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Un désir d’explorer le monde

3. La littérature de voyage

3.2. Un désir d’explorer le monde

Le XVe siècle marque un tournant dans l’histoire et l’appréhension du voyage. Les grandes explorations à travers le monde se multiplient (avec Magellan, Christophe Colomb, Bartolomeu Dias, Fernão Mendes Pinto, Vasco de Gama, etc.) et le long pèlerinage spirituel est peu à peu supplanté par un modèle plus individualiste, alliant envie de découverte et plaisir personnel. Au XVIe siècle, le caractère sacré du voyage perd toute sa primauté en faveur du simple désir d’explorer le monde. L’homme témoigne, avec la Renaissance, d’une volonté de s’ouvrir à l’inconnu et d’étendre sa connaissance au-delà des limites qui semblent être posées par le monde connu. Alonso Enrique de Guzmán décrit sa traversée de l’Atlantique dans un journal en 1534, Cartier, dans les années 1540, accompagne l’émergence de cette littérature de voyage, et, en 1578, l’écrivain Jean de Léry se rapproche encore plus du modèle du voyageur « moderne » avec Histoire d’un

7. Percy G. Adams, Travel Literature Through the Ages: an Anthology, New York : Garland, 1988, p. xvii.

voyage faict en terre de Brésil et préfigure le récit de voyage dix-neuvièmiste,

avant le fameux Voyage autour du monde de Louis Antoine de Bougainville, publié en 17718.

En 1336, Pétrarque anticipait déjà cette nouvelle conception du voyage et s’aventurait dans ce que l’on pourrait qualifier de premier « récit de tourisme ». Il voyage en quête de découvertes mais surtout pour son propre plaisir et décrit son ascension du Mont Ventoux. Dans la même veine, Antoine de la Sale décrit son ascension d’un volcan sur les îles Éoliennes en 1407 ; Michault Taillevent, poète auprès du duc de Bourgogne, parcourt les montagnes du Jura en 1430, avant de recueillir ses impressions et réflexions ; Montaigne visite l’Italie toute une année (1580) et Richard Hakluyt publie Voyages, a Foundational Text of the Travel

Literature genre en 1589. Au milieu du XVe siècle, Gilles le Bouvier apporte une justification au voyage et à sa perpétuation par l’écriture du Livre de la

description des pays :

Pour ce que plusieurs gens de diverses nacions et contrées se délectent et prennent plaisir comme j’ay fait le temps passé à vèoir le monde, et les diverses choses qui y sont, et aussi pour ce que plusieurs en veullent savoir sans y aler, et les aultres veullent vëoir, aler, et voyager, j’ay commencé ce petit livre, selon mon petit entendement, afin que ceulx qui le verront puissent savoir au vray la manière, la forme et les propriétés des choses qu’ilz sont en tous les royaulmes crestiens et des aultres royaulmes où je me suis trouvé ; de la longueur d’iceulx, des montaignes qui y sont, et des fleuves qui y passent, de la propriété des pais, des hommes, et des aultres choses estranges, comme cy après sera déclairé9.

Comme je l’ai déjà souligné, plus tard, au cours du XVIIe siècle, avec la naissance du Grand Tour, la pratique du tourisme devient l’apanage des gens fortunés qui disposent de temps pour voyager et parfaire leur éducation. Les récits de voyage prennent alors une dimension importante, permettant aux jeunes aristocrates voyageurs, souvent écrivains, de faire connaître cette expérience acquise et de partager cette culture au sein de leur classe sociale. Les voyages s’intensifient,

8. Ibid., p. 296.

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notamment chez les artistes et Rome, à présent haut lieu culturel, devient la destination phare de ces voyages d’apprentissage10.

Véritable invitation au dépaysement et à la culture, le récit de voyage plaît à ses lecteurs et tient bientôt le monopole de la littérature. En 1727, Daniel Defoe achève le troisième volume de son récit de voyage, A tour thro’ the whole island

of Great Britain. Tobias Smollett et Laurence Sterne sont les deux grands rivaux

du XVIIIe siècle, qui, comme le fait remarquer Edward Godfrey Cox dans A

Reference Guide to the Literature of Travel, ont chacun leur propre version du

voyage. Dans Travels Through France and Italy (1766), Smollett fait l’éloge du voyageur dur, désinvolte et austère. Sterne riposte en 1768, avec A Sentimental

Journey Through France and Italy, en prenant le parti d’une approche

sentimentale du voyage, insistant sur la subjectivité des goûts et des sentiments personnels, au-delà de la simple acquisition d’un savoir classique, rejetant en bloc l’approche maussade et acerbe de Smollett11.

