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RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

1. Le rôle dominant des Big 4 dans la profession comptable

1.1. Les cabinets Big structurent la profession

La sociologie des professions s’intéresse à l’évolution de la profession comptable et on a vu récemment un nombre croissant d’études historiques sur le développement de la profession ou des institutions professionnelles (Suddaby et al. 2007 ; Ramirez 2013). Cette approche historique témoigne, dans sa quasi-globalité, d’une suprématie des grands cabinets d’audit internationaux, les Big, au sein de la profession comptable.

Les grands cabinets comptables sont nés au milieu du XIXème siècle, au Royaume-Uni puis se sont développés, d’abord aux USA et dans le monde, à la faveur de la Révolution Industrielle et de l’internationalisation du commerce mondial et de la globalisation des échanges de capitaux. Le capitalisme naissant, avec ses marchés d’actions spéculatifs et peu contrôlés, exigeait une grande crédibilité de l’information financière et l’accès à l’information de tous les investisseurs, y compris les plus petits. La théorie de l’agence justifie ainsi l’existence de l’audit par l’incapacité d’individus ou de groupes d’individus investisseurs d’obtenir par eux-mêmes l’information ou l’assurance dont ils ont besoin.

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“The audit function has evolved in response to a perceived need of individuals or groups in society who seek information or reassurance about the conduct or performance of others in which they have an acknowledge and legitimate interest.” (Flint 1988)

La “Joint Stock Companies Act” de 1844 préconise au Royaume-Uni l’établissement de bilans pour les entreprises et la nomination d’auditeurs pour vérifier les comptes des sociétés, préconisation qui devient obligatoire à partir de 1900 (Teck-Heang et Ali 2008). A cette époque les auditeurs sont essentiellement choisis parmi les actionnaires par leurs pairs, et leur but est avant tout de détecter la fraude et les erreurs techniques.

Dans les années 20, le développement de l’audit passe du Royaume-Uni aux Etats-Unis. Après la crise de 1929 et le krach de Wall-Street, l’économie connaît un redémarrage et notamment une croissance de l’investissement. La Bourse se développe et les institutions de crédit facilitent le développement des marchés de capitaux. L’augmentation de la taille des entreprises favorise une plus grande séparation de la propriété et du management. Le besoin de confiance dans la sincérité des états financiers devient primordial et peu à peu la mission de l’audit évolue de la détection de la fraude vers l’apport croissant de légitimité et de confiance dans les états financiers des entreprises (Teck-Heang et Ali 2008). La Securities and Exchange Commission

Act aux Etats-Unis (1934) et la Companies Act au Royaume-Uni (1948) rendent obligatoire

l’audit du compte de résultat.

Les grands cabinets s’organisent et gagnent en puissance, grâce à la mise en œuvre de techniques innovantes adaptées au volume des échanges, comme l’échantillonnage ou le concept de matérialité, et s’appuient de plus en plus sur les systèmes de contrôle interne de leurs clients. Le terme Big apparaît à la fin des années 60 pour désigner les dix premiers cabinets par le chiffre d’affaires et les effectifs des classements professionnels américains. Après des fusions successives entre les membres de cette catégorie, les dix sont devenus six au milieu des années 80 puis cinq suite à la fusion de Price Waterhouse et de Coopers & Lybrand en 1998 et enfin, avec la disparition brutale d’Arthur Andersen en 2002 suite au scandale Enron, ils sont devenus les Big 4 (cf Figure 5).

90 Figure 5 : mouvements de fusions dans les cabinets Big depuis 1960

Les cabinets multinationaux sont d’abord le produit d’un modèle professionnel spécifique qui est né et a prospéré dans le monde anglo-saxon (Ramirez 2003, p. 63). Le modèle professionnel de ces grands cabinets est donc teinté de valeurs anglo-saxonnes, se développant autour de la profession libérale, auto-réglementée. Le « gentleman-professionnel » fait preuve de qualités morales et d’indépendance, alliées à des qualités techniques qui en font quelqu’un de remarquable (Macdonald 1989, p. 55). Toutefois, même si le modèle professionnel s’inspire de l’exercice libéral, on peut dire que la profession gagne en puissance et en visibilité dès la Première Guerre Mondiale, en admettant en son sein, des comptables salariés, qui viennent grossir les rangs de la profession et donnent ainsi du pouvoir aux instituts professionnels, et consolident la présence et la légitimité des comptables dans les grandes entreprises industrielles et commerciales.

