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Chapitre III. Les récits de voyages de la première moitié du XIX e siècle

III. 2 4 Le dialogue comme style rhétorique

Le dialogue constitue naturellement une rupture dans le récit, dégage la responsabilité du narrateur et casse le fil de la narration. Cependant, selon François Ruller- Theuret, « dialogue et narration ne sont pas toujours brutalement séparés. Il existe plusieurs possibilités de transition entre le régime narratif et le dialogue3 ». Celui-ci crée un mouvement à travers les échanges des interlocuteurs. Ce mouvement est une des caractéristiques du dialogue, car il est souvent à l’origine de la progression des échanges comme dans les débats philosophiques par exemple. Mais dans le récit de Tamisier, le dialogue correspond parfois à une attente et à un intervalle. Il est en principe destiné à faire progresser une situation, mais en fait il retarde les choses ou les fait stagner. On peut prendre comme exemple le dialogue concernant l’identification d’un objet qui bouge dans le lointain

1 Ibid., p. 358-359.

2 Hashim Al Hibshi, L’Image de l’Arabie à travers les récits de voyage, thèse soutenue à Tours en 1999, p. 142. 3 Françoise Rullier-Theuret, Le Dialogue dans le roman, Paris, Hachette, 2001, p. 33.

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et sur lequel l’auteur s’interroge. Plusieurs réponses lui sont faites, mais celles-ci ne font pas avancer les choses car les gens qui les fournissent sont aussi incertains. Cela produit un retard et un certain suspense. Ce suspense n’est levé que par l’arrivée du capitaine qui confirme qu’il s’agit d’un des membres d’une caravane de la région. Le suspense créé par le dialogue immobile est arrêté par une phrase dans laquelle l’énonciateur dit à la personne qui a failli tirer : « Arrête, imprudent ! lui dit-il, tu vas tuer un homme1 ». L’auteur aurait pu recourir à la narration ou au style indirect libre qu’il utilise de temps en temps dans d’autres situations. Mais il adopte cette technique pour, d’une part donner une forte présence à des événements passés, et d’une autre part pour retarder le dénouement en instaurant une sorte d’intervalle et de ralentisseur. Si le dialogue ne fait pas une rupture narrative complète, au moins il « ralentit le récit2 ». Il permet au lecteur de revivre les événements comme s’il était présent

lors des échanges, mais comme observateur.

On peut également remarquer l’existence des dialogues qui présentent un complément descriptif. Le récit contient un portrait de certains bédouins qui ne peuvent se passer du dialogue. Celui-ci est comme un complément de ce portrait. Françoise Rullier- Theuret appelle la description qui précède le dialogue une « ouverture de la scène3 ». Nous prenons comme exemple le portrait d’un vieux Bédouin décrit par l’auteur comme « petit vieillard avec une figure basanée, une barbe de bouc d’un blanc de neige et un œil perçant comme celui d’un lynx » et complété dans le dialogue suivant :

─ Bonhomme, lui dîmes-nous, tu as failli devenir la victime d’une fatale méprise, et nous te devons un dédommagement pour la frayeur que nous t’avons causé.

─ Le dernier jour du vieux Ali n’était pas encore arrivé. Vous aviez beau faire, ma mort n’était pas inscrite pour aujourd’hui sur le livre du destin.

─ Voila une bourse que nous te prions de recevoir comme souvenir.

─ Un bédouin avec une bourse dans sa poche est comme un homme qui aurait une écuelle à la main devant une source desséchée.

─ Que pouvons-nous faire pour toi ?

─ Donnez-moi quelques vieilles hardes et un peu de biscuit, et que le Seigneur vous accompagne4.

1 Ibid., t. 1. p. 42.

2 Françoise Rullier-Theuret, op. cit. p. 54. 3 Ibid., p. 48.

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Ce dialogue reflète une ambiance morale et présente une idée suggestive de la vision du monde de ce vieux saint. On remarque également que l’auteur aurait pu se contenter d’une simple description de ce vieillard.

