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RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

2. La littérature critique et la dénonciation du plafond de verre

Si la littérature économique étudie le up-or-out et sa justification économique, la littérature critique s’est penchée plus précisément sur la décision de cooptation et analyse le promotion-

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d’un « plafond de verre » (Laufer 2004 ; Dambrin et Lambert 2006) qui symboliserait le fait que les femmes occupent peu de postes dans les échelons supérieurs par rapports aux hommes, alors que le recrutement demeure globalement mixte dans les grands cabinets d’audit, de droit ou de conseil (cf 2.1). Par ailleurs, l’existence d’un « biais genré » qui bloquerait la carrière des femmes et favoriserait la promotion des hommes est principalement expliquée par l’idée d’un « prevailing model of succcess » (Kumra et Vinnicombe 2008) inspiré d’un stéréotype masculin auquel les individus devraient se conformer, pénalisant les femmes (cf 2.2). Ce modèle idéal renvoie à l’idée du « moule », évoqué dans la littérature comptable, et renforce l’idée d’un poids structurel très fort pour définir l’identité et le devenir professionnel dans les PSF, idée que nous souhaitons dépasser dans ce travail de thèse.

2.1. La dénonciation du glass ceiling

L’expression « glass ceiling » a été utilisée pour la première fois en 1986 par deux journalistes du Wall Street Journal pour désigner les difficultés rencontrées par les femmes pour accéder aux postes hiérarchiquement les plus élevés des organisations. En 2004, dans un numéro spécial de la Revue Française de Gestion, Jacqueline Laufer définit le plafond de verre comme

« l’ensemble des obstacles visibles et invisibles qui séparent les femmes du sommet des hiérarchies professionnelles et organisationnelles » (Laufer 2004, p. 118). Ce terme, repris

dans la littérature critique et notamment dans les gender studies, illustre le fait qu’alors que les recrutements dans les firmes de services professionnels sont relativement mixtes (entre 35 à 48% de femmes à l’entrée), on constate que les femmes sont de moins en moins nombreuses à occuper des postes à responsabilités et on estime qu’elles occupent entre 7 et 14% (selon les cabinets) des postes d’associés dans les Big 410. Un article de référence de Dambrin et Lambert (2006), fait émerger la question du « 2ème sexe dans la profession comptable » et en particulier,

du phénomène du plafond de verre dans les cabinets comptables et d’audit. Cet article, très riche, dresse une revue de la littérature approfondie concernant ce sujet, articulée autour de la revue de vingt-huit articles, essentiellement anglo-saxons. Il y est souligné la triple nature des obstacles individuels, organisationnels et sociaux à la progression hiérarchique des femmes dans la profession comptable. Cet article est extrapolable à l’ensemble des firmes de services professionnels puisqu’il explique en particulier le phénomène du plafond de verre par la puissance du modèle organisationnel des cabinets Big 4, qui déteint sur l’ensemble de la profession (Ramirez 2005).

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Pour saisir le plafond de verre, il faut l’envisager comme intervenant lors d’une série d’événements dans la carrière des professionnelles et non comme un point donné, ici par exemple la décision de cooptation. C’est donc plus les résultats cumulatifs de biais comportementaux, culturels ou structurels qui sont en jeu dans les firmes de services professionnels et qui contribuent à la raréfaction des femmes aux grades d’associés (Laufer 2004).

Plus récemment, une nouvelle métaphore est venue compléter, voire améliorer dans sa portée explicative, l’image du plafond de verre : la métaphore du labyrinthe (Eagly et Carli 2007 ; Lupu 2012). Cette image symbolique véhicule l’idée d’un parcours complexe tendant vers un objectif désirable de carrière.

« A passage through a labyrinth is not simple or direct, but requires persistence, awareness of one’s progress, and a careful analysis of the puzzles that lie ahead.” (Eagly

et Carli 2007)

Le labyrinthe prend en compte le caractère sinueux du parcours des individus dans l’organisation, avec les détours, les mouvements latéraux ou les sorties précoces (Lupu 2012), mettant en avant une approche dynamique de la carrière des femmes, contre une image plus statique de barrière dans la métaphore du plafond de verre. Ainsi permet-elle de décrire et d’analyser les trajectoires des femmes, qui, le plus souvent, adoptent des stratégies de mouvements latéraux voire de sorties préalables, avant même d’avoir touché le plafond en question (Dambrin et Lambert 2008).

Dans les deux cas, il nous semble que ce qui s’impose à la femme, et qui l’entraîne dans le labyrinthe de sa trajectoire professionnelle ou bien qui la bloque dans sa carrière, est la référence à un modèle de succès, dont les caractéristiques sont essentiellement masculines, d’après la littérature critique examinée.