A la fin des années 60, les Big 10 auditent les filiales des groupes britanniques outre-Manche et utilisent l’exercice légal et obligatoire de l’audit pour pénétrer auprès des organes de décisions de ces entreprises et vendre des prestations de conseil. Le « professional accountant » met en avant sa réputation et son statut social sans renier sur le caractère commercial de son activité. (Ramirez 2003)

Les cabinets vont savoir s’appuyer sur les avancées technologiques pour auditer des clients de plus en plus gros et de plus en plus complexes, et gagner ainsi en puissance et en expertise. En faisant évoluer leur approche d’audit, vers l’audit des systèmes ou l’analyse des risques (Robson et al. 2007), ils parviennent à s’imposer comme un acteur incontournable du marché dont la signature revêt une légitimité et une crédibilité sans conteste. Cette légitimité leur permet également de vendre de plus en plus de services non-audit, devenus missions secondaires, et

1960's : Big 10 1980's: Big 8 1990's: Big 6 2000's : Big 5 / s ince 2002: Big 4

Arthur Andersen Arthur Andersen Arthur Andersen [Arthur Andersen] - … 2002

Arthur Young & Co. Arthur Young & Co. Ernst & Young Ernst & Ernst (US) Ersnt & Young (1989)

Whinney Murray (US) Ernst & Whinney (1979)

Deloitte & Co (UK) Deloitte,Hasking&Sells (1978) Deloitte Touche Tohmatsu (1989) Deloitte Touche Tohmatsu Haskins & Sells (US) Touche Ross (1980)

Peat Marwick Mitchell Peat Marwick Mitchell KPMG (1987) KPMG

Coopers Brothers (UK) Coopers & Lybrand (1973) Coopers & Lybrand

Lybrand, Ross Bros.&Montgomery Price Waterhouse Coopers (1998)

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qui leur apportent un chiffre d’affaires et un volume de clientèle difficilement concurrençables. En 2000, les revenus du conseil vendus par les Big sont supérieurs aux revenus de l’audit aux USA (Teck-Heang et Ali 2008). Les scandales financiers du début des années 2000 vont provoquer une crise de confiance dans le travail des auditeurs et mettre fin à cette course effrénée aux honoraires. La Sarbannes-Oxley Act va séparer les métiers de l’audit et du conseil, en vue de renforcer les règles d’indépendance de la profession.

Aujourd’hui, les Big 4 représentent un modèle de cabinets multinationaux et multidisciplinaires, proposant une culture professionnelle standardisée, un recrutement et des méthodes de travail propres et adaptées aux caractéristiques multinationales de l’essentiel de leur clientèle (Cooper et Robson 2006). Avec le développement du conseil juridique et fiscal, du conseil en organisation ou de l’ingénierie financière, ils constituent de véritables « supermarchés de l’expertise » (Dezalay 1992), par ailleurs très présents et influents dans les lieux de production de débats, de normalisation ou de savoirs comptables. Couplée à leur poids économique, cette capacité à peser sur les règles et les normes comptables internationales auprès des instituts professionnels ou des organes de réglementation comptable complète le modèle professionnel des grands cabinets d’audit. Ils ont su, au fil des années, investir suffisamment de moyens humains pour renforcer cette influence et conforter leur réputation internationale d’une signature « fiable ».

Les Big 4 constituent un oligopole multidisciplinaire et multinational et ils dominent très largement le marché mondial (cf Figure 6). En audit, ils représentent 70% du marché mondial5. Au Royaume-Uni, les Big 4 auditent 99 des 100 premières sociétés cotées du FTSE 1006. En termes d’honoraires, la part de marché totale des Big 4 pour les sociétés cotées dépasse 90% dans la plupart des Etats membres de l’UE7. Depuis 2006, en France, les Big Four (et leur plus

proche concurrent Mazars) récoltent 62 (76) mandats, sur les 80 que représentent les sociétés du CAC 40 (40 entreprises, en co-commissariat aux comptes).

5 La Tribune, 15/10/2010

6 Economic Affairs Committee – Second Report Auditors : Market concentration and their role (report ordered by the House of Lords, 15 March 2011

http://www.publications.parliament.uk./pa/ld201011/ldselect/ldeconaf/119/11905.htm#a3

7 Etude de la London Economics sur l’impact économique des systèmes de responsabilités des auditeurs, Septembre 2006 - table 5, pages 22-23. http://ec.europa.eu/internal_market/auditing/liability/index_en.htm

92 2012 Revenues Employees PwC $ 31,5 bn 180 000 Deloitte $ 31,3 bn 193 000 Ernst&Young $ 24,4 bn 167 000 KPMG $ 23 bn 152 000 $ 110,2 bn 692 000

Figure 6 : : chiffre d’affaires et nombre de salariés dans les Big Four dans le monde, en 20128.

