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1 2 Voyage de l’Arabie Heureuse, carrefour de formes : récit épistolaire, relation et mémoire

Chapitre II. Les récits de voyages en Arabie Heureuse au XVIII e siècle

II. 1 2 Voyage de l’Arabie Heureuse, carrefour de formes : récit épistolaire, relation et mémoire

Jean de La Roque donne à son récit la forme épistolaire. Il justifie son choix au début de son avertissement de l’édition de 1715 :

Je fais parler dans cette relation l’auteur des lettres, et des mémoires, c’est-à-dire, le voyageur lui-même, cela me paraissoit plus convenable en toute manière. Parce que leur auteur les a écrits sans art, dans la seule vue d’instruire un ami et sans réfléchir sur ce qu’il a vu ou appris, je me suis attaché à lui conserver partout ce même caractère1. Cette pratique d’avertissement au public sur la vérité du contenu du récit est presque commune dans la préface ou l’avertissement de la plupart des récits de voyages. De La Roque a donc préservé la parole de l’auteur des lettres pour donner à son ouvrage la valeur de l’authenticité et sa qualité de vrai témoignage. Et comme il y a eu deux expéditions et deux récits différents dans la même relation, La Roque a essayé de garder les deux récits séparément en les réunissant dans un seul ouvrage avec le mémoire concernant l’arbre et le fruit du café. Son ouvrage se compose donc de trois parties : un récit épistolaire, une relation et un mémoire2. Ces trois formes sont écrites avec des techniques différentes. Nous traiterons

ci-dessous les trois parties successivement.

1 La Roque, « Avertissement ».

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La première partie de la relation contient cinq lettres adressées par le voyageur M. de la Merveille de la Grelaudiere, Capitaine de vaisseau, à un ami. Dans ces lettres, le voyageur relate son voyage à Moka, en Arabie Heureuse. Cette première partie de l’œuvre constitue un récit complet du premier voyage. L’œuvre porte le titre même de ce récit : Voyage de

l’Arabie Heureuse, dans l’océan indien. Ce premier récit se compose de cinq lettres dont le

volume varie entre la trentaine et la cinquantaine de pages. Chaque lettre porte un titre différent selon l’étape du voyage. Ce ne sont pas des lettres personnelles, mais un récit par lettres adressées à un lecteur curieux.

On sait bien que la lettre personnelle intégrée dans un récit perd son autonomie narrative ; l’énonciation de la lettre est subordonnée à celle du récit. Sa valeur est donc secondaire par rapport à la valeur du récit. Or, la lettre qui constitue le récit de voyage possède en général une valeur particulière : elle donne au récit un caractère plus réel. Les lettres occupent donc une place primordiale dans le système énonciatif du récit de Jean de La Roque. Il faut en effet y ajouter la présence de quelques petites lettres traduites de l’arabe

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en français1, à l’intérieur même des lettres. Ces lettres du récit et ces petites lettres traduites et introduites dans le récit nous amèneront à parler de la lettre dans le récit. Ainsi, ce premier récit épistolaire représente plus de la moitié de l’œuvre entière2. Les lettres sont classées

selon l’usage des récits et des recueils par ordre chronologique. Le voyageur (auteur des lettres) raconte les événements qu’il a rencontrés pendant sa navigation en réunissant des informations géographiques et historiques sur les pays visités, des incidents, les découvertes, les premiers contacts des Français avec les étrangers et des réflexions morales et religieuses. C’est une des spécificités de la lettre de permettre d’y insérer plusieurs types de discours.

Dans la première lettre intitulée « Relation du Voyage depuis le départ de France jusqu’à l’arrivée dans le premier port de l’Arabie Heureuse », le capitaine relate son voyage depuis son départ du port de Brest le 6 janvier 1708, jusqu’à son arrivée au premier port de l’Arabie Heureuse, le port d’Aden, en passant par plusieurs régions et pays : l’île de l’Assomption, le cap de Bonne-Espérance, le pic des Canaries, le Cap-Vert, Madagascar, le canal de Mozambique, Socotora3, l’Abyssinie et Babel-Mandel. Cette lettre fait 47 pages. La deuxième lettre (42 pages) s’intitule « Description de la ville, du port et des fortifications d’Aden ; avec ce qui s’y est passé par rapport aux Français ». A part la description de la ville d’Aden, le voyageur raconte leur navigation d’Aden jusqu’au port de Moka. Le sujet de la troisième lettre (30 pages) est la description de Moka, de l’Arabie en général et du séjour des Français : « Description du port et de la ville de Moka, du pays d’alentour, et de l’Arabie en général, avec ce que les Français y ont fait pendant leur séjour ». Quant à la quatrième lettre (50 pages), le capitaine y présente quelques remarques historiques sur les descendants du prophète, sur les chérifs de la Mecque et de Médine. Le titre l’indique clairement : « Suite du même sujet, avec quelques remarques historiques sur les descendants du faux prophète & sur les Chérifs de la Mecque & Médine ». C’est l’occasion de corriger quelques erreurs

1 Ce sont des lettres écrites par les gouverneurs de certaines villes yéménites et le roi du Yémen aux Français

à leur arrivée sur les côtes de l’Arabie Heureuse ou par le sultan de Tadgioura : p. 73 et 93.

