière des auditeurs, entre continuité et rupture, qui lui confère un statut particulier, mais également plaide pour un traitement à part de son processus de construction identitaire (Partie 3). Nous concluons, à l’issue de cette section, notre premier chapitre, en précisant notre question de recherche et en proposant d’élargir l’étude du « devenir associé » à la littérature organisationnelle.

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