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Chapitre I. Les sources savantes sur l’Arabie

I. 1. Les premières études orientalistes de l’époque moderne

Dès le début du XVIIe siècle, on voit s’épanouir toute une armature scientifique et

érudite spécialisée, utilisée, financée et soutenue en vue de projets intéressés, idéologiques, politiques ou économiques. Un réseau organisé se constitue, protégé et financé par les Etats, pour l’acquisition et la diffusion du savoir, tandis que l’idée se repend que cette poursuite de la recherche scientifique est un devoir social.

Précédés par les intellectuels et le public cultivé, les savants découvrent le relativisme, et certains prennent un goût vif pour l’Orient musulman. De grands noms se détachent dans ce domaine : les Français Richard Simon, Barthélemy d’Herbelot, Pierre Bayle, Boulainvilliers, Antoine Galland, le Hollandais Adrien Reland et les Anglais Humphrey Prideaux et Georges Sale. Il est important de parler des travaux des auteurs européens en général car ils exercent une grande influence les uns sur les autres.

Louis Moreri donne, dans son ouvrage Le Grand Dictionnaire historique ou Le

mélange curieux de l’Histoire sacrée et profane, une image un peu troublée de l’Arabie

Heureuse. Les limites n’en sont pas très définies et cela nous laisse entendre que l’Arabie Heureuse couvre l’ensemble de la Péninsule Arabique.

L’Arabie Heureuse est une grande presqu’île, qui s’étend depuis les montagnes qui la séparent des deux autres Arabies, jusqu’à l’Océan. La mer rouge ou mer de la Mecque, qu’on a nommée autrefois le Golf Arabique, luy est à la droite du côté d’Occident. Elle a à la gauche du côté l’Orient, le Golfe de Barsora et d’Ormus, dit aussi le Sein Persique1.

L’œuvre de Richard Simon est un pas important dans le progrès de l’esprit d’ouverture à l’autre. Bien qu’étant « catholique pur », sa bonne formation scientifique le pousse à combattre les fausses interprétations au profit de données impartiales. Il essaie ainsi de souligner les aspects positifs de la société islamique. Dans son Histoire critique des

créances et des coutumes des nations du Levant2, Richard Simon traite des habitudes et des

1 Louis Moreri, dans son ouvrage Le Grand Dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’Histoire sacrée

et profane, Lyon, Jean Girin et Barthelemy Riviere, 2 vol., t. 1, 1681.p. 351.

2 Richard Simon, Histoire critique de la créance et des coutumes des Nations du Levant, publiée par Le SR.

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rites des chrétiens orientaux, puis des musulmans, à l’égard desquels il ne cache pas son respect, voire son admiration. Le chapitre XV, « De la Créance et des coutumes des Mahométans », est, comme le titre l’indique, consacré aux musulmans. Il constate, comme d’ailleurs le Hollandais Adrien Reland, qu’il y a beaucoup de préjugés contre l’islam en Occident, particulièrement en ce qui concerne la morale de la société musulmane. Il présente le monde musulman avec une vision neutre, car il ne manque pas de corriger les préjugés et stéréotypes pour donner une image proche de la réalité. L’auteur écrit ce chapitre « afin que ceux qui voyagent en Levant se défassent de quantité de préjugés qu’ils ont contre cette Religion1 ».

La Bibliothèque orientale de Barthélemy d’Herbelot, encyclopédie d’une érudition impressionnante fondée en grande partie sur des sources arabes et publiée par Galland en 1697, peu après la mort de d’Herbelot survenue en 1695, reste une référence indispensable des orientalistes jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est une encyclopédie où l’Orient paraît

comme la terre de la sagesse. Ancêtre de l’Encyclopédie de l’islam2, la Bibliothèque

orientale se