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Vers une écriture sui generis 1. Une maîtrise du “foreground”

Edith Wharton – la femme et l’écrivain

2. La genèse de son œuvre littéraire

2.3. Vers une écriture sui generis 1. Une maîtrise du “foreground”

Le seul moyen pour E. Wharton de prétendre à l’innovation est centrée sur le fait de maîtriser avant tout ce qu’elle appelle le “foreground” (le premier plan) représentatif des connaissances culturelles. En effet, il est certain qu’avant de pouvoir prétendre transcender un système et le renouveler, il faut en détenir les principales composantes et en maîtriser les concepts-clés. À partir de l’acquisition de ce “foreground”, E. Wharton va pouvoir faire œuvre d’originalité en

introduisant son concept de “background”, marque d’une sensibilité qui lui est propre :

It is only in the background that the artist finds himself free to express his personality. Here he depicts not what some one else has long since designed for him, in another land and under different conceptions of life and faith, but what he actually sees about him, in the Lombard plains, in the delicately-modelled Tuscan hill-country, or in the fantastic serrated landscape of the Friulian Alps. One must look past and beyond the central figures, in their typical attitudes and symbolical dress, to catch a glimpse of the life amid which the painting originated. Relegated to the middle distance, and reduced to insignificant size, is the real picture, the picture which had its birth in the artist’s brain and reflects his impression of the life about him46”.

Dans A Backward Glance, elle se souvient du goût qu’elle avait, dans les années 70 et 80, pour les récits de voyage, écrits, comme je l’ai déjà signalé, par des amateurs talentueux tels que Violet Paget (Vernon Lee), Walter Pater et John Addington Symonds. Ils représentaient, pour Edith Wharton, “a high but unspecialized standard of culture47”. Dans les années 90, les écrits de Bernard Berenson sur la peinture italienne, qui combinent justesse scientifique et sensibilité esthétique, commencent enfin – elle le dit elle-même – à estomper la tonalité fort sentimentale empruntée à ces talentueux amateurs. Elle se rendra pourtant à l’évidence : la technique et le savoir seuls ne peuvent suffire à rendre compte de la véritable âme de l’œuvre ou du tableau contemplés.

2.3.2. Les apports du “background”

Désormais, E. Wharton n’a de cesse de prendre du recul par rapport aux partis pris des autres auteurs de voyage. Elle préfère se situer de manière plus objective et faire fi des témoignages antérieurs en appréhendant les environnements nouveaux par elle-même, sans les faire passer par un autre filtre que le sien – ce qu’elle conseille d’ailleurs à tout autre voyageur. Sa manière personnelle s’appréhende par le biais de ses écrits de voyages. Tout d’abord, par l’entremise de récits

46. Edith Wharton, Italian Backgrounds, op. cit., pp. 173-74. 47. Edith Wharton, A Backward Glance, op. cit., p. 140.

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extrêmement documentés sur le plan culturel (géographique, historique, mythologique, architectural, littéraire, pictural, etc.), parfois même agrémentés de bibliographies en plusieurs langues. Mais ces récits ne seraient pas aussi remarquables s’ils n’incorporaient pas également ce zeste d’amateurisme, la marque d’une personne sans véritable parcours professionnel, qui cherche à se faire sa propre opinion. Ce sont justement ces divagations quasi-fictionnelles présentes dans ses récits de voyage qui signalent la singularité de l’auteur, de sa prose personnelle, ce qui contribue à sa spécificité et la démarque d’érudits comme Berenson, par exemple.

C’est ce côté amateur, dans le bon sens du terme, qui a contribué à l’inciter à chercher les sites les plus éloignés des circuits touristiques, et de découvrir ainsi quelque chose de neuf qui manifeste son « apparente objectivité ». C’est cette même fantaisie, souvent caractéristique du dilettantisme, qui semble avoir fait d’E. Wharton un auteur de récits de voyage accompli. La singularité de sa prose réside donc dans l’association d’un arrière-plan culturel et de son appréciation particulière. Elle fait part de l’état d’esprit que cela suppose dans la réponse qu’elle adresse à un auteur anonyme qui avait sollicité son opinion et ses conseils :

You seem to think that the risk of being subject to the influence of great poets is one that young writers should fear.

There cannot be a greater mistake than this, or one more destructive to any real poetic culture. Every dawning talent has to go through a phase of imitation & subjection to influences, & the great object of the young writer should be, not to fear these influences, but to seek only the greatest, & to assimilate them so that they become part of his stock-in-trade. […] poetry is an art as exact & arduous as playing the violin, or sculpture or painting. It presupposes long training & wide reading, & a saturation in the best that the past has to give. […] you must prepare yourself for so noble a mission by reading the best, & only the best, & by studying the grammar & etymology of your language as well as the history of its rhythms. It takes a great deal of deepest kind of culture to write only one little poem48.