2 Le récit épistolaire compte 221 pages alors que les deux autres parties, « Relation de voyage à Moka » et

« Un Mémoire concernant l’arbre et le fruit du café » comptent 181 pages.

3 Socotra a plusieurs écritures selon les voyageurs français : Socotra, Zocotra, Zocotere. Cette île se trouve

dans la mer Arabe et appartient à l’Arabie Heureuse. Selon la description du voyageur français André Thevet dans son ouvrage La cosmographie universelle (1575), l’île était habitée par des Arabes musulmans et une partie de sa population était chrétienne. Selon Thevet, c’est une île montagneuse et c’est la raison pour laquelle les habitants sont des bergers et des pasteurs.

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d’histoire fort répandues chez les Occidentaux, notamment la souveraineté des chérifs, et ce malgré le pouvoir central des Turcs. La cinquième et dernière lettre (51 pages) relate les événements pendant le retour du port de Moka jusqu’au port de Saint-Malo. Cette lettre est intitulée : « Dernière Lettre, qui comprend ce qui s’est passé au retour, depuis le départ de Moka jusqu’à l’arrivée des vaisseaux à Saint-Malo. » Cette brève présentation du contenu des lettres montre leur variété et nous permet de saisir une particularité qui fait l’intérêt de l’ouvrage de Jean de La Roque : à savoir une vision de l’Arabie originale et saisissante par sa nouveauté.

Pendant la première expédition, les Français sont restés sur les côtes depuis leur arrivée jusqu’à leur départ. Ce n’est qu’au deuxième voyage qu’ils sont entrés à l’intérieur du pays. Ce deuxième voyage est relaté dans la deuxième partie du récit, intitulée « Relation du voyage de Moka à la Cour du Roy d’Yémen, dans les montagnes d’Arabie, fait dans la seconde expédition des années 1711, 1712, 1713 ». C’est une petite relation indépendante du premier récit mais placée dans sa continuité. Cela est d’abord indiqué par son titre et de plus la relation même raconte le voyage de Moka à la cour du roi du Yémen, qui se trouve à l’intérieur de l’Arabie Heureuse. Ce deuxième récit reprend de l’endroit où les premiers voyageurs sont arrivés et continue dans un nouveau voyage, cette fois-ci par terre, dans les villes et montagnes de l’Arabie Heureuse jusqu’à à la cour du roi. Cette relation du deuxième voyage est complètement différente du premier récit sur plusieurs points. Non seulement la période est différente, mais les voyageurs ne sont pas les mêmes. La forme de la relation a aussi changé : il ne s’agit pas ici d’un récit épistolaire, mais d’un récit de voyage ordinaire à la troisième personne. Cette relation ne peut cependant pas être détachée du récit du premier voyage parce qu’elle est en continuité avec lui. La deuxième narration commence là où le premier voyageur s’est arrêté avec une brève introduction des préparatifs et du trajet qui ne dépasse pas une page et demie. Le début de la relation de la deuxième expédition montre clairement qu’il s’agit d’un deuxième voyage. Certes, la relation du deuxième voyage est une relation normale, mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de traces de lettres dans cette relation. On trouve quelques lettres d’échanges entre les autorités locales et le voyageur mais elles sont en général courtes et leur fonction est limitée.

La troisième partie de l’œuvre est un mémoire concernant le café. Ce mémoire commence par l’histoire du café, de son origine et de l’origine du mot café qui vient du mot turc cahveh, pris de l’arabe cahouah. Ce mémoire a été écrit par Jean de La Roque à partir

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des observations faites par les voyageurs pendant le deuxième voyage, comme il est indiqué dans le titre : « Un mémoire concernant l’arbre et le fruit du café, dressé sur les observations de ceux qui ont fait ce dernier voyage. » Ce mémoire contient aussi un traité historique de l’origine du café et de son introduction en Asie et en Europe, particulièrement en France. Il comprend à sa fin quelques poèmes et chants français sur le café. Les poèmes que l’auteur a joints à son œuvre sont tirés de plusieurs œuvres de la Bibliothèque du Roi. Les poèmes choisis font souvent une comparaison entre le café et le vin.

Le Voyage de l’Arabie Heureuse de Jean de La Roque nous présente dans un seul récit les étapes des deux voyages ainsi que des remarques des voyageurs sur les mœurs, la religion, les femmes, l’histoire des chérifs et l’arbre du café. Ce n’est donc pas seulement un récit mais également un compte rendu de deux voyages. Malgré l’écart temporel considérable entre le premier voyage et le deuxième, Jean de La Roque a pu présenter un récit uni qui contient une diversité de formes et de discours. C’est une des particularités du récit de Jean de La Roque qui mérite d’être analysée.

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