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Chapitre I. Les sources savantes sur l’Arabie

I. 2. Les premières connaissances géographiques sur l’Arabie Heureuse

L’Arabie Heureuse, Arabia Felix chez les Romains, Arabia Eudaemon chez les Grecs, a été un des pays les plus civilisés dans le premier millénaire avant J.-C. Elle est à la fois le pays de la reine de Saba, le pays de l’encens, de la myrrhe, du commerce des aromates et de l’or. Pour certains voyageurs, c’est l’ensemble de ces caractères qui lui a valu le nom d’« Arabie Heureuse » par les Grecs et les Romains, fascinés par cette terre riche et prospère, par cette civilisation légendaire, berceau de la reine de Saba, de la myrrhe et de l’encens dont les civilisations méditerranéennes étaient très demandeuses pour le besoin des rites religieux et les usages médicaux. Pour d’autres de l’époque moderne, comme Pierre Bergeron et Barthélemy d’Herbelot, l’Arabie appelée « Heureuse » n’est heureuse que par rapport aux régions voisines : « elle n’est heureuse qu’à l’égard de l’Arabie déserte, de la Pierreuse1.

L’Arabie Heureuse n’est pas un état mais une région qui contient plusieurs royaumes et seigneuries dont le plus grand est celui du Yémen. L’ensemble de ces royaumes et seigneuries a bâti une civilisation qui s’étend du golfe Arabo-Persique jusqu’au sud-est de l’Afrique. Dans la Cosmographie universelle d’André Thevet, en Arabie Heureuse, on voit figurer le royaume d’Aden, le royaume d’Ormuz et le royaume de Mascart. A l’époque moderne, qui est la période de notre recherche, l’Arabie Heureuse ne garde que peu de son éclat. Elle est inconnue sur le plan géographique, mis à part le fait qu’elle se trouve en Orient. Mais ce sont les Portugais qui atteignirent les premiers ses côtes avec Alphonso Albuquerque. Ses rapports expédiés au roi relataient les détails de ses voyages et de ses découvertes ainsi que ses observations sur les localités d’Aden, position importante à ses yeux pour le contrôle de la Mer Rouge. Ils menèrent des expéditions militaires et établirent des postes militaires notamment à Ormuz, Oman, et Hadramaout.

Le premier ouvrage de notre corpus qui parle de l’aspect géographique de cette région de l’Orient est celui de Pierre Bergeron, Les voyages fameux de Vincent Le Blanc (1648). L’auteur fait aussi les mêmes divisions que d’Herbelot sans présenter plus de détails. L’Arabie Heureuse est définie dans les lignes suivantes :

1 Bergeron, Voyages faits principalement en Asie dans les XIIe, XIII, XIV, et XVe siècles, faits par Benjamin

Tudele, Jean du Plan-Carpin, N. Ascelin, Guillaume de Rubruques, Marc Paul Venitien, Haiton, Jean de Mandeville, et Ambroise Contarini, accompagnés de l’Histoire des Sarasins et des Tartares…, Alahate, Jean

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L’Heureuse, que les Arabes appellent Rahabac, se sépare de la Déserte au port de Ziden, et a de belles provinces, comme Aden, Agiaas et autres, jusqu’en l’Île de Macra ou Mazira vers le Cap de Rasalgat1.

En suivant la description de la ville de Ziden dans plusieurs récits et ouvrages du XVIe au XVIIIe siècle tels que le récit de Lodovico de Varthema, le récit de Bergeron, la cosmographie de Thevet, la cosmographie de Belleforest, les récits de La Roque, on constate qu’il s’agit du port de Djedda2. Charles Shefer réédite le récit de voyage de Varthema et

établit une table alphabétique des noms de personnes et de lieux dans laquelle il cite Djedda et ses différentes écritures entre parenthèses : Gida, Zida, Ziden, Zyda3. Pour Bergeron, par exemple, Ziden est un « port de la mer Rouge, proche de la Mecque4 ». La Roque l’appelle « Gedda ou Zieden, qui est le port de la Mecque5 ». Plus loin, Bergeron donne plus de

détails sur l’aspect géographique de l’Arabie Heureuse :

Ainsi donc nous quittâmes l’Arabie Déserte pour entrer en l’Heureuse, qui est comme une Péninsule entre les deux mers, la Rouge et la Persique, située sous le Tropique de Cancer, ayant son étendue depuis la Sultanie de Sanna vers la mer rouge, jusqu’à celle d’Agiar vers le Goulfe Persique, ou mer Elcatif, comme appellent les Arabes6.

