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Edith Wharton – la femme et l’écrivain

3. Une vie marquée par l’exil

3.1. Du rejet des États-Unis par une jeune bourgeoise américaine au XIXe siècle…

3.2.2. Crise identitaire

Il s’agit donc de replacer les propos d’E. Wharton dans leur contexte historique, à la lumière des mentalités de l’époque coloniale : “Her attitudes to black culture and racial assimilation are […] unappealing, though standard for her class and time […]. Like everyone else of her type, she used the verb “niggering”, without self-consciousness, to mean slaving away at a job28”. La différence culturelle et l’altérité la passionnent, la fascinent, l’impressionnent et l’inquiètent à la fois. Elle fait preuve d’une grande curiosité face aux contrastes culturels : “all forming a medley of different types which I have never seen equalled anywhere. Nothing, in fact, can be more curious than the mixture of Orientalism and European civilization which meets one at every turn in Smyrna” (pp. 154-55).

Il est également justifié de percevoir à travers les propos qu’elle utilise dans son apologie de l’administration britannique une légitimation de l’acte colonial : “a long bridge and causeway built, of course, like every other good road in the Ionian Islands, under the English Administration” (p. 202). Par exemple, le pont de Bosset à Argostoli fut construit en 1813 sous l’administration anglaise et

l’autorité de Charles James Napier (1782-1853), gouverneur britannique de Céphalonie, qui fut à l’origine de la création de ponts, de routes et d’édifices publics. Dans les romans d’E. Wharton, les personnages noirs sont soit des domestiques, soit des cuisiniers, ou bien s’occupent du ménage (dans Old New

York, ou encore A Mother’s Recompense, par exemple). E. Wharton était alarmée

à l’idée de voir la culture afro-américaine se développer dans l’art et devenir une composante à part entière de la vie culturelle américaine29. En 1925, elle écrit à son ami Lapsley et joint à sa lettre un courrier reçu d’un artiste noir américain lui demandant la permission de peindre son portrait “in an effort to gain for the Negro a place of recognition in the art world” : “It is an amazing commentary on the chaos là-bas, and makes one long for Holy Church and the long arm of the Inquisition30”.

Cette approche de l’altérité atteste, en tout état de cause, de l’impossibilité d’adaptation de l’auteur dans des pays diamétralement opposés à son mode de vie. Les voyages à répétition et de longue durée qu’elle entreprend dès son enfance, impliquent un changement constant de sa position sociale, mettant ainsi inévitablement en danger ses sentiments d’appartenance à une classe. L’identité se construit dans le passage par une appropriation subjective, complexe et arbitraire, qui est très largement remise en question lors de l’adolescence, période de transition et de mutation physique et psychologique. Certaines étapes de la vie, surtout dans l’enfance, impliquent une évolution du sujet plus ou moins conséquente, et tout changement important engendre des réaménagements. De plus, la dimension sociale de l’identité est fondamentalement liée à un sentiment d’appartenance à un groupe. Le changement d’environnement social déstabilise E. Wharton, qui ne s’identifie pas aux individus membres des sociétés euro-méditerranéennes qu’elle découvre.

29. Hermione Lee, Edith Wharton, op. cit., p. 608.

30. Edith Wharton, [Lettre à Gaillard Lapsley, 13 août 1925], dans : Edith Wharton Collection, Yale Collection of American Literature, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale

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Il a toujours existé une ambiguïté dans la relation qu’entretenait l’auteur avec sa ville natale. Si elle a prouvé à de nombreuses reprises son aversion pour New York, il est tout de même évident que, paradoxalement, ce dégoût était également associé à une tout autre forme de sentiment : le besoin. Cette même ville à qui elle voue tant de haine constitue pourtant le véritable tremplin de sa carrière littéraire. C’est grâce à cette société qu’elle dit détester qu’elle peut puiser la source nécessaire d’inspiration pour ses romans, qui la consacreront en tant qu’auteur. C’est justement parce qu’elle a grandi dans ce monde de la haute société new-yorkaise que la connaissance qu’elle en a est si irréprochable et incomparable.

