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RESULTATS Chapitre 5 : Comment devient-on associé d'audit dans un

2. Remettre les hommes au cœur des processus

En adoptant le cadre de réflexion interactionniste, nous cherchons à contribuer à un besoin de mieux connaître les professionnels dans le cadre de leurs pratiques au travail, et comprendre en quoi l’exercice de ces pratiques façonne leur identité et permet de comprendre l’organisation du travail dans les cabinets. Notre idée est de remettre les hommes au cœur du processus, en répondant à un appel lancé récemment par les chercheurs interprétativistes.

En 2008, Christopher Humphrey lance un appel clair et fort en faveur de plus d’études qualitatives dans le domaine de la recherche en audit, dominée par les recherches quantitatives (Humphrey 2008). Pour l’auteur, nous ne savons pas ce qui se passe réellement dans les cabinets

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d’audit, ni ce que font les auditeurs au quotidien. On parle couramment en audit de « l’expectation gap », ce fossé entre les diverses attentes des parties prenantes et du public vis- à-vis de la performance de l’auditeur et les standards requis de performance d’un auditeur. Par exemple, le public rend responsable l’auditeur d’une fraude non découverte ou du non avertissement d’une faillite à venir. Pourtant, l’auditeur ne vérifie pas la totalité des états financiers et procède, par des tests statistiques ou des revues analytiques, à des diligences qui lui permettent d’obtenir une assurance raisonnable sur la fiabilité des comptes d’une entreprise. Cet expectation gap entre en jeu dans la mesure de la qualité de l’audit, et nombre de chercheurs ont voulu réfléchir à la minimisation de ce fossé, sans toutefois systématiquement rentrer dans le travail au quotidien des auditeurs, pour savoir ce qu’ils font réellement et comprendre les pratiques d’audit. Pour Humphrey, il faut résolument se tourner vers la profession et en particulier s’intéresser à son rôle dans l’amélioration de la qualité de l’audit. Il encourage les chercheurs à comprendre la construction sociale des pratiques d’audit et leur exercice en cabinet :

“Research which seeks to bridge a knowledge gap and enhance understanding of the practical realities of audit practices (…) does seem to be a pertinent and timely response to the above assessments of the changing priorities in audit firms” (Humphrey 2008, p.

p.172).

Michael Power encourage également la communauté des chercheurs à s’intéresser à l’audit en pratique (Power 2003). Le processus déductif de la pratique d’audit a entrainé beaucoup d’études expérimentales basées sur une approche de psychologie cognitive, afin d’étudier les réactions d’auditeurs à une stimulation donnée dans des circonstances données, et justifiées par la difficulté d’observer le produit fini de l’audit, la production des auditeurs.

“Very little is known about auditing in practical, as opposed to experimental settings”

(Power 2003, p. 379)

Pour Power, ”l’output” de l’audit est difficilement observable et en fin de compte, l’auditeur produit essentiellement de la légitimité, légitimité qui elle est clairement visible au travers des pratiques d’audit, de la façon dont l’audit est conduit et dont le travail est fait. La qualité de l’audit est difficilement définissable et observable. L’auditeur lui-même a du mal à savoir si l’audit produit est de qualité, si son travail est satisfaisant. Il trouve donc des réponses à la qualité de sa propre production dans son comportement, son engagement et le regard bienveillant de ses pairs.

139 “It is not analytically clear what ‘good auditing’ really is, since outputs are sufficiently ambiguous for auditors themselves to be unsure. Auditors do not know if they are good auditors or not, however much effort they put in and signal to outsiders.” (Power 2003,

p. 389)

Avec cet article, Power veut montrer l’intérêt de l’approche sociologique de l’étude des pratiques d’audit, qui remet en cause le contexte normatif, les règles et les processus qui dominent la profession et cherche à expliciter les bases sociales des pratiques d’audit. Il plaide pour une recherche qualitative orientée sur le quotidien de l’auditeur, ce qu’il fait réellement, pour chercher à mieux comprendre qui sont les auditeurs, et quels sont leurs comportements face à la pratique quotidienne de leur profession dans les cabinets. Pour lui, ce secteur de recherche est sous-représenté dans la production académique de ces trois dernières décennies. Gendron et Spira (2010) plaident la même cause quelques années plus tard, écrivant :

“In sum, qualitative research constitutes a relevant research method in the development of better understandings of complex accounting realities and processes.” (Gendron et

Spira 2010, p. 123)

La motivation de cette thèse repose donc sur un « fossé » méthodologique, puisqu’il semble que les études qualitatives en audit aient été délaissées par le monde de la recherche ces trente dernières années et par un « fossé » de connaissance, puisque les pratiques quotidiennes de l’audit font encore l’objet de peu de travaux académiques sur la même période. Solomon & Trotman dressaient en 2003 une revue de la littérature sur le jugement d’audit et les expériences de prise de décisions des auditeurs, publiée entre 1976 et 2000 dans la revue Accounting,

Organizations and Society (AOS). Comme Power (2003) et Humphrey (2008), ils soulignent

la richesse de l’apport de travaux utilisant une posture sociologique, une méthodologie qualitative et une recherche tournée vers les pratiques d’audit.

“The auditing scholar could benefit greatly from future directions papers that describe the nature of antecedents to changes in auditing thinking and how auditing is being done as well as new theories for framing and methods for studying the contemporary audit discipline.” (Solomon et Trotman 2003, p. 409)

Coopers et Robson (2006) suggèrent par ailleurs de recentrer les études sur les pratiques d’audit sur les Big, en tant qu’unité de production de services professionnels. Pour les auteurs, les études sociologiques se sont intéressées aux Big en tant qu’acteurs influents sur les organismes

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internationaux ou les instituts professionnels mais la recherche manque d’études sur les auditeurs à l’intérieur des cabinets et le fonctionnement professionnel de ces géants du secteur reste mal connu. Pourtant, les Big sont un modèle pour ce qui est du façonnage de l’identité et étudier leur influence sur l’évolution de la profession comptable paraît valable, d’autant plus que la recherche actuelle reste très centrée sur le point de vue anglo-saxon. Les auteurs considèrent les grands cabinets comptables (les Big 4) comme les acteurs centraux de la professionnalisation, de la réglementation et de la division du travail dans nos sociétés et ils lancent, avec cet article, un appel à contribution sur le rôle des cabinets dans la dispersion et la promotion de notions dominantes de management, d’organisation, de performance, notamment autour du thème de la construction de la professionnalisation. Pour eux, il existe un lien fort entre les grands cabinets comptables et la production de l’identité de l’auditeur. Il faut alors rentrer dans les cabinets d’audit pour comprendre comment ces professionnels travaillent, comment ils comprennent leur propre rôle et comment ils se positionnent vis-à-vis de leurs clients.

La problématique de cette thèse ambitionne de répondre à ces travaux et appels à contribution en s’interrogeant sur l’identité des associés des cabinets d’audit, en cherchant à comprendre qui ils sont, leurs rôles, leur carrière et leur trajectoire au sein du cabinet. Pour y répondre, nous proposons d’adopter le point de vue théorique interactionniste, en rentrant dans les cabinets d’audit, au plus près des associés d’audit et en nous situant au niveau microsociologique de l’analyse des professions.

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