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RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

2. La socialisation en audit : les facteurs socialisants de contrôle

Des études interprétatives ont affirmé l’importance de la « conduite », du comportement social dans les carrières en audit, concernant notamment les façons de s’habiller (Grey 1998), la gestion du temps (Coffey 1994 ; Anderson-Gough et al. 2001), les comportements sociaux ou de réseau (Goffman 1959 ; Hottegindre 2011), la construction de carrière (Grey 1994), les

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discours (Anderson-Gough et al. 1998b), les relations avec le client ou les pairs (Anderson- Gough et al. 2000 ; Guénin 2008), et l’enthousiasme général ou l’engagement au travail (Herrbach 2000 ; Kosmala et Herrbach 2006).

Le cabinet s’efforce donc de mettre en avant l’importance du comportement professionnel, en reliant une “one-best-way” comportementale avec le succès et les promotions au sein du cabinet. Pour réussir, il faut adopter la « bonne » attitude, et cette attitude s’acquiert essentiellement par la formation et l’observation de ses pairs. Ce comportement adéquat à atteindre pour réussir devient une caractéristique de l’auditeur en tant que professionnel. Dans une étude longitudinale qualitative basée sur l’observation de deux cabinets régionaux d’audit au Royaume-Uni, Anderson-Gough and al. (1998b) ont cherché à analyser l’utilisation des clichés de langage des membres du cabinet. La conclusion de leur étude établit que ces clichés sont intimement liés au sentiment d’appartenance à la profession d’auditeur, mais aussi un instrument de reconnaissance des professionnels entre eux.

La socialisation a également été envisagée, dans les travaux de recherches antérieurs, comme un instrument de contrôle informel en audit, à l’image des concepts de « contrôles sociaux » et « d’auto-contrôles » développés par Hopwood (1974). L’interaction des outils et des valeurs façonne la manière de travailler au quotidien, et en instaurant des rythmes, des rites ou des rituels façonne également la façon de penser (Pentland 1993). Le mimétisme culturel consiste alors à observer les comportements, à les réguler et à les imposer. Contrôles des heures d’arrivée et de départ, attitudes vis-à-vis du client ou des autres membres de l’équipe, réputation individuelle d’expertise, de sérieux, de productivité, bouche à oreille, sont autant de modes de contrôles informels imposés par la pratique de l’audit (Coffey 1994 ; Grey 1998 ; Herrbach 2000). Fogarty (1992), par le biais d’une revue de la littérature sur le processus de socialisation dans les cabinets comptables, explique la socialisation par le phénomène d’isomorphismes coercitifs, mimétiques et normatifs, tels que théorisés par Di Maggio et Powell (1983). En fin de compte, si l’auditeur se contraint lui-même, par isomorphismes, à adopter la bonne attitude, on peut alors penser que le professionnalisme agit comme un substitut partiel pour le contrôle bureaucratique dans les cabinets d’audit (Montagna 1968).

L’importance accordée à la réputation et à l’image projetée dans l’environnement de travail impose un auto-contrôle de l’auditeur sur son propre travail. Celui-ci se doit d’être en permanence irréprochable, tant sur le fond que la forme, y compris dans les systèmes de partage de savoir – le knowledge management (Brivot 2008). En mettant en commun la production intellectuelle des membres du cabinet, celui-ci impose un contrôle radical : le jugement des

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pairs. L’auditeur, guidé par la peur de mal faire, d’entacher sa réputation ou de décevoir sa hiérarchie, va alors s’imposer une conduite et un engagement maximal :

« Pour échapper au sentiment de passer à côté d’une erreur, il faut parfois travailler nuit et jour ; le temps du travail en audit est un temps qui prend du temps. » (Guénin 2008, p.