48. Edith Wharton, [Lettre à un auteur, 19 octobre 1918], dans : Letters of Edith Wharton,

2.3.3. L’« autre soi » whartonien

Une telle érudition chez l’écrivain implique de facto la même érudition chez le lecteur, si ce dernier doit accéder au sens du récit. E. Wharton refuse d’adapter sa prose afin de la rendre plus accessible. Dans The Writing of Fiction (1925), elle explique :

No writer—especially at the beginning of his career—can help being influenced by the quality of the audience that awaits him; and the young novelist may ask of what use are experience and meditation, when his readers are so incapable of giving him either. The answer is that he will never do his best till he ceases altogether to think of his readers (and his editor and publisher) and begins to write, not for himself, but for that other self with whom the creative artist is always in mysterious correspondence, and who, happily, has an objective existence somewhere, and will some day receive the message sent to him, though the sender may never know it49.

Quand elle écrit The Cruise of the Vanadis, E. Wharton ne semble pas avoir encore défini ce concept de l’« autre soi », ce qui implique que ce récit n’est pas encore empreint de ce que l’on nomme la « dimension fictionnelle », puisque cet « autre soi » est le « soi fictionnel ». The Cruise of the Vanadis, est donc, semble-t-il pour elle, le lieu de l’apprentissage à l’écriture fictionnelle.

De même, dans ses récits de voyage, le narrateur conçoit les excursions au-delà d’une simple succession d’aventures, conférant au voyage le statut d’une quête identitaire. Cette recherche d’une expatriée prend parfois les allures d’un pèlerinage, nécessitant une foi sans faille en son projet. C’est seulement à ce prix qu’elle accèdera à ce que son ami Bernard Berenson et elle-même s’accordent à qualifier d’« extase » – le véritable aboutissement de son travail d’écrivain : “Oh, bless you again and again […] for “What is true of life is true of art: its ultimate aim is ecstasy,” […]. It coincided so thrillingly with the “aesthetic” of my own métier that I’ve so long yearned to write that I could hug you—& myself!50

49. Edith Wharton, The Writing of Fiction, New York : Scribner, 1925, p. 19.

50. Edith Wharton, [Lettre à Bernard Berenson, 29 janvier 1917], dans : Letters of Edith

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Issue d’une famille new-yorkaise de la bonne société, profitant d’excursions de grande envergure dès son plus jeune âge et se découvrant une passion pour la lecture, E. Wharton s’est vue dotée d’un capital solide que Pierre Bourdieu appelle « la compétence du connaisseur » :

[…] un art qui, comme un art de penser ou un art de vivre, ne peut se transmettre exclusivement sous forme de préceptes ou de prescriptions et dont l’apprentissage suppose l’équivalent du contact prolongé entre le disciple et le maître dans un enseignement traditionnel, c’est-à-dire le contact répété avec l’œuvre (ou avec des œuvres de la même classe)51.

Ainsi, les récits de voyage d’E. Wharton laissent transparaître une connaissance approfondie des arts en général, et de l’architecture, une capacité à y associer un contexte complexe, tantôt théologique, tantôt mythologique, tantôt historique ou littéraire. Ses connaissances culturelles, associées à son jugement, lui permettent de privilégier une approche du voyage qui allie érudition et réflexion personnelle.

Le voyage tient une place toute particulière dans la vie d’E. Wharton. Elle y prend goût très jeune et y puise l’imagination nécessaire à ses récits d’enfant, puis d’adulte. À peine âgée de dix ans, à son retour de voyage en Europe, elle n’a plus qu’une obsession en tête – partir à nouveau – comme si elle prenait déjà conscience que les voyages étaient nécessaires à son épanouissement et indispensables à une future carrière littéraire. De retour en Europe, en 1881, Edith a dix-neuf ans et se distingue déjà du touriste ordinaire malgré son jeune âge, en s’interrogeant sur les pays visités et notamment en visitant l’Italie, Ruskin à la main : “father and daughter went sight-seeing together in Italy, with Ruskin in hand52”. Le voyage, ainsi que la fuite du pays natal, représentent deux éléments essentiels dans la vie de l’auteur et dans l’analyse de son œuvre.

51. Pierre Bourdieu, « Elément d'une théorie sociologique de la perception artistique », dans

Revue Internationale des Sciences Sociales, vol. 20, n°4, 1968, p. 653.