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Son enfance et le voyage en Europe

Edith Wharton – la femme et l’écrivain

1.1. Son enfance et le voyage en Europe

Edith Wharton a grandi dans la haute société new-yorkaise à laquelle appartenaient ses parents. Les Rhinelander et les Stevens, ses ancêtres du côté maternel, ainsi que le véritable « clan des Jones » auquel appartenait son père, s’imposaient comme les familles les plus représentatives de la bonne société installée à New York depuis le XVIIe siècle, dont les racines remontaient à l’Angleterre et à la Hollande. New York regorgeait de ces « vieilles fortunes », de puissantes familles de propriétaires terriens, qui profitèrent de l’essor de la ville pour asseoir leur richesse. En 1835, New York devient la plus grande ville des États-Unis en dépassant Philadelphie et connaît une rapide expansion, grâce à l’arrivée massive d’immigrants attirés par le dynamisme économique de la ville.

Dès les années 1840, Boston, jusqu’alors principal foyer culturel des treize colonies britanniques, dominé par les congrégationalistes et par des familles bourgeoises participant à l’essor économique colonial, se plie devant New York, en tant que centre financier et culturel des États-Unis. Le développement de la

ville de New York est notamment facilité par la modernisation et l’extension des réseaux de transport. La ville affirme rapidement sa vocation commerciale grâce à son port et sa vocation industrielle avec l’essor des usines, des manufactures et des ateliers, particulièrement durant la révolution. Bientôt, elle se positionne comme premier centre d’affaires du pays6. De grandes fortunes s’installent à New York durant le XIXe siècle et de riches demeures sont construites. La bourgeoisie vit alors selon les codes de la société victorienne7.

Edith Wharton, née à New York le 24 janvier 1862, est le troisième enfant, la seule fille, de George Frederic et Lucretia Jones. Lucretia (née Rhinelander), son frère et ses sœurs mènent une vie modeste au sein du foyer familial et plus particulièrement à partir de 1836, après le décès de leur père, Frederick William Rhinelander. George Frederic Jones est, quant à lui, le benjamin d’une famille de trois enfants dont les parents, Edward Renshaw et Elizabeth Schermerhorn Jones, appartiennent à la famille très prospère des Jones. George Frederic est diplômé de l’université de Colombia mais n’a jamais souhaité travailler, ce qui, ajouté aux folies dépensières de Lucretia, explique les difficultés financières, quoique passagères, qu’aura le couple.

Durant la majeure partie de son enfance, la jeune Edith souffre du manque de la présence de ses grands frères (l’aîné Frederic [« Freddy »] est plus vieux de seize ans et le cadet Henry [« Harry »] de onze ans), envoyés en pension afin de parfaire leur éducation, comme la majorité des garçons appartenant à des familles fortunées ou dont les parents aspirent à une réussite sociale pour leurs enfants. Élevée comme une enfant unique, par des parents alors âgés, elle trouve dans la

6. Voir George Rogers Taylor, “American Economic Growth Before 1840”, dans : Journal of

Economic History, vol. 24, n°4, Décembre 1964, Cambridge : Cambridge University Press,

pp. 427-44 ; Allan Pred, Urban Growth and City Systems in the United States, 1840-1860, Cambridge : Harvard University Press, 1980, p. 30 ; et Martin Shefter, Capital of the

American Century: The National and International Influence of New York City, New York :

Russell Sage Foundation, 1993, pp. 6-11.

7. Voir Frederic Cople Jaher, “Nineteenth-Century Elites in Boston and New York”, dans :

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littérature et le voyage une forme d’évasion et surtout de réconfort. Hermione Lee souligne d’ailleurs le caractère quelque peu ennuyeux de la vie sociale des Jones :

The activities of her parents’ class match their furniture. Their pleasures, as she describes them, were settled and conventional. Abroad, there were the well-trodden paths of the cultural tourist, shopping, and the society of other Americans – but not of the natives. (A trip to Spain when she was only three or four seems to have been unusually daring)8.

Au sortir de la guerre de Sécession, les Jones partent pour l’Europe, de 1866 à 1872, et passent leur premier hiver à Rome : “by the time I was four years old I was playing in the Roman Forum instead of on the lawns of Rhinecliff […]. The chief difference was that the things about me were now not ugly but incredibly beautiful9”. Edith assiste alors à un événement majeur de l’histoire de l’Europe, le

Risorgimento, ou l’unification de la péninsule italienne par l’annexion de la

Lombardie, de Venise, du Royaume des Deux-Siciles, du Duché de Modène et Reggio, du Grand-duché de Toscane, du Duché de Parme et des États pontificaux au Royaume de Sardaigne, qui s’achèvera par l’annexion de la capitale de l’État de l’Église, Rome, le 20 septembre 1870. Ce passage par Rome restera gravé dans sa mémoire ; Edith, à peine âgée de quatre ans, manifeste déjà un esprit critique et observateur :

I remember, through the trailing clouds of infancy, the steps of the Piazza di Spagna thronged with Thackerayan artists’ models, and heaped with early violets, daffodils and tulips; I remember long sunlit wanderings on the springy turf of great Roman villas; heavy coaches of Cardinals flashing in scarlet and gold through the twilight of narrow streets; the flowery bombardment of the Carnival procession watched with shrieks of infant ecstasy from a balcony of the Corso10.