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Inspirés par les travaux de Merton sur le groupe de référence et la socialisation anticipatrice, Van Maanen (1975) constate que la socialisation commence avant même l’entrée dans l’entreprise : c’est la socialisation anticipée. Certaines formations préparent les étudiants à leur future profession et aux organisations dans lesquelles ils sont ensuite supposés travailler. L’exemple de l’audit est assez révélateur de ce concept. Les stagiaires et nouveaux entrants sont tous sélectionnés non pas sur leurs aptitudes techniques mais selon des critères de formation, de réseaux sociaux et d’attitudes comportementales, comme par exemple, le fait de pratiquer un sport d’équipe. Cette sélection est ensuite complétée par un séminaire d’intégration où les valeurs sociales et comportementales sont autant mises en avant que les connaissances techniques. Enfin, ce dispositif est complété par l’attribution d’un parrain, qui sera le garant de la transmission des valeurs du cabinet. Tous ces dispositifs garantissent un apprentissage informel de la socialisation par l’auditeur au sein du cabinet. Ces valeurs recherchées puis consolidées et transmises sont une manière de façonner le jeune entrant (Anderson-Gough et al. 2005)

L’apprentissage de la socialisation intervient donc de façon totalement informelle, par la mise en place de mécanismes d’observation directe, de bouche à oreille, d’auto-contrôle ou de réputation. L’auditeur est impliqué moralement, ce qui explique qu’il choisisse généralement de quitter le cabinet de son propre chef, quand il ne se sent plus « intégré », « co-opté » par la communauté des auditeurs (Hvinden 1984). C’est aussi cette implication morale qui explique l’engagement maximal de l’auditeur, qui s’impose, de lui-même, un temps de travail très important, afin de mener à bien sa mission et de coller à l’image idéale de l’auditeur performant (Kosmala et Herrbach 2006).

Pour affirmer notre propos, prenons un exemple illustratif : le temps de travail en audit. Le temps de travail est avant tout, pour le cabinet, un outil de contrôle du travail de l’auditeur. Contrôle administratif, par le relevé des temps, entretenant un rapport particulier et obsédant de l’auditeur dans sa gestion du temps, il s’agit également d’un contrôle social par les horaires ou l’engagement temporel. Le discours managérial dominant concernant les cadres, et a fortiori les

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auditeurs, prône une grande autonomie dans le travail et dans l’organisation de leur temps. Jugés sur la base du résultat, en fonction de l’atteinte d’objectifs (rendu du rapport d’audit, qualité des contrôles…), le cabinet demande à l’auditeur de savoir s’organiser efficacement avec les moyens donnés. Mais alors, si l’auditeur jouit d’une liberté suffisante dans l’organisation de son travail et, qui plus est, dans l’organisation du rapport vie personnelle/vie professionnelle, comment comprendre l’envahissement du travail sur le temps personnel, observé ces dernières années chez les cadres en général (Génin 2007), et chez les auditeurs en particulier ? Cet état de fait apparaît comme symptomatique des distorsions entre une mesure « taylorienne » du temps de travail (contrôles administratifs) et la nature du travail intellectuel qualifié, mené par l’auditeur.

L’auditeur, tout au long de sa mission, poursuit des objectifs flous de qualité de l’audit, et a tendance à augmenter le nombre de contrôles, par peur de passer à côté d’une erreur (Guénin 2008). Il mène donc une véritable course contre le temps, pendant laquelle il tente de multiplier les contrôles afin d’augmenter son confort et la confiance qu’il peut porter aux états financiers. Cette peur et cette volonté de bien faire le pousse à sacrifier son temps personnel, au profit d’un temps professionnel rentable et valorisable :

“In both of the Big Six firms studied, overtime was a normal expectation, especially for those in audit functions. Failure to perform and even a lack of enthusiasm for overtime were believed by trainees to damage severely an individual's career prospects. Overtime was neither a bonus nor a misfortune; it was accepted as a norm” (Anderson-Gough et

al. 2001, p. 112)

Si les heures supplémentaires deviennent une norme, acceptée par l’auditeur, c’est aussi parce qu’assistants comme seniors ne sont jamais en position de force temporelle vis-à-vis du client. Ainsi, ce qu’un service comptable a produit en un an, en étant au cœur du business, doit être vérifié en quelques jours, quelques semaines tout au plus, par des équipes d’audit parfois non spécialisées. Cette « course contre la montre » fait du temps une contrainte, un enjeu en faveur de l’audité, qui peut même mettre en place, conscient de son pouvoir, des stratégies destinées à ralentir l’auditeur. L’auditeur n’est donc pas le maître du temps, et dans cette relation temporelle déséquilibrée, son temps de travail n’est pas un temps choisi (Guénin 2008).