La description de l’Arabie Heureuse par Vincent Le Blanc marque sa naïveté. On peut légitimement s’interroger sur ce qu’il a vu vraiment, ce qu’il a cru voir, ce dont il a simplement entendu parler, sur ce qu’il a compris et sur ce qu’il a cru comprendre. Le récit du voyage de Vincent Le Blanc contient quantité d’informations géographiques sur les villes, les ports, les îles et les caps. Pour la plupart des noms, le voyageur donne parfois deux noms à une seule ville ou région : « Iuralaman ou Gubelaman, Machyra ou Macyra7 », « Royaume

1 Bergeron, p. 19.

2 Djedda est une ville située dans l’Arabie Saoudite actuelle, et le port de la Mecque sur la mer Rouge. 3 Voir Charles Schefer, Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie depuis le

XIIIe jusqu’à la fin du XVIe siècle, t. IX, Les Voyages de Lodovico de Varthema, trad. de l’italien en français

par J. Balarin de Raconis, Paris, Ernest Leroux, 1888, p. 379.

4 Bergeron, p 20. 5 La Roque, p. 127. 6 Bergeron, p. 27. 7 Ibid., p. 28.

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de Giusimi ou Elcatif1 », « Almacarama, ou Samacara2 », « Albir ou Debir3 », « l’Albacoure ou Datzira4 », « Foubical ou Guardafu5 » « Dalascia ou Dalaca6 », « Rocco ou Ercoco7 », « Mazua ou Mazuan 8», « Magoudu ou Magot9 », « Carmanie ou Chirman10 ». Dans un seul paragraphe11, il présente les provinces perses en plaçant de nombreuses villes de la manière précédente, c’est-à-dire qu’il donne à chacune deux noms possibles ; il en va de même pour les îles, les caps et les provinces. De plus, on voit figurer des petites villes et des villages qu’il est parfois difficile de reconnaître. Il est probable que des manuscrits géographiques arabes ont été consultés par le voyageur ou par l’écrivain. Malgré la quantité des noms de villes, îles et caps, le voyageur ne joint pas de carte de l’Arabie à son récit pour que le lecteur puisse situer les noms sur la carte. On peut remarquer l’absence d’informations sur les habitants de l’Arabie Heureuse, ce qui signifie que le voyageur soit ne s’intéressait pas aux mœurs et coutumes de la population, soit ne l’a pas rencontrée. Le lecteur de ce récit ne peut pas se faire une idée sur les mœurs des habitants de l’Arabie Heureuse.

Le troisième récit qui contient des détails sur les limites de l’Arabie Heureuse est celui de Jean de La Roque intitulé Voyage de l’Arabie Heureuse. Le récit privilégie les éléments qui vont dans le sens du titre et prend un caractère idyllique. Sa coloration paysanne est d’autant plus forte qu’elle apparaît comme un écart par rapport à l’image de cet Orient voluptueux et agité tel que l’ont dépeint les adaptations de Galland et de Pétis de la Croix12.

La lettre IV définit ainsi géographiquement l’Arabie :

L’Arabie en general et, comme l’on sçait, ce vaste pays qui s’étend depuis le détroit de la mer Rouge, jusqu’au golf ou sein Persique, et depuis l’Ocean oriental, ou la grande

1 Ibid., p. 30. 2 Ibid., p. 32. 3 Ibid., p. 33. 4 Ibid., p. 35. 5 Ibid., p. 36. 6 Ibid. 7 Ibid., p. 37. 8 Ibid. 9 Ibid. 10 Ibid., p. 43. 11 Ibid., p. 46

12 Petit de la Croix est un écrivain orientaliste français (1653-1713), fils d’un interprète d’arabe à la Cour de

France. Il fut envoyé par Colbert en Orient où il vécut dix ans et publia par la suite des Contes turcs (1707),

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mer des Indes, jusqu’aux frontieres de la Syrie, de la Palestine et de l’Egypte, formant la plus grande presqu’île qui soit dans le monde connu1.

La Roque complète son exposé géographique par d’autres définitions selon lesquelles il existe trois Arabies : la Déserte, la Pétrée et la Heureuse, contrairement aux historiens orientaux qui, d’après lui, partageaient l’Arabie en plusieurs royaumes, régions ou provinces différents. La Roque essaie de tracer les limites de l’Arabie Heureuse dans les lignes suivantes :

Ce pays s’étend du côté de l’Orient le long de la côte de la mer océane, depuis Aden jusqu’au cap de Rasalgat, c’est-à-dire, d’un golfe à l’autre : une partie de la mer rouge le borne du côté couchant et du midi, et le royaume ou pays de Hedjaz, qui appartient au Chérif de la Mecque, en fait les limites du côté du Septentrion2.

Plus on avance vers la fin du XVIIIe siècle, plus l’Arabie Heureuse se divise en

plusieurs royaumes et plus le Yémen se substitue à l’Arabie Heureuse. André-Guillaume Contant d’Orville montre pourquoi l’Arabie Heureuse s’est réduite à une seule province, le Yémen :

Cette partie de l’Arabie, qu’on nomme heureuse, le serait en effet à beaucoup d’égards, si le peuple qui l’habite était moins paresseux et qu’il voulut faire quelques efforts pour la cultiver. Les Arabes appellent cette contrée Yémen ; elle renferme deux royaumes ; savoir, celui d’Yémen au sud-ouest, et celui de Fartach au midi, et plusieurs petits états le long du golf persique3.