Ces scènes et aventures du voyage en Italie constitueront par la suite la matière première de certains de ces romans et nouvelles :

8. Hermione Lee, Edith Wharton, op. cit., p. 28.

9. Edith Wharton, A Backward Glance, op. cit., pp. 28-29. 10. Ibid., pp. 30-31.

Impressions were gathered in walks with my mother on the daisy-strewn lawns of the Villa Doria-Pamphili, among the statues and stone-pines of the Villa Borghese, or hunting on the slopes of the Palatine for the mysterious bits of blue and green and rosy stone which cropped up through the turf as violets and anemones did in other places, and turned out to be precious fragments of porphyry, lapis lazuli, verde antico, and all the mineral flora of the Palace of the Cæsars. […] There were other days […], particularly vivid, when, in the million-tapered blaze of St Peter’s, the Pope floated ethereally above a long train of ecclesiastics seen through an incense haze so golden that it seemed to pour from the blinding luminary behind the High Altar11.

Le voyage des Jones se poursuit en Espagne, George Frederic ayant découvert avec plaisir les œuvres de William H. Prescott (1796-1859), historien américain et grand hispaniste du XIXe siècle (The History of the Reign of

Ferdinand and Isabella the Catholic (1837), The History of the Conquest of Mexico (1843), A History of the Conquest of Peru (1847) and the unfinished History of the Reign of Phillip II (1856–1858)), ainsi que Tales of the Alhambra

(1832) de Washington Irving. George Frederic communique à sa fille sa passion pour la route :

From that wild early pilgrimage I brought back an incurable passion for the road. […] I recall only the incessant jingle of diligence bells, the cracking of whips, the yells of gaunt muleteers hurling stones at their gaunter mules to urge them up interminable and almost unscaleable hills12.

Edith Wharton gardera un souvenir vif et inaltérable de cette expérience et des sentiments d’excitation et d’émerveillement :

It is all a jumble of excited impressions: breaking down on wind-swept sierras; arriving late and hungry at squalid posadas; flea-hunting, chocolate-drinking (I believe there was nothing but chocolate and olives to feed me on), being pursued wherever we went by touts, guides, deformed beggars, and all sorts of jabbering and confusing people; and, through the chaos and fatigue, a fantastic vision of the columns of Cordova, the tower of the Giralda, the pools and fountains of the

11. Ibid., p. 29. 12. Ibid., p. 31.

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Alhambra, the orange groves of Seville, the awful icy penumbra of the Escorial, and everywhere shadowy aisles undulating with incense and processions…13

Après l’Espagne, c’est au tour de la France et de Paris. Si la capitale ne fait pas forte impression sur la jeune Edith, “life in Paris must have seemed colourless after the sunny violet-scented Italian days, for I remember far less of it than Rome14”, elle fait naître en elle l’envie d’écrire :

The imagining of tales (about grown-up people, “real people”, I called them— children always seemed to me incompletely realized) had gone on in me since my first conscious moments; I cannot remember the time when I did not want to “make up” stories. But it was in Paris that I found the necessary formula15.

Edith n’a que six ans et délaisse déjà, peu à peu, ses camarades de jeu et finit, au grand désespoir de ses parents, par n’avoir pour compagnie que les personnages de ses nombreuses histoires :

There are deplorable tales of my abandoning the “nice” playmates who had been invited to “spend the day”, and rushing to my mother with the desperate cry: “Mama, you must go and entertain that little girl for me. I’ve got to make up.” […] I did not want them to intrude on my privacy, and there was not one I would not have renounced forever rather than have my “making up” interfered with. What I really preferred was to be alone with Washington Irving and my dream16.