La pression sur le temps de travail et sur les frontières entre temps personnel et temps professionnel trouve son origine dans l’auto-contrôle de l’auditeur et sa dépendance vis-à-vis du temps du client, mais également dans la socialisation de l’individu au sein du cabinet. En

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1977, Bucher & Stelling (cités par Anderson-Gough & al., 2001) établissent dans des travaux portant sur la sociologie de la profession d’auditeur et en particulier sur le processus de formation du professionnel, que le savoir est certes important, mais tout autant que l’adoption d’un comportement adéquat et des règles de la culture d’entreprise. Anderson-Gough & al. (2001), en s’appuyant sur ces travaux, démontrent que l’identité de l’auditeur, sa définition en tant que professionnel, implique une “temporal regulation of the self”, c’est-à-dire l’adoption d’un comportement adéquat et approprié en terme de discours, d’engagement et de respect des normes temporelles formelles ou informelles :

“Commitment to an organization is often measured (informally if not necessarily formally) in terms of time given to the organization. Learning when it is acceptable to leave work, if it is acceptable to take a long lunch-break, if it is possible to have a detached personal life, etc, are some of the fundamental lessons in the socialization process” (Anderson-Gough et al. 2001, p. 102).

Dandridge (1986) va plus loin en établissant que le cabinet organise la réduction des frontières entre temps de loisirs et temps de travail : introduire le loisir (« play ») dans le travail (« work ») par le biais de « cérémonies » permet de réduire la dichotomie entre les deux, et d’encourager la porosité entre temps personnel et temps professionnel. Cette porosité (Génin 2007) devient alors partie intégrante de la culture du cabinet, et une des caractéristiques de l’identité de l’auditeur. Par ces cérémonies, ces activités, et ce « loisir » déguisé, la socialisation des auditeurs devient un moyen de maîtriser leur temps et de leur faire accepter des sacrifices, au nom de l’engagement et de la motivation.

“The various discourses of time are one important facet of many auditors’ accounts or elaborations of their behaviour as “appropriate” or “professional” conduct, and these in turn are significant, constitutive elements of their identity as “professionals”.”

(Anderson-Gough et al. 2001, p. 100)

L’engagement temporel de l’auditeur est donc un élément constitutif de son identité. L’auditeur internalise les contraintes, qu’il fait siennes et qui deviennent alors normatives de son comportement au travail. Il reproduit le schéma coercitif imposé par les « bonnes pratiques » de l’organisation. Il est alors contraint par une standardisation comportementale qui influence son engagement au travail et sa performance. Sainsaulieu, en 1977, articule son ouvrage sur l’identité au travail autour du postulat central que le travail organisé influence profondément les structures mentales et les habitudes collectives des acteurs du monde industriel ou

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administratif. Il en déduit que les structures institutionnelles façonnent l’identité des travailleurs. On peut donc lire l’organisation des cabinets d’audit, et la socialisation des auditeurs, comme un outil construisant l’identité de ses membres : le fort investissement personnel et temporel dans le travail devient alors un attribut de l’identité de l’auditeur, et un moyen de légitimer son salaire, ou son statut d’expert (Génin 2007). Il ne peut donc échapper à ce temps de travail « en débordement » sur son temps personnel, sans renier son identité même. Si bien que le métier ne s’exerce qu’en s’investissant totalement, à plein temps, et tout réfractaire à cet engagement choisira de quitter la profession plutôt que de contester son rythme ou d’essayer d’aménager son exercice, d’où un fort turnover et une « genderisation » de la profession d’auditeur.

Cet exemple sur le temps de travail est reproductible pour les autres éléments qui constituent le phénomène de socialisation de l’auditeur au travail : mode vestimentaire, comportement commercial, relations avec les autres auditeurs ou avec la hiérarchie, façon d’envisager l’évolution de carrière ou la gestion du réseau relationnel. La socialisation permet l’intériorisation de la norme à l’échelle individuelle et la reproduction de la contrainte au sein des acteurs eux-mêmes. C’est un outil de contrôle de l’engagement de l’auditeur.

3. La construction identitaire comme moyen de contrôle des auditeurs : la

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