2.2. L’existence d’un modèle masculin dominant

Développé principalement dans le courant patriarcal des gender studies, l’idée du stéréotype masculin dominant met en évidence une institutionnalisation de la domination masculine sur les femmes et la société, ayant pour conséquence des inégalités professionnelles dont l’origine est à rechercher dans les constructions sociales, culturelles et historiques (Dambrin et Lambert 2006).

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Se développe alors l’idée d’un biais de genre dans les firmes de services professionnels qui pénaliserait les femmes dans leur progression de carrière et contribuerait à la reproduction de la domination masculine : ce qui bloquerait la promotion des femmes, ce serait, plus que la maternité, les attitudes culturelles masculines et les attentes imposées aux mères, par des pratiques managériales pensées et imposées par les hommes (Krambia-Kapardis et Zopiatis 2009). Barker et ses co-auteurs (1999) analysent en particulier les pratiques de parrainage en audit et son rôle sur les carrières : bien qu’essentiellement informel, ce processus n’en est pas moins critique dans la progression de carrière et l’accession à l’association. Il porte pourtant en lui un biais genré qui impacte le turnover et réduit les opportunités de promotion pour les femmes, essentiellement pour des raisons d’homo-socialité : ce processus favorise le recrutement et la promotion d’individus dans lesquels les associés déjà en place se reconnaissent et qui se conforment au modèle dominant, qui, pour les cabinets Big 4, réside dans une identité masculine expliquant la faible présence féminine parmi les associés (Anderson-Gough et al. 2005). Pour ces auteurs, c’est la socialisation qui est l’instrument de perpétuation des inégalités.

Les chercheurs critiques dégagent trois pistes d’explications de ce biais de genre dans les firmes de services professionnels :

1) Tout d’abord, malgré des politiques de recrutement visant la parité, la culture des cabinets est dominée par une « homo-socialité » entretenue par les hommes, qui reproduit leurs préférences au travers des relations organisationnelles ;

2) L’érosion des frontières entre vie privée et vie professionnelle, permettant de développer une vie sociale et un réseau nécessaire pour devenir associé, désavantage les femmes qui ont des engagements familiaux plus prenants que les hommes ;

3) Enfin, l’idéalisation du « profil-type » du professionnel au sein du cabinet, imaginée par des hommes, est empreinte des discriminations qui se reproduisent au fil du temps. Les discriminations de genre apparaissent le plus souvent comme involontaires. Elles sont issues de processus formels ou informels, ancrés dans les valeurs et les normes du cabinet ou les croyances et les usages des collaborateurs. Ainsi, malgré la volonté des Ressources Humaines d’encourager la flexibilité et le temps partiel, ces politiques sont vouées à l’échec du fait de l’influence des pratiques professionnelles et des normes de conduite personnelle ancrées (« embedded ») dans l’identité professionnelle (Kornberger et al. 2010).

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L’article de Dambrin et Lambert (2008) souligne d’ailleurs que plus qu’un problème de sexe, on est clairement confronté à un problème de genre dans l’analyse du promotion-to-partner

process par la littérature critique, avec la construction d’un stéréotype professionnel idéal défini

par des valeurs caractérisant le genre masculin. Ces valeurs sont définies autour de l’engagement sans faille, la mobilité et la disponibilité à toute épreuve, vis-à-vis du client et du cabinet, la méritocratie et la compétition acharnée. Or dans leur article, les chercheuses étudient, outre l’analyse du plafond de verre au travers du problème typiquement féminin de la grossesse et du congé maternité, le regard porté sur les comportements des jeunes pères confrontés au même problème d’équilibrer leur temps de travail pour consacrer plus de temps à leur famille. Ils sortent alors de l’image idéale du professionnel impliqué et sont soumis aux mêmes discriminations au moment de leur promotion.

En conclusion, la littérature critique dénonce la domination d’un stéréotype masculin qui jouerait comme un « prevailing model of success » (Kumra et Vinnicombe 2008, p. 65) évoqué pour rendre compte des difficultés des professionnels ne se conformant pas aux critères de succès définis pour devenir associé, et constituant un plafond de verre infranchissable au moment de la cooptation. D’après notre analyse, nous retrouvons, dans cette littérature organisationnelle, l’idée du « moule » évoqué par la littérature comptable (cf chapitre 1 sections 3 & 4). Tout comme analysé précédemment, la recherche actuelle confère un poids très fort, voire dominant, à la structure organisationnelle, pour décrire la promotion à l’association et définir l’identité des membres des grands cabinets internationaux.

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