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Le voyage comme source d’inspiration

Edith Wharton – la femme et l’écrivain

3. Une vie marquée par l’exil

3.3. Le voyage comme source d’inspiration

E. Wharton a toujours refusé de laisser la monotonie s’installer dans sa vie. Un profond désir de s’éloigner de la vie de tous les jours et de la routine grandissante l’animait. Ce sentiment s’intensifie à mesure que son mariage avec Teddy s’installe dans le temps. Dans A Backward Glance, elle soutient :

The […] producer of old age is habit: the deathly process of doing the same thing in the same way at the same hour day after day, first from carelessness, then from inclination, at last from cowardice or inertia. [...] In spite of illness, in spite even of the arch-enemy sorrow, one can remain alive long past the usual date of disintegration if one is unafraid of change, insatiable in intellectual curiosity, interested in big things, and happy in small ways38.

Et quel meilleur moyen de combattre cette routine que d’entreprendre des voyages ? Ce constat sur la routine est la toute première réflexion qu’elle introduit avant même le début de son autobiographie. Elle l’intitule “A First Word”, comme pour révéler au lecteur sa philosophie de vie, le principe régisseur de son existence. Il est donc légitime de penser que les décisions qu’elle a pu prendre tout au long de sa vie – et donc les différents voyages qu’elle a entrepris – ont été motivées par cet état d’esprit.

Louis Cario et Charles Régismanset, dans le premier livre de L’Exotisme,

la littérature coloniale, attirent l’attention sur cette urgence du voyage, s’efforçant

à prouver que le mouvement est propre à la nature même de l’homme et que son antonyme, l’immobilité, est synonyme de mort :

37. Ibidem. Hermione Lee cite Jacques-Émile Blanche. 38. Edith Wharton, A Backward Glance, op. cit., p. xix.

L’homme, dans tous les temps, s’agite. Peu importe si ou non Dieu le mène. Pour l’humanité, immobilité est synonyme de mort. Le torrent aux flots toujours mouvants, descendant de la montagne vers les fleuves et les mers nous dit le rythme de la vie : Ahasvérus est un symbole éternel et Nietzsche, à bon droit, s’écrie dans son Ecce homo :

« Etre assis le moins possible : ne pas ajouter foi à une idée qui ne serait venue en plein air, alors que l’on se meut librement. Il faut que les muscles, eux aussi, célèbrent une fête !39 ».

Cette croisière sur le Vanadis semble avoir joué un rôle important dans la vie professionnelle d’E. Wharton, puisqu’il représente une sorte d’atelier d’écriture, de galop d’essai – en quelque sorte, l’avant texte de tout ce qui devait suivre. Malgré un regard pouvant parfois être qualifié de juvénile, il ne s’agit pourtant pas d’une série d’impressions notées au hasard. C’est grâce à ses nombreux périples et séjours à l’étranger, et plus particulièrement en Méditerranée, qu’E. Wharton va puiser l’inspiration et l’expérience nécessaires à son talent d’écrivain. Elle part pour trouver une identité dans l’écriture. C’est véritablement à travers ses descriptions des paysages méditerranéens que se distingue son style.

Ceux que la jeune femme admire le plus et s’applique tout particulièrement à décrire sont des décors simples, légers et naturels : la vue du haut d’un monument, la mer qui s’étire au loin, les fleurs ou les arbres d’un verger. Ses voyages et son expatriation lui permettent donc de puiser son inspiration dans l’ailleurs, dans la situation d’exil, ainsi qu’en elle-même ; découvrant ainsi son style et une véritable identité dans l’écriture.

Mais finalement, est-il besoin de déplacement et d’éloignement pour éprouver un sentiment d’exil ? À ce stade de l’analyse, tout pousse à croire qu’E. Wharton aurait manifesté un sentiment d’aliénation, d’exil et de mal-être identitaire où qu’elle se trouve ou réside. Le fait de rester à New York, ville où elle aurait eu grand mal à se faire une place, dans un monde qui rejette le talent d’une femme écrivain – métier considéré comme inconvenant pour une femme

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appartenant à la haute bourgeoisie américaine de la fin du XIXe siècle – n’aurait fait que décupler ce sentiment d’aliénation. Cette hypothèse est confirmée par le roman qui lui a valu le prix Pulitzer, The Age of Innocence, qui fut pour elle un moyen de dénoncer cet univers qui manquait cruellement d’ouverture d’esprit et mettait à mal de nombreux rêves de réussite personnelle et professionnelle. Newland Archer en fait les frais tout au long du roman et se retrouve submergé de regrets à la fin, n’ayant rien accompli d’extraordinaire dans sa vie. E. Wharton, au contraire, choisit de fuir cette société où toute velléité d’accomplissement professionnel doit être réfrénée, surtout si elle vient d’une femme. E. Wharton devient alors le symbole de la femme accomplie qui serait totalement dénigrée et montrée du doigt dans le New York qu’elle avait connu autrefois.

