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L’influence des écrivains voyageurs

1.1.3. Les fondamentaux

Dans son article “Goethe’s Italienische Reise in its European Context”, Lilian R. Furst situe Italian Journey dans un groupe spécifique de récits de voyage fondamentaux qui prouve l’importance du Grand Tour aux yeux des contemporains de Goethe et qui comprend également Travels Through France

and Italy (1766) de Tobias Smolett, Rome, Naples et Florence (1817) de Stendhal, Notes of a Journey Through France and Italy (1826) de William Hazlitt, ainsi que Voyage en Italie (1827) de Chateaubriand20. Furst débute son article en citant une remarque de Samuel Johnson :

A man who has not been to Italy is always conscious of an inferiority, from his not having seen what it is expected a man should see. The grand object of travelling is to see the shores of the Mediterranean. […] All our religion, almost all our law, almost all our arts, almost all that sets us above the savages, has come to us from the shores of the Mediterranean21.

Leur itinéraire à travers l’Italie comprend les visites inévitables de Turin, Milan, Venise, Bologne, Florence, Rome et Naples, avec Rome – véritable berceau de l’Antiquité classique – comme objet principal du périple. La curiosité liée au passé de cette ville et à son héritage représentait la source majeure d’inspiration des différents récits de voyage. Furst remarque que l’un des critères principaux d’appartenance au genre du récit de voyage reposait alors sur l’organisation du texte en un récit ou sous forme de lettres, à opposer à une simple dissertation qui se rapprocherait davantage du format du genre du roman et donc de la fiction.

La difficulté majeure pour ces écrivains-voyageurs est de parvenir à contrebalancer l’apport que l’on pourrait qualifier d’encyclopédique d’un côté et esthétique de l’autre, d’allier les objectifs du voyageur à ceux de l’écrivain, ou comme le souligne Furst, de réussir à encapsuler le véritable but du récit de

20. Lilian R. Furst, “Goethe’s Italienische Reise in its European Context”, dans : Through the

Lens of the Reader: Explorations of European Narrative, New York : State University of

New York Press, 1992, p. 10.

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voyage : “pleasurable instruction”22. La seconde difficulté qui, en fait, découle de la première, est de conjuguer « observation » et « réflexion » comme le souligne Hester Lynch Piozzi dans Observations and Reflections made in the course of a

Journey Through France, Italy, and Germany (1789) – l’observation devant être

la priorité : “‘observations’ meant specific descriptions of things seen during travels, while ‘reflections’ denoted the philosophical, aesthetic, moral or political thoughts occasioned by those sights23”.

Dès le milieu du XVIIIe et le début du XIXe siècle, la réflexion commence à prendre le pas sur l’observation, s’appuyant sur le modèle du récit de Sterne,

Sentimental Journey (1768) et se rapprochant du voyageur « pittoresque ». Selon

Furst, Goethe est celui qui parvient le mieux à contrebalancer les apports basés sur la réflexion subjective d’un côté et l’observation objective de l’autre. Il est d’ailleurs sceptique à l’égard des récits empreints de sentimentalisme de Sterne et de ses disciples, et leur préfère une approche plus traditionnaliste : “Goethe maintains a critical detachment from certain popular trends of travel writing of his day, preferring to align himself in a conservative stance more with the older traditions of the genre than with recent innovations24”.

Smollett et Hazlitt font également partie de ces écrivains-voyageurs que l’on pourrait qualifier de “down-to-earth”. Leurs lecteurs sont pour la plupart des Britanniques qui semblent férus de détails concrets concernant le côté pratique du voyage sur le Continent. Ils fournissent par exemple des informations précises sur les moyens de transport, le logement, la nourriture, ainsi que les dépenses : “After reading Smollett, you know exactly how to set about hiring a boat and a crew to take you along the coast from Nice to Genoa, where to stay overnight, what provisions to take along, and what hazards to watch out for25”. Cependant, à la différence de Goethe, Smollett et Hazlitt ne semblent pas, selon Furst, tirer un

22. Lilian R. Furst, “Goethe’s Italienische Reise in its European Context”, op. cit., p. 12. 23. Ibidem.

24. Ibid., p. 13. 25. Ibid., p. 17.

quelconque plaisir à la découverte des lieux qui apparaît plus comme une obligation qu’un réel désir. Ils se contentent d’apporter des renseignements géographiques, historiques et culturels très précis, mais sans grand enthousiasme. Furst cite un passage de Travels Through France and Italy afin de justifier ses propos :

Pisa is a fine old city that strikes you with the same veneration you would feel at sight of an ancient temple which bears the marks of decay, without being absolutely dilapidated. The houses are well built, the streets open, straight, and well paved; the shops well furnished; and the markets well supplied: there are some elegant palaces, designed by great masters. The churches are built with taste, and tolerably ornamented. There is a beautiful wharf of free-stone on each side of the river Arno, which runs through the city, and three bridges thrown over it, of which that in the middle is of marble, a pretty piece of architecture: but the number of inhabitants is very inconsiderable; and this very circumstance gives it an air of majestic solitude, which is far from being unpleasant to a man of a contemplative turn of mind. For my part, I cannot bear the tumult of a populous commercial city; and the solitude that reigns in Pisa would with me be a strong motive to choose it as a place of residence26.

Chateaubriand et Stendhal laissent de côté les informations sur l’aspect pratique du voyage et ne donnent pas de conseil. Chateaubriand est beaucoup plus intéressé par les émotions que lui procurent un tel périple et les descriptions qu’il en fait sont très lyriques, émotives et poétiques :

Le ciel étoit chargé de nuages ; la tempête mêloit ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade : on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l’antre de la Sybille. La vapeur de la chute de l’eau remontoit vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche : c’étoit une véritable apparition. Je me croyois transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique27.

Comme il l’explique lui-même : « Le lieu est propre à la réflexion et à la rêverie : je remonte dans ma vie passée ; je sens le poids du présent, et je cherche à

26. Tobias Smollett, Travels Through France and Italy (1766), London : Oxford University Press, 1919, p. 222.

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pénétrer mon avenir28 ». Sa démarche est bien plus personnelle que celle de Smollett et de Hazlitt. Chateaubriand fait fond sur ses émotions et son approche est davantage subjective :

It is no exaggeration to claim that Italy functions as a prop for Chateaubriand, both a stimulus and a backcloth to his own feelings. The center of the stage—and I use the theatrical term deliberately—is occupied by the self-dramatizing persona of the poet, who is the coloring filter of experience. Not the sights of Italy, but his responses and associations dominate the text29.

Stendhal ne jette pas ce regard vers le passé et ses descriptions s’efforcent de représenter les éléments du présent – à travers les enjeux politiques propres aux lieux, les conditions sociales, les formes d’art populaire, etc. Cependant, il néglige souvent l’apport documentaire et dépeint plutôt la sensibilité et les mœurs des Italiens. Dans sa troisième édition de 1826 de Rome, Naples et Florence, il altère d’ailleurs le texte original en y ajoutant des anecdotes romanesques où les lieux et les dates sont souvent imaginés. Arrivé à Milan, au théâtre de « la Scala », il commente les discussions qui s’échappent depuis les loges et en décembre 1816, en quittant Milan, il dit des Milanais : « Je n’ai jamais rencontré de peuple qui convienne si bien à mon âme. Quand je suis avec les Milanais, et que je parle milanais, j’oublie que les hommes sont méchants, et toute la partie méchante de mon âme s’endort à l’instant30 ». À Bologne, il aime faire la cour dans les salons et écouter les secrets des Italiennes.

1.2. Une manière bien particulière d’envisager le récit de