• Aucun résultat trouvé

RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

1. Le concept interactionniste de carrière

La perspective interactionniste s’inscrit dans la contestation d’une vision structuraliste, jugée trop normalisante et trop déterministe. Elle adopte résolument le point de vue de l’individu, encastré dans des interactions sociales, au sein de l’organisation mais aussi en dehors de celle- ci. L’expérience d’Hawthorne (Roethlisberger et Dickson 1939) a montré que des individus, se

147

sachant observés au cours d’une expérience, modifient leurs comportements et démontrent une plus grande motivation. Cette étude et les suivantes qui en découlent, vont influencer le courant interactionniste qui va se concentrer sur la façon dont les acteurs individuels influencent et développent leur propre réseau de relations sociales et les interactions informelles au sein d’organisations et de structures formelles.

1.1. La définition de la carrière par Everett Hughes

Les travaux qui construisent la légitimité et le fondement du courant interactionniste sont ceux de l’école sociologique de Chicago et notamment, l’œuvre séminale d’Everett Hughes. Ce dernier définit la carrière de la façon suivante :

“(…) A career consists, objectively, of a series of status and clearly defined offices. (…) There will be typical sequences of position, achievement, responsibility, and even of adventure. The social order will set limits upon the individual's orientation of his life, both as to direction of effort and as to interpretation of its meaning. Subjectively, a career is the moving perspective in which the person sees his life as a whole and interprets the meaning of his various attributes, actions, and the things which happen to him.” (Hughes

1958, p. 63)

Hughes, dans cette définition, met en avant la double dimension de la carrière, d’une part objective, comme une suite factuelle et observable de positions occupées par un individu au sein d’un système professionnel ; et d’autre part subjective, liée aux modifications des motivations, désirs ou ressentis des individus. Hughes regrette que la tendance bureaucratique ait tellement envahi les entreprises et le monde du travail en général, qu’elle laisse l’impression d’un chemin tout tracé dans le monde du travail, de la sortie de l’université jusqu’à la retraite. Pourtant, cette bureaucratisation des carrières au niveau organisationnel ne rend pas compte de la bataille permanente de l’individu à travers les méandres du monde professionnel.

Avant tout, les interactionnistes nous donnent un objectif méthodologique, celui de comprendre et de découvrir les chemins de carrières qui constituent une profession. Pour les mettre à jour il faut savoir repérer les moments clés d’une carrière et la séquence temporelle dans laquelle ils se situent. Si certains sont clairs, officiels voire institutionnalisés, il en est de nombreux qui sont flous voire cachés, ou qui ne se révèlent qu’alors qu’il est trop tard.

148 “One of the problems in the study of a profession is to discover the career-lines of people who follow it. This in turn requires identification of the significant phases of careers, and the sequences in which they occur.” (Hughes 1958, p. 127)

De la même façon, en « devenant » celui qu’ils voulaient être, les professionnels découvrent un contenu de métier différent de ce qu’ils avaient imaginé, ou bien un rôle distinct de celui dans lequel ils s’étaient projetés. Les tâches peuvent également être pondérées de façon différente selon les moments de la carrière et c’est cette pondération qui peut être révélatrice d’un moment de la carrière.

« Career is, in fact, a sort of running adjustment between a man and the various facts of life and of his professional world. It involves the running of risks, for his career is his ultimate enterprise, his laying of his bets on his one and only life. It contains a set of projections of himself into the future, and a set of predictions about the course of events in the medical world itself.” (Hughes 1958, p. 129)

La carrière peut finalement être envisagée comme le passage d’un niveau de compétences à un autre, d’un degré de responsabilité à un autre, d’un rôle à un autre, avec à chaque stade l’abandon de compétences pour en mettre d’autres en œuvre, qu’il faudra acquérir et maîtriser pleinement, avec le risque que cela comporte de mise en danger et d’éloignement de sa zone de confort professionnelle.