Elle a toujours été une exilée, à la fois d’un point de vue géographique et métaphorique. Aux États-Unis, bien qu’elle soit citoyenne américaine de naissance, elle ne pourra jamais s’épanouir personnellement et surtout professionnellement, ce qui motivera son expatriation. En France, elle ne parvint jamais à véritablement trouver le réconfort psychologique qu’elle était venue chercher. À l’image du personnage de Lily Bart dans The House of Mirth, E. Wharton fut une expatriée où qu’elle se trouve (an “expatriate everywhere40”). Le fait de voyager en Europe et de vivre en France, a non seulement permis à l’auteur de trouver son identité dans l’écriture, mais aussi, par la même occasion, d’extérioriser cet exil intérieur qui a toujours fait partie intégrante de sa vie.

Angela Ingram avance d’ailleurs un argument des plus pertinents et qui répond à la problématique avancée : “the ambiguities and paradoxes inherent in finding a place to write are at least partly resolved by finding a ‘home’ in writing itself41”. E. Wharton s’est trouvée dans l’écriture :

I must return to “The Greater Inclination”, and to my discovery of that soul of mine which the publication of my first volume called to life. At last I had groped my

40. Edith Wharton, The House of Mirth (1905), New York : Signet Classics, 2000, p. 156. 41. Angela Ingram, “On the Contrary, Outside of It”, dans : Mary Lynn Broe, Women’s Writing

way through to my vocation, and thereafter I never questioned that story-telling was my job […]. Meanwhile I felt like some homeless waif who, after trying for years to take out naturalization papers, and being rejected by every country, has finally acquired a nationality. The Land of Letters was henceforth to be my country, and I gloried in my new citizenship.42

Du fait qu’elle ne parvint jamais à égaler le succès de The Age of Innocence (vendu à 66 000 copies en six mois et 115 000 copies en un an, lui rapportant $50 000 dès la deuxième année de publication), la majorité des critiques ont souvent associé cette baisse de productivité à son expatriation. C’est l’exil qui aurait rompu le lien qui l’unissait à son pays natal et à cette société new-yorkaise qu’elle cernait si bien. Cependant, un tout autre point de vue peut être avancé : ce sont justement ses voyages et son installation à Paris qui lui ont apporté le recul nécessaire pour, non seulement brosser un tableau parfait de la société américaine, mais surtout ressortir riche de cette rencontre avec ce monde multiculturel (que l’on retrouve au cœur même de la majorité de ses œuvres), pour enfin affirmer son style et, tout simplement, animer son imagination du fait qu’elle jouissait d’une plus grande liberté.

Nombreux sont les écrivains qui, rompus aux longues traversées en mer, puisent la matière de leur création dans l’approche du voyage et de la situation d’exil. James Joyce a, par exemple, connu une relation similaire à celle qu’entretenait E. Wharton avec la ville de New York (que l’on perçoit d’ailleurs à travers le titre de sa pièce “Exiles”, publiée en 1918). Sa ville natale, Dublin, provoquait en lui des émotions contradictoires d’amour et de haine. Un sentiment qu’a également ressenti George Moore, né dans le Comté de Mayo sur la côte ouest de l’Irlande, envers l’Irlande, la France et l’Angleterre :

Moore with his aptitude for excess became a triple “exile”, alienated from Ireland, France and England […]. He existed in a metaphorical exile as an “outsider”, one who never fully adjusted to the trappings of “accommodation and national well-being”. He was restless, unsettled, one who succeeded in unsettling others and one who could not return “home”. He was an artist for whom writing became a place to live. Moore’s art was predicated on dissatisfaction, on “the idea of unhappiness”

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and duality of vision, a hybrid and dialogic presupposition of comparison and conflict between Ireland, France and England, between the quotidian and the élite43.

Sans oublier bien sûr Henry James qui, en juillet 1876, s’installe à Londres et qui, déçu par l’attitude des États-Unis durant la première guerre mondiale, demande et obtient la nationalité britannique en 1915.

Une étude comparée permettrait de créer un parallèle entre des auteurs de cultures et d’époques différentes, afin d’étudier les similitudes et les disparités dans leur expérience du voyage et de l’exil. Il est clair qu’E. Wharton se passionnait pour la littérature de voyage et que les œuvres de Goethe, d’Augustus Hare, de Ruskin et de Henry James comptaient parmi ses préférées. Si l’on s’arrête plus particulièrement sur le contexte dans lequel E. Wharton rédige The

Cruise of the Vanadis, il ne faut pas oublier que c’est une jeune mariée qui s’est

depuis peu détachée de l’emprise de sa mère qui ne cessait de réfréner son engouement pour la littérature. Il semble clair qu’une fois mariée, elle ait compensé ce manque en s’empressant de lire tous les romans et récits qu’elle pouvait trouver. La littérature de voyage de l’époque est particulièrement intéressante à étudier en ce qu’elle permet notamment d’éclairer le récit de The

Cruise of The Vanadis.

43. Patrick Ward, “Exile, Art and Alienation: George Moore’s Irish Writings”, dans : Exile,

Chapitre 3