Dans son introduction à A Backward Glance, Louis Auchincloss précise :

With old age came the reflection that in a rootless world the roots of that lost brownstone city were better than none. And when she evokes the quiet, graceful life of her parents and of her uncles and aunts, it is with more than nostalgia; it is with regret, almost with apology31.

3.2.3. “The Mount” – la vie à Lenox, Massachussetts

Avant que Teddy et elle ne décident de divorcer et de vendre leur propriété, “The Mount”, E. Wharton était d’ailleurs parvenue à trouver un équilibre sur le sol américain lors de ces années de résidence à Lenox. L’endroit et la vie qu’elle y menait l’avaient même réconciliée avec son pays :

This place of ours is really beautiful; & the stillness, the greenness, the exuberance of my flowers, the perfume of my hemlock woods, & above all the moonlight nights on my big terrace, overlooking the lake, are a very satisfying change from six months of Paris. Really, the amenities, the sylvan sweetnesses, of the Mount (which you would have to see to believe) reconcile me to America32.

Il en ressort qu’en faisant le choix de s’expatrier en France, E. Wharton ne résoudra finalement pas pour autant son problème d’identité. S’il est vrai que ses nombreux voyages lui apportent le repos mental dont elle a besoin, il n’en

31. Louis Auchincloss, Introduction à : A Backward Glance, op. cit., p. xi.

32. Edith Wharton, [Lettre à Bernard Berenson, 6 août 1911], dans : Letters of Edith Wharton,

demeure pas moins que sa vie n’a jamais été aussi divisée et son sentiment de déracinement aussi profond. Dans une lettre qu’elle adresse à Sara Norton, E. Wharton fait part de son sentiment de non-appartenance et du fossé qui la sépare des autres citoyens américains. Entre nostalgie, peine, conscience de l’exclusion et du vide, ce message témoigne d’un véritable mal-être :

My first few weeks in America are always miserable, because the tastes I am cursed with are all of a kind that cannot be gratified here, & I am not enough in sympathy with our “gros public” to make up for the lack on the aesthetic side. One’s friends are delightful; but we are none of us Americans, we don’t think or feel as the Americans do, we are the wretched exotics produced in a European glass-house, the most déplacé & useless class on earth! All of which outburst is due to my first sight of American streets, my first hearing of American voices, & the wild, dishevelled backwoods look of everything when one first comes home! You see in my heart of hearts, a heart never unbosomed, I feel in America as you say you do in England – out of sympathy with everything33.

Il convient également de noter qu’en dépit du fait qu’Edith ait choisi de faire de la France son pays de résidence, c’est pourtant bien les États-Unis qu’elle qualifie de « home ». Hermione Lee fait d’ailleurs remarquer :

When Wharton was awarded the Légion d’honneur she was described in France as ‘une des personnalités les plus connues de la colonie américaine’. When she died, and was buried at Versailles, her French obituaries noted that though she was a French settler and a cosmopolitan traveller, this did not prevent her from being ‘Américaine jusqu’aux moelles’. Yet: ‘Elle était très attachée à notre pays qu’elle habitait. Elle le comprenait et le faisait comprendre.’ Two things at once, not to be separated: a great lover and interpreter of France, and an American to her marrow. And above all, ‘C’était une grande Européenne, citoyenne de l’univers’34.35

Même si, en France, Edith Wharton était « au fait » et « dans la vague »36, comme le fait remarquer Hermione Lee, pour la plupart des gens elle était essentiellement

33. Edith Wharton, [Lettre à Sara Norton, 5 juin 1903], dans : Letters of Edith Wharton, op. cit., p. 84.

34. Excelsior, 8 avril 1916 ; notice nécrologique, André Chaumeix, L’Écho de Paris, 14 août 1937 et Louis Gillet, L’Époque, 16 août 1937.

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une exilée américaine : “She loved Europe, she loved and knew France, England, Italy, better than any native – yet remained an American of the old fashion37”. Ses amis français se moquaient même gentiment de son français vieillot, appris à travers les lectures de son enfance – Bourget le qualifiait de “The purest Louis Quatorze”.