Les Jones quittent Paris pour l’Allemagne et Bad Wildbad juste avant le début de la guerre franco-allemande de 1870, qui opposa le Second Empire au royaume de Prusse et à ses alliés (allemands) et qui entraîna la chute de l’Empire et la perte pour le territoire français de l’« Alsace-Lorraine ». Lucretia y avait été envoyée en cure de repos. Edith apprend à tricoter, à broder et à lire l’allemand, jusqu’à ce qu’elle contracte la fièvre typhoïde et frôle la mort. Elle aborde cet épisode douloureux et traumatisant dès le premier chapitre d’une de ses nouvelles, « La sonnette de Madame » (1902). Cette maladie fut certainement à l’origine des

13. Ibid., pp. 31-32. 14. Ibid., p. 32. 15. Ibid., p. 33. 16. Ibid., p. 35.

crises d’angoisses à répétitions qui, plus tard, vinrent bouleverser la vie de l’auteur :

Fear of what? I cannot say—& even at the time, I was never able to formulate my terror. It was like some dark undefinable menace, forever dodging my steps, lurking & threatening; I was conscious of it wherever I went by day, & at night it made sleep impossible, unless a light & a nursemaid were in the room17.

De retour en Italie, Florence n’égale en rien Rome aux yeux d’Edith ; seuls les livres et l’initiation à une nouvelle langue parviennent à susciter son intérêt :

The […] high lights of those gray months were the increased enchantment of “making up”, and the fainter glow of the hours spent with a charming young lady who taught me Italian. My lessons amused me, and the new language came to me as naturally as breathing, as French and German had already. […] But discovering Italian, though it was to be the source of such joys, was nothing to the ecstasy of “making up”. Learning to read, instead of distracting me from this passion, had only fed it; and during that Florence winter it became a frenzy18.

Florence marque la fin du voyage européen et le triste retour sur le sol américain, à New York, l’année suivante, en 1872, après six années d’évasion culturelle : “The return from Europe […] is also told as a life-changing trauma19”. Ses angoisses deviennent alors associées à un lieu en particulier : le foyer familial au cœur de la ville de New York. Cette partie morose de sa vie est naturellement absente de ses mémoires d’enfance, si ce n’est des souvenirs d’une relation conflictuelle avec sa mère, de peurs, de solitude et d’ennui. Lucretia s’efforçait de brider l’imagination débordante de sa fille et s’employait en vain à en faire une enfant « comme les autres ». Edith voyait en son père une âme sœur – un esprit sensible et poétique, étouffé et réprimé par la figure matriarcale que Lucretia incarnait :

I imagine there was a time when his rather rudimentary love of verse might have been developed had he had any one with whom to share it. But my mother’s

17. Edith Wharton, The Ghost Stories of Edith Wharton, New York : Simon & Schuster, 1973, p. 302.

18. Edith Wharton, A Backward Glance, op. cit., p. 42. 19. Hermione Lee, Edith Wharton, op. cit., p. 16.

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matter-of-factness must have shrivelled up any such buds of fancy […]. I have wondered since what stifled cravings had once germinated in him, and what manner of man he was really meant to be. That he was a lonely one, haunted by something always unexpressed and unattained, I am sure20.

1.1.1. Le retour aux États-Unis

De retour à New York en 1872, la jeune Edith évolue au sein de la haute société new-yorkaise du XIXe siècle ; elle se conforme à ses principes, à ses mœurs et à ses codes et accompagne ses parents aux réceptions et aux divers événements organisés par les plus grands noms de la haute-société. Le « bon goût » et l’exigence de raffinement règnent en maître, la réussite sociale est prisée et l’argent sert de révélateur – seuls comptent les personnes distinguées, capables de dissimuler la moindre émotion, et les occupations « élégantes et raffinées ». On se distrait avec mesure et on souffre avec discrétion ; fantaisie et désordre ne doivent pas déranger cette harmonie – tout est sacrifié à l’apparence : “our society was, in short, a little ‘set’ with its private catch-words, observances and amusements, and its indifference to anything outside of its charmed circle21”.

La figure de l’enfant sensible et talentueux bridé par l’étroitesse d’esprit de l’autorité maternelle est un thème récurrent dans la fiction whartonienne, ainsi que l’inadéquation de l’éducation des jeunes filles américaines. Hermione Lee, dans la biographie qu’elle consacre à Edith Wharton, donne comme exemple un passage de The Fruit of the Tree :

Isn’t she one of the most harrowing victims of the plan of bringing up our girls in the double bondage of expediency and unreality, corrupting their bodies with luxury and their brains with sentiment, and leaving them to reconcile the two as best as they can, or lose their souls in the attempt?22

Elle souligne que le terme “unreality” est souvent exploité par l’auteur dans ses romans :

20. Edith Wharton, A Backward Glance, op. cit., p. 39. 21. Ibid., p. 79.

‘She’s lived too long among unrealities’, says the true mother in ‘The Old Maid’, considering her daughter’s false upbringing. A sense of unreality at some point comes over all those characters, like Lily Bart, who have been educated into social ambitions that go against their more natural desires. The subject of education – especially for girls – suffuses Wharton’s work. Material advantage versus sentimental romance: are there no other choices for women? What place does that leave for intellect, independence, natural passion, or professional ambitions?23