Certains écrivains comparent les villes arabes à des villes occidentales. Bergeron, par exemple, compare Médine en Arabie Déserte à Rouen et Marseille : « Elle [la Mecque] est à deux journées de Medine, assez grande, comme pourroit estre Roüen, ou deux fois comme Marseille4. » A travers cette comparaison, Bergeron présente au public français une image

vivante de l’Arabie. La comparaison est un moyen qui a beaucoup influencé les idées des XVIIe et XVIIIe siècles. Les voyageurs et les auteurs des récits de voyage ont utilisé la

comparaison des mœurs, des religions, des coutumes des étrangers avec celles de leurs pays.

1 La Roque, p. 120. 2 Ibid., p. 121.

3 André-Guillaume Contant d’Orville, op. cit., p. 507. 4 Bergeron, p. 23.

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Ils utilisent des moyens simples pour transmettre une idée sur la grandeur de la ville sainte d’Arabie sans s’appuyer sur des techniques scientifiques.

Dans le récit de Bergeron, les noms des pays, villes, montagnes, mers, îles, rois et peuples sont écrits en gras. Tout cela révèle qu’il s’intéresse d’abord à la géographie. Il donne des informations géographiques sur la Mer Rouge : « Toute cette mer rouge depuis suez jusqu’au cap de Gardafu, est de quelque dix huict degrez, ou quatre cens lieuës de longueur, & cinquante de large ou plus 1. »

Bergeron continue à présenter plus de détails sur la navigation de la Mer Rouge, pour montrer qu’il vient de découvrir un nouveau trajet maritime, et surtout qu’il est le premier Français à naviguer dans cette mer :

Elle est de fort difficile navigation, mesmement la nuict à cause des seques ou basses, roches, roseaux & îsles, dont elle est remplie : & de iour mesme il faut tousiours qu’un homme sur le mast descouvre & gude soigneusement ; depuis camaran elle est plus navigable2.

Ces informations géographiques sur la navigation en Mer rouge ont servi plus tard aux navigateurs européens qui faisaient du commerce sur ces côtes. Le voyage en Arabie doit faire la lumière sur le commerce dans plusieurs villes de l’Arabie Heureuse. Ce commerce venait de toutes les régions du pays et de l’Inde. Ces villes maritimes sont considérées comme des lieux de rencontre entre le voyageur et les habitants de ce pays, entre des cultures différentes. Cette découverte du commerce dans l’Arabie Heureuse par Vincent Le Blanc a attiré vers cette région les regards des négociants européens, qui achetaient les marchandises de l’Arabie, jusqu’alors, en Egypte, qui recevait, elle, les marchandises en provenance de l’Arabie Heureuse et de l’Inde. A cette époque, les Portugais étaient présents dans la région. Bergeron montre qu’« avant les Portugais tout le trafic des Indes en espiceries & autres choses precieuses venoit de Malaca, par Ormus et Aden, et de là par caravanes au Levant3 ».

La Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel de Barthélemy d’Herbelot,

publiée en 1697, constitue la première étude française sérieuse et la plus grande source sur l’Arabie, les Arabes, l’Islam et l’Orient musulman en général présente dans l’article Arabie

1 Ibid., p. 34. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 42.

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la division ordinaire occidentale1 de la Péninsule Arabique en trois pays, à savoir l’Arabie Heureuse, l’Arabie Pétrée et l’Arabie Déserte.

L’Arabie est divisée en plusieurs provinces principales sans compter les petits pays qui ont des noms particuliers. La plus considérable de toutes est l’Yémen, que nous appelons l’Arabie Heureuse, où les Himyarites ont régné plus de deux mille ans avant l’origine du Muslumanisme. Les provinces de Tohamah et de Yemamah sont comme au cœur du pays, cette région est devenue la plus célèbre à cause des villes de La Mecque et de Médine, et fait avec les deux que nous avons nommées, ce que nous appelons l’Arabie Déserte. Celle qui porte le nom de Hagr ou Hagias répond à l’Arabie Pétrée2. En somme, le vécu de certains voyageurs et leurs expériences transmises montrent que le voyage ne se réduit pas à un déplacement dans l’espace et le temps. Bien au contraire, il est souvent la manifestation d’une découverte au sens d’une connaissance plus large, plus universelle et également personnelle Une analyse éclairante dans ce sens a été menée par Jean Didier Urbain dans L’ Idiot du voyage (1991) ainsi que Rachid Amirou dans Imaginaire

touristique et sociabilités du voyage (1995). Les expériences de nos voyageurs deviendraient

connaissance et le voyage répondrait à une double quête : un désir profond de changement intérieur et la rencontre d’un monde hors de ses frontières.

1 Car, selon plusieurs auteurs occidentaux, les Arabes ne connaissent pas cette division, c’est-à-dire que cette

division est purement occidentale.

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