Le dialogue peut aussi jouer un rôle important dans le récit. Il peut être un révélateur des idées et des visions de l’autre. L’auteur ne manque pas de présenter son dialogue avec le gardien du temple d’Eve en Arabie lors d’une visite. Le dialogue est introduit par une description d’un vieux marabout mais, cette fois-ci, c’est plutôt une description spirituelle que physique :

Un marabout âgé, à la figure douce et à la barbe ondoyante, était assis sur un petit tapis, à l’ombre de la coupole ; un Coran entrouvert […]. C’était un saint attaché au monument. Son front large annonçait une nature méditative ; c’était un des ces hommes qui vivent plutôt de pensées que de pain, par la tête plutôt que par l’estomac1.

Ce portrait du vieux marabout n’est pas complet. L’auteur laisse cet individu tracer le reste de son portrait dans le dialogue suivant :

─ Vous venez sans doute, nous dit-il, pour visiter le monument élevé par les fidèles sur la tombe de leur mère ?

─ Nous espérons que tu seras assez bon pour nous le montrer.

─ C’est ma principale occupation pendant la journée ; vous n’avez qu’à me suivre. […]

─ Mes maîtres, quoi qu’une grande distance nous sépare aujourd’hui, nous n’en somme pas moins tous les fils d’une même mère. Lorsque vos frères vous demandent l’aumône, pourriez-vous ne pas leur accorder quelques paras2 ?

C’est sur cette phrase significative que s’achèvent à la fois la visite et le dialogue. La position du narrateur dans le dialogue évolue. Il passe de la fonction d’acteur du dialogue à celle de narrateur qui prend une certaine distance pour poser des questions et laisser ensuite son interlocuteur répondre. La dernière étape de cette évolution est que le narrateur disparaît complètement et laisse les gens de l’Arabie dialoguer entre eux sans la moindre intervention :

1 Ibid., t. 1. p. 126-127. 2 Ibid. t. 1. p. 129-130.

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Tous les habitants de Djeddah, pauvres et riches, grands et petits, hommes et femmes, ne parlaient que de ce fameux repas [une cérémonie organisée par les Européens et à laquelle assistent deux chérifs de La Mecque]. Lorsque deux Arabes se rencontraient dans la rue, l’un disait à l’autre :

─ Savez-vous la nouvelle ? ─ Laquelle ?

─ Et la grande nouvelle ?

─ Eh bien ! Apprenez que deux musulmans riches, puissans, connus également par leur inviolable attachement à la foi musulmane, sont allés dîner avec des Européens, sont allés rompre le pain et manger le sel avec des mécréants.

─ Et quels sont ces hommes ? ─ Ahmed-Pacha et Chébi-Effendi.

─ Allah ! Allah ! machalla ! Les jours de désolations annoncées dans le Koran sont accomplis. Que pouvait-il arriver de bon de ce nuage d’infidèles qui, comme une nuée de sauterelles, est venu s’abattre sur le territoire sacré1 ?

Ce dialogue entre deux Arabes révèle clairement l’intention de l’auteur de montrer la représentation que les Bédouins musulmans se font des étrangers loin de son influence. Il montre une volonté de comprendre un être humain au-delà des signes immédiats qui le définissent en tant qu’individu issu d’une culture différente. Nous avons donc vu une partie des dialogues entre le narrateur et les Bédouins de l’Arabie. Nous devons évidemment passer au sens de ces échanges. Dans notre perspective, il faut se poser plusieurs questions centrales. Quelle est l’information échangée entre le narrateur et les habitants de l’Arabie ? Quelles représentations génère-t-elle ? Nous serons amenés à répondre à ces questions dans une partie de cette recherche.

Enfin, dans le récit de Tamisier, comme d’ailleurs dans certains récits de ses prédécesseurs même si le dialogue paraît secondaire, les Arabes ne sont plus perçus par les Européens comme une simple image, mais comme des sujets qu’on peut réelement rencontrer chez lui et avec qui on peut communiquer2. L’exemple de Tamisier montre un vrai désir chez les auteurs de se rapprocher de l’Autre.

1 Ibid.., t. 1, p. 156-157.

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