Le marché mondial de l’audit est extrêmement concentré, ce qui fait des Big 4 des acteurs incontournables, en particulier en ce qui concernent l’audit des plus grosses sociétés. C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement à ces cabinets Big 4, et à leurs « gouvernants ». Les Big Four ont su s’imposer et dominer leur marché en diffusant un

Business Model global et standardisé, qui s’est implanté localement quasiment partout dans le

monde, et aujourd’hui, s’intéresser à la profession comptable revient à étudier les Big, leur organisation et leur structure. Nous cherchons à comprendre, dans ce travail de thèse, en quoi ce modèle spécifique et international des Big impacte l’identité des associés, qui constituent la tête de ces cabinets, et en particulier, comment le design des carrières oriente la cooptation de certains auditeurs au rang d’associés.

Par ailleurs, nous avons choisi de nous focaliser sur les associés d’audit, plutôt que sur ceux issus du conseil ou du droit, en ce que l’audit présente un schéma particulier de carrière, où les promotions et la cooptation interviennent « en vase clos » : en effet, il n’y a pas (ou quasi pas) d’embauches en cours de carrière et les promotions se disputent entre collègues de longue date, y compris pour la cooptation à l’association. Ce modèle particulier permet d’observer les trajectoires des auditeurs de façon longitudinale et sans être « polluée » par des nouveaux

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entrants arrivés entre temps, avec des expériences différentes et non nécessairement comparables.

1.2. Comprendre la profession en étudiant l’organisation

Les approches sociologiques traditionnelles de la profession se sont heurtées à l’évolution de la structure des professions et notamment l’émergence d’organisations multinationales complexes (Muzio et al. 2013). Pourtant, les conclusions des études sociologiques convergent avec celles des études organisationnelles, attestant du rôle majeur joué par les Big dans le développement de la profession comptable. Pour Suddaby & al. (2007), ils sont responsables de l’émergence d’un champ de régulation transnationale pour les firmes de services professionnels. A partir d’une analyse néo-institutionnelle de la création de ce nouveau champ, on observe un glissement dans les frontières structurelles de la réglementation professionnelle avec l’apparition de nouveaux acteurs que sont les Big.

Le numéro spécial de Journal of Management Studies de juillet 2013 contribue, à partir d’une lecture néo-institutionnelle de la mutation des professions ou des métiers qui s’ambitionnent comme tels, à connecter formellement la recherche sur les firmes de services professionnels avec les recherches précédentes en sociologie des professions. Se focalisant principalement sur le changement institutionnel, les chercheurs critiquent le cadre dominant du pouvoir et des conflits d’intérêts largement utilisé en sociologie des professions, en pointant du doigt le fait qu’il empêche de voir certaines réalités du travail professionnel aujourd’hui et le rôle sociétal plus large joué par les professions aujourd’hui. En particulier, les auteurs soulignent la difficulté de traiter le contexte organisationnel croissant du travail professionnel avec les outils du cadre traditionnel d’analyse sociologique. Le numéro de JMS choisit alors d’adopter un point de vue néo-institutionnel avec l’ambition d’intégrer, de consolider et de développer un cadre d’analyse systématique, pour établir une alternative théorique et présenter des perspectives d’analyse en sociologie des professions. Etudier la professionnalisation leur permet de contribuer à la compréhension de l’institutionnalisation de la vie sociale. Et, ce faisant, ils mettent à jour la dimension organisationnelle de la professionnalisation contemporaine, montrant comment les organisations agissent comme des sites et des acteurs du projet professionnel. En considérant les professions non pas comme des objets mais comme des process, ils identifient les mécanismes par lesquels ces process créent, maintiennent ou changent les professions, les organisations et les institutions. Grâce à cette étude dynamique du process de

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professionnalisation, le numéro spécial de JMS permet de contribuer à relier sociologie des professions et études des organisations comme sites de professionnalisation.

S’inspirant de cette approche, notre travail de thèse ambitionne de lier les recherches sur les organisations et la sociologie des professions et de mieux comprendre le modèle économique des Big en étudiant les pratiques et les identités des acteurs individuels. Comprendre la profession, ses acteurs principaux et ses évolutions récentes nous renseigne à la fois sur la nature de la profession comptable et sur les individus qui la composent, mais également sur ses structures et sa façon de s’organiser. Nous proposons, dans ce contexte, d’étudier la littérature organisationnelle et la vision qu’elle nous donne de la profession comptable et en particulier du personnage de l’associé.

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