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Chapitre II. Les récits de voyages en Arabie Heureuse au XVIII e siècle

II. 1 3 La lettre dans le récit

La lettre du récit de voyage peut avoir plusieurs fonctions selon le but de l’écrivain. Elle possède en général une fonction didactique. Elle informe le lecteur, elle lui apprend et fournit des détails sur un pays, un peuple inconnu. Cette fonction n’est pas récente mais de tradition ancienne et s’est enrichie, au XVIIIe siècle, d’une réflexion philosophique. Tel est

le cas de l’œuvre de Montesquieu Les Lettres persanes (1721) par exemple. L’écrivain peut décrire un paysage ou le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes pour en tirer des significations philosophiques.

La lettre du récit de voyage semble également inviter le lecteur à visiter les lieux que le voyageur a vus. Voltaire, par exemple, décrit, dans une lettre adressée à sa nièce, Mme Denis, en 1750, la ville de Berlin, les palais et les salles de spectacles. Balzac, lors de son voyage en Corse ou en Sardaigne, parle de Napoléon à Mme Hanska. Quand il arrive en Sardaigne, il décrit l’île d’une façon qui donne l’impression qu’il venait de découvrir une île très lointaine et inconnue. Pour donner à sa lettre plus de réalité, il a présenté à sa correspondante tant de détails sur l’île que cela donne l’impression qu’ils portent une invitation à visiter Sardaigne.

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Les lettres du récit de La Roque ont également transmis cette invitation de visiter l’Arabie d’une façon implicite. Les exemples sont nombreux, mais nous en citerons seulement un à travers lequel le voyageur transmet sa passion de la ville de Moka :

Enfin, à six lieues de Moka, nous découvrîmes cette ville, qui nous présenta un fort bel objet, à cause de ses hautes tours et de ses mosquées, qui sont toutes blanchies en dehors. Cette vûe nous a réjouit beaucoup1.

Cet exemple montre bien que le voyageur n’informe pas son destinataire sur les étapes du voyage, les événements et le commerce, mais qu’il décrit beaucoup de choses exotiques pour éveiller sa curiosité. Cette admiration ne s’arrête pas seulement sur la ville de Moka et ses mosquées, ses tours et les objets qu’il voit, mais s’organise aussi autour de la nature. Les palmiers qui bordent le rivage de la ville prennent dans sa description l’image d’une nature exotique :

Nous commençâmes deslors de voir quantité de palmiers qui nous paraissaient border le rivage jusqu’à la ville, qui en a aussi beaucoup à ses environs ; ce qui forme une très agréable perspective2.

C’est ainsi que La Roque attire la curiosité de ses lecteurs dans ses lettres qui se caractérisent par leur objectivité bien qu’elles se conjuguent à la première personne. « Dans de nombreux cas, dit Guy Fessier, la lettre, quand elle ressemble à un récit de voyage, est une lettre objective, même si elle fait état des désagréments et des déceptions que ressent un écrivain3. »

La lettre est l’unité de base d’un récit épistolaire. Mais quel rôle peut jouer une lettre incluse dans un récit non épistolaire ? La lettre, dans le récit non épistolaire, n’est pas une pratique récente, elle est très répandue depuis l’antiquité. Souvent, elle s’en détache nettement sans que le récit perde de sa valeur ou qu’il y ait une rupture dans la compréhension. La lettre occupe dans ce cas, comme la citation, une place secondaire dans le système énonciatif. On peut trouver ce type de lettre dans le récit de Jean de La Roque. Mais dans ce dernier, elle est indispensable pour la compréhension du récit. Il y a 16 lettres transcrites et d’autres seulement mentionnées. Cependant, il est impossible de comprendre

1 La Roque, p. 85. 2 Ibid.

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le récit sans ces lettres. Parmi les petites lettres intégrées dans le récit de Jean de La Roque, figure une lettre adressée par le « Prince des vrais croyans » à deux frères, chérifs de la Mecque et de Médine, qui se combattent entre eux. La lettre comprend deux pages mais nous citerons seulement le début :

Après louange à Dieu, et le salut aux Rois des deux sacrées villes. Enfants de la Maison du Prophete, sçachez que les bonnes œuvres sont bonnes par elles mêmes, mais que quand elles sont faites par les enfants de la Maison du Prophete, elles en sont plus pures et plus excellentes1.

Par ailleurs, il est intéressant d’évoquer une lettre citée dans les lettres du récit de voyage des français en Arabie Heureuse. Cette petite lettre porte le titre suivant : « Lettre du Sultan Mehemed Ben Deiny, du port bien garé de Tadgioura, c’est à Taghora2. » A l’arrivée des Français dans le port de Tagora, sur la côte ouest de la Mer Rouge, le Gouverneur de Tagora leur envoie une lettre du Sultan dans laquelle celui-ci leur présente une garantie pour faire l’eau et le bois, leur donne un guide pour les faire introduire dans la ville et leur propose d’y faire du commerce.

Dans les lettres précédentes, l’auteur résume ses lettres avant d’entrer dans leur contenu. Le changement de niveau narratif est dénoté par un verbe déclaratif. Parfois, on peut trouver une lettre sans que ce changement de niveau narratif soit annoncé par un verbe. Mais la lettre peut être introduite par le mot lettre, par exemple. La Roque annonce des lettres mais sans citer leur contenu :

Le Roy donna là-dessus ses ordres à Cheik Saleh même, lequel envoya tout aussitôt des débutés à nos Capitaines, avec une lettre fort civile, qui contenoit le sujet de leur députation3.

Cette pratique est utilisée plusieurs fois dans ce récit. L’auteur parle également d’une autre lettre qu’il avait reçue : « La lettre du Ministre ayant été reçue et interprétée, les

1 La Roque, p. 147. 2 La Roque, p.73. 3 La Roque, p. 225.

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Capitaines prirent un peu trop à la rigueur le terme médecin, qui s’y trouvoit plusieurs fois répété1. »

Les raisons pour lesquelles l’auteur ne cite pas le contenu des lettres dans cette deuxième partie du récit sont inconnues. Mais il est possible que ces lettres ne soient pas assez importantes pour être citées. Ce type de lettre existe également dans la « Relation de l’expédition de Moka », de Desfontaines, que nous étudierons plus tard.

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