Dans la deuxième moitié du siècle des Lumières, la presse commence à publier des comptes rendus de récits de voyage, notamment ceux de Samuel Johnson (A Journey to the Western Islands of Scotland [1775]). Au XVIIIe siècle, en Angleterre, presque tous les grands écrivains œuvrent pour la littérature de voyage et les carnets du capitaine James Cook (1784) sont l’équivalent des best-sellers d’aujourd’hui. En 1817, Goethe entretient cette sensibilité plus raffinée, qui va bientôt occuper une place dominante dans la culture du XIXe siècle, avec

Voyage en Italie (récit de son périple en Italie de 1786 à 1787, publié en

1816-1817). Il perpétue la convoitise de Rome, avec notamment sa description des fresques de Michel-Ange sur le plafond de la chapelle Sixtine : « Sans avoir vu la chapelle Sixtine, on ne saurait se faire une idée intuitive de ce qu’un homme peut

10. James Buzard, “The Grand Tour and after (1660-1840)”, dans : The Cambridge Companion

to Travel Writing, Cambridge : Cambridge University Press, 2002, pp. 38-39.

11. Edward Godfrey Cox, A Reference Guide to the Literature of Travel, vol 1, Seattle : The University of Washington, 1935, p. 139.

accomplir12 ». Dickens écrit aussi l’Italie, regroupant une série d’essais pittoresques parus pour la première fois dans Pictures from Italy en 1846.

Les voyageurs et leurs lecteurs s’attachent aux paysages insolites et à la découverte de l’altérité, car cette rencontre suscite en eux des émotions et des projections personnelles. En 1879, Robert Louis Stevenson, dans Travels with a

Donkey in the Cévennes, partage son expérience personnelle :

For my part, I travel not to go anywhere, but to go. I travel for travel’s sake. The great affair is to move; to feel the needs and hitches of our life more nearly; to come down off this feather-bed of civilization, and find the globe granite underfoot and strewn with cutting flints13.

Progressivement, avec le temps, les moyens de transport se perfectionnent, en termes de confort, de rapidité et d’expansion, et il est de plus en plus facile de se déplacer. Le tourisme devient moins sélectif et, au milieu du XIXe siècle, les villes phares de l’Europe (notamment l’Italie, avec Venise, Pise, Lucques, Florence, Rome et Naples) sont littéralement envahies par les visiteurs et comptent de plus en plus d’Américains14. Les récits de ces voyages alimentent la littérature britannique et américaine. Robert Browning écrit The Ring and the

Book (1869) et Elizabeth Barrett Browning Casa Guidi Windows (1851). George

Eliot partage son intérêt pour la ville de Florence d’un point de vue intellectuel, artistique, religieux et social, avec Romola (1862-63). En 1858, Nathaniel Hawthorne, nommé consul à Liverpool, quitte l’Angleterre pour l’Italie où il séjournera pendant près de deux ans. Au cours d’une exposition de sculptures romaines, il découvre le faune (ou satyre) de Praxitèle et décide d’en faire le sujet d’un roman The Marble Faun (1860). Malgré une expérience réelle du voyage et de ses découvertes, l’intrigue est placée dans une Italie imaginaire et le roman

12. Johann Wolfgang von Goethe, Voyage en Italie (1816-1817), trad. fr. de Jacques Porchat, Paris : Librairie Hachette et Cie, 1862, p. 405.

13. Robert Louis Stevenson, Travels with a Donkey in the Cévennes, Boston : Roberts Brothers, 1879, p. 81.

14. Jim Tice, Erik Steiner, et al., “18th Century Rome and the Grand Tour”, University of Oregon : Department of Architecture and InfoGraphics Lab, Department of Geography, 2008, http://vasi.uoregon.edu/grandtour.html.

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utilise à la fois des éléments empruntés à la fable, au roman gothique, à la poésie pastorale et au récit de voyage. De l’autre côté de l’Atlantique, Mark Twain embarque, en 1895, pour un tour de l’Empire britannique et en fait par la suite le récit dans Following the Equator (1897). En 1899, Rudyard Kipling fait part du périple qui le conduisit d’Inde en Angleterre, en passant par la Birmanie, la Chine, le Japon et les États-Unis. Lord Byron, Gustave Flaubert, Robert Louis Stevenson, Henry James, Herman Melville, etc., tous parcouraient le monde et partageaient leurs expériences et leurs émotions par le truchement de leurs récits de voyage.