Some [sequences] are institutionalized—as the sequence from premedical phase, to medical student, to intern, resident, practicing physician, diplomate of a specialty body, etc. Others are not so formally institutionalized and named, but are well known. Still others are more or less unnoticed or not admitted (but nevertheless often anticipated or feared) regularities of change from one ill-defined phase to another. (…). One aspect of career is just these shifts from one weighting or combination of activities to another. It is well known that these shifts are accompanied by anxieties, such as shown in the dream of a young woman who had just been made a supervisor of nursing in a large hospital. She dreamed that she suddenly had to get a patient into a respirator at night, and that she had either forgotten how, or else a new model had been brought in—and she fumbled while the patient gasped. The shift from one kind of activity to another entails the danger of losing a skill; it is also a shift from one kind of responsibility to another, from one role to another.” (Hughes 1958, p. 127-128)

Il faut identifier ces moments clés, dans la mobilité interne ou externe, les gens rencontrés, les décisions prises, les opportunités manquées, et comprendre en quoi ils orientent les carrières.

149 « There are, in any kind of career line, points of negative and positive crucial decision. »

(Hughes 1958, p. 128)

Nous souhaitons aborder la carrière des associés dans cette acception longitudinale du devenir, et étudier les parcours de vie des individus au sein de l’organisation. Pour cela, nous souhaitons opérationnaliser le concept de carrière dans sa définition interactionniste.

Encadré n°1 : Everett Hughes et l’étude interactionniste des carrières

Pour étudier les hommes et leur travail, il paraissait logique de se référer à l’œuvre séminale d’Everett Hughes, Men and their work (1958), afin d’étudier in situ les professionnels dans leur environnement et rendre compte du sens que ceux-ci conféraient à leur activité, dans la lignée des études inductives de la tradition de Chicago, mise en œuvre dans l’entre-deux-guerres. Hughes se veut le pourfendeur d’une sociologie qualitative, inductive et de terrain, et il cherche à montrer que le monde du travail ne se réduit pas à l’échange marchand mais englobe des interactions et des relations sociales, à travers lesquels l’individu construit son identité sociale et donne un sens à sa trajectoire professionnelle (Dubar 1991). Le travail est un « drame social » (« social drama of work ») qui se joue au travers de la socialisation professionnelle et du processus de définition et construction identitaire de l’individu. Pour le saisir, il faut reconstruire le cheminement de l’homme au travail, qui acquiert, peu à peu la culture professionnelle, par la socialisation et le contrôle, et réussit une « conversion » identitaire en accédant au statut de professionnel, devenant ainsi quelqu’un d’autre par l’acquisition d’un nouveau statut et d’une reconnaissance de ses pairs et d’autrui (Demazière et al. 2009). Ce schème d’analyse des professions s’est construit sur l’étude empirique des professions médicales notamment mais s’applique à plusieurs professions, très diverses. Hughes s’attache, tout au long de l’ouvrage, à proposer des pistes de recherches méthodologiques, suggérant certaines approches, en mentionnant d’autres à tester, tout en mettant en avant en premier lieu le langage, la parole et le sens donné aux mots dans un contexte particulier. Les discours et mots employés par les individus dans un contexte professionnel sont producteurs de savoir mais il faut d’abord travailler sur le contexte et leurs utilisations, car ils ne sont pas simplement descriptifs mais porteurs d’un « jugement de valeur et de prestige. » (Dubar 1991, p. 42). C’est là qu’intervient le chercheur, qui, replaçant les discours dans le contexte, repérant les récurrences et les régularités et raccrochant les idées à la théorie, pourra produire une connaissance globale à partir des expériences vécues.

150

1.2. L’approche de Becker et des carrières déviantes

Howard Becker, qui est un des élèves les plus connus d’Everett Hughes, va également participer à l’analyse des professions dans la tradition microsociologique de l’interactionnisme développée par l’Ecole de Chicago. Il va en particulier étudier les carrières « déviantes », en cherchant à comprendre « comment » on devient « fumeur de marijuana » ou « musicien de danse » en étudiant la carrière comme un processus. Et c’est ce point de vue qui retient notre attention.