Dans un de ses romans inachevé et non daté, intitulé Logic, Edith Wharton met en scène Candida Lake, élevée par sa mère, veuve, qui reproche à sa fille un manque de féminité et un esprit trop intellectuel. Le roman contient une scène où la mère impose à sa fille d’enfiler une robe rose pour se rendre à une soirée :

‘I don’t want to go’, she said suddenly… Her mother looked at her despairingly. The girl’s moods were as incomprehensible to her as the movements of some strange animal. Mrs Lake had always enjoyed what she was expected to enjoy; especially occasions demanding a pink frock24.

On est tenté de penser qu’Edith Wharton a inspiré Linda Woolverton – auteur du scénario du film de Tim Burton, Alice in Wonderland (2010), nouvelle adaptation des deux romans de Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland (1865) et

Through the Looking-Glass (1871) – dans la scène où, à son insu, Alice se rend à

sa fête de fiançailles ; en effet sa mère, récemment devenue veuve, la destine à un jeune homme avec qui elle n’a aucune affinité. Alice n’a pas du tout envie d’aller à la fête : “Must we go?”. Dans le carrosse qui les y conduit, sa mère lui reproche de ne pas porter de corset ni de collants, ce à quoi Alice rétorque : “Who’s to say what’s proper? What if it were agreed that ‘proper’ meant wearing a codfish on your head? Would you wear it?”.

L’éducation d’Edith est confiée à Anna Bahlmann, sa gouvernante, qui deviendra plus tard une amie très proche. Edith Wharton la gardera près d’elle comme secrétaire jusqu’à ce qu’Anna tombe malade en 1915. Il en va de même pour sa domestique, Catherine Gross, qui entre à son service le 10 octobre 1884 et

23. Hermione Lee, Edith Wharton, op.cit., p. 12.

24. Citation du roman Logic non publié et non daté d’Edith Wharton, dans : Hermione Lee, Edith

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ne le quitte qu’en 1933 lorsqu’elle tombe malade et meurt à l’âge de quatre-vingt-un ans. Anna est quatre-vingt-une jequatre-vingt-une allemande, elle n’a que dix-neuf ans lorqu’elle commence à donner des cours d’allemand à Edith, bien que, selon elle, Goethe ne soit pas une lecture appropriée. Elle lui enseigne la littérature, l’allemand ou encore l’anglais mais ne parviendra jamais à contenter sa soif de connaissance et de découvertes :

My good little governess was cultivated & conscientious, but she never struck a spark from me, she never threw a new light on any subject, or made me see the relation of things to each other. My childhood & youth were an intellectual desert25.

Hermione Lee décrit également l’éducation particulière qu’a reçue la jeune Edith Jones, une éducation qui a accentué davantage encore son isolement social :

She describes herself, in relation to her parents’ lavishly described social life, as an attentively watching outsider. She is being shaped by very mixed educational processes – dancing-lessons, governesses, her mother’s literary censorship and social rules, her father’s teaching her to read, the rapid acquisition of languages abroad, the beginning of a career as auto-didact in her father’s library. She creates a retrospective picture of herself as an alienated, solitary figure, a writer-in-the-making26.

1.1.2. Ses premiers pas en tant qu’écrivain

Dès son retour à New York, Edith écrit des poèmes sentimentaux et des histoires à l’eau de rose, des tragédies en vers blancs et des sermons. Un journal new-yorkais publie même l’un de ses poèmes. À quinze ans, elle soumet à l’Atlantic Monthly, son premier recueil de poèmes que le journal accepte de publier sur la recommandation de Longfellow. Elle écrit son premier roman de mœurs, Fast and

Loose, à l’âge de seize ans, et bien que l’approche thématique du statut social et

du bonheur individuel anticipe les romans de la maturité, on reconnaît à travers l’intrigue et la création de personnages la main et le style encore incertains d’une

25. Extrait d’un échantillon autobiographique postérieur à A Backward Glance qui n’a jamais été publié.

enfant. Juste après la sortie de l’ouvrage, Edith, insatisfaite et animée par un souci exagéré de la perfection, publie dans The Saturday Review, Pall Mall Budget et

The Nation, trois autocritiques acerbes de sa nouvelle : “every character is a

failure, the plot a vacuum, the style spiritless, the dialogue vague, the sentiments weak, & the whole thing a fiasco27”. Blâmant l’auteur auquel elle a attribué le pseudonyme masculin de David Olivieri, elle joue le rôle du critique exaspéré :