Dans son livre Outsiders (1963), Becker s’intéresse à la genèse du comportement déviant. On se pose habituellement la question « pourquoi les gens fument de la marijuana ? » en s’appuyant sur le postulat qu’il existe des prédispositions ou des motivations, dues à certaines caractéristiques individuelles qui pourraient expliquer ce type de comportement. Pour les fumeurs de marijuana, il s’agirait de troubles psychologiques ou d’un besoin d’échapper au réel. Pourtant, la marijuana est une drogue qui ne provoque pas de dépendance ; c’est un « divertissement ». Les explications psychologiques ne suffisent donc pas pour rendre compte de l’usage de la marijuana. Becker mène alors une étude basée sur l’induction analytique, où il élabore une formulation générale d’hypothèses pour expliquer le comportement déviant, puis chaque cas recueilli par récit de vie confirme l’hypothèse, sinon celle-ci doit être reformulée pour qu’elle concorde avec le cas qui a infirmé l’idée initiale.

Par exemple, dans le cas des fumeurs de marijuana, la construction de l’identité du fumeur débute par l’apprentissage de la technique de « savoir planer ». Cette technique ne vient pas tout de suite et nécessite plusieurs tentatives.

« La première étape à franchir est donc nécessairement l’apprentissage de la technique requise pour produire, en fumant, des effets qui permettent une modification de la conception de la drogue. » (Becker 1963, p. 69)

C’est en fréquentant des fumeurs que le novice apprend à fumer comme il convient, apprentissage à la fois explicite et implicite, de la perception des effets. Pour planer, il faut la conjonction de deux éléments : la présence des symptômes produits par la consommation de marijuana d’une part ; la reconnaissance de ces symptômes et de leur relation avec le fait de fumer, d’autre part.

« Dans son désir d’éprouver ces sensations, le novice relève donc, chez les autres fumeurs, quelques-uns des référents concrets du terme « planer » et il applique ces notions à ses propres impressions. (…) Dans le cas ci-dessous, le contraste entre deux

151 expériences successives d’un même fumeur met en évidence l’importance décisive de la conscience des symptômes et souligne à nouveau le rôle essentiel de l’interaction avec d’autres fumeurs dans l’acquisition des idées qui permettent cette prise de conscience. (…) » (Becker 1963, p. 73)

Une fois que le novice sait planer, qu’il en reconnaît les effets, grâce à l’interaction avec les autres fumeurs, il doit alors apprendre à aimer cette sensation, s’il veut continuer à fumer et donc conserver son « identité » de fumeur de marijuana. Pour continuer à fumer de la marijuana, il faut que l’utilisateur éprouve du plaisir à planer. Cette apprentissage du goût pour les effets se produit par interaction avec des utilisateurs plus expérimentés qui lui apprennent à prendre plaisir aux sensations qu’il éprouve, voire à définir comme positives les sensations qu’il ne sait pas forcément analyser.

« Le goût pour ces sensations est socialement acquis. » (Ibid, p.75) (…) « Il (le fumeur expérimenté) lui apprend donc à transformer en sensations agréables des impressions ambiguës, que le novice identifie initialement comme désagréables. (…) Le plaisir de fumer est engendré par la définition des impressions en termes favorables qui est transmise par les autres. » (Becker 1963, p. 78)

En conclusion, devenir fumeur de marijuana est le résultat d’un processus longitudinal d’apprentissage, où le fumeur doit passer par plusieurs étapes, non officielles, mais tacitement reconnues par ceux qui sont déjà fumeurs. Il faudra tout d’abord apprendre à fumer correctement pour ressentir les effets de la drogue. Puis relier ces effets à l’usage de la drogue (c’est-à-dire « planer ») et enfin retirer du plaisir de la pratique et des sensations qui en découlent. Au fur et à mesure du processus d’apprentissage, le fumeur découvre de nouvelles motivations et une autre façon de voir les choses, qui ne pouvaient exister au début de son expérience, car nées de la pratique effective de la marijuana. Les étapes du processus d’apprentissage sont donc indispensables à la construction de son identité de fumeur.

Dans nos travaux, nous retenons cette notion de carrière, comme un processus longitudinal de construction de l’identité, et qui implique l’idée d’une transformation lente et profonde de l’individu, qui devient peu à peu quelqu’un d’autre, à partir de son expérience vécue. Nous souhaitons emprunter à Becker cette notion d’apprentissage dans le temps, par étapes indispensables, permettant de construire l’identité de l’auditeur futur associé. Nous voulons

152 considérer la construction de l’identité de l’associé comme un processus longitudinal commencé dès l’entrée en cabinet, et donc la cooptation n’est qu’une étape dans la construction identitaire. En cela, la vision interactionniste nous permet une vision dynamique

et dans le temps des évolutions de carrières.

1.3. L’exemple de l’opérationnalisation du concept de carrière par la sociologie politique française

La définition interactionniste du concept de carrière permet de penser le processus de l’association dans sa globalité et non l’association comme un statut acquis. « Etre » associé, ce n’est pas le résultat ou l’aboutissement d’un processus, mais bien le processus en lui-même, un processus qui dure, et qui évolue. Par ailleurs, il faut garder en tête, au cours de cette analyse processuelle par le biais de l’étude des carrières des professionnels dans un cabinet d’audit Big

Four, qu’il existe une multiplicité des temps biographiques, générationnels et historiques qui

se côtoient au même moment dans une même organisation (Dubar 1991). Il nous semble que le concept théorique de carrière permet d’en tenir compte, en considérant les associés comme encastrés dans un réseau social donné, à une époque donnée, et en fonction des caractéristiques propres de l’individu. Il permet d’étudier de façon longitudinale un processus dynamique à un instant donné (le temps de l’étude). On considère alors que l’identité est cette construction dynamique de sens.

En France, la sociologie politique, et en particulier le courant sur l’engagement militant, développe le concept de « carrière » pour évoquer l’engagement des militants. Cet ensemble de travaux a en commun de montrer que la carrière est un outil de recherche efficace, permettant le dévoilement du caché, de l’informel et des mécanismes de socialisation à l’œuvre dans la construction identitaire de l’individu (Darmon 2008). La carrière est considérée comme un processus. Devenir militant, ce n’est pas le résultat ou l’aboutissement d’un engagement mais le long processus qui a amené l’individu à s’engager politiquement. Les sociologues politiques français (Agrikoliansky 1997 ; Pennetier et Pudal 2000 ; Fillieule 2001) utilisent l’acception de carrière dans le sens interactionniste, en opérationnalisant le concept de processus pour marquer la dimension temporelle de la construction de soi. Le militant n’est pas militant, il le devient et l’enjeu devient celui de comprendre les prédispositions au passage à l’acte, mais également les formes multiples de cet engagement en fonction des acteurs et du temps, mais aussi des opportunités et des contraintes de chacun (Fillieule 2001).

153

C’est dans ce sens et au sein du cadre conceptuel de l’interactionnisme symbolique que nous souhaitons inscrire nos travaux de thèse. Nous voulons nous situer dans une analyse microsociologique des raisons d’agir et de rendre compte des acteurs individuels, encastrés dans des relations sociales et des interactions complexes au sein de l’organisation ; cette recherche de sens nous guidera dans la compréhension des interactions et dans la constitution des réseaux d’influence qui animent l’environnement professionnel. Interroger le processus de socialisation des auditeurs, et l’engagement des auditeurs dans la carrière d’associé, peut, nous semble-t-il, être un moyen d’accéder au processus de construction de l’identité des associés et ainsi nous aider à comprendre qui sont les associés des cabinets d’audit, qui, du point de vue macrosociologique, forment la structure décisionnelle du cabinet mais dont on connaît si peu l’interaction microsociologique.

2. Le concept interactionniste de carrière pour analyser le processus de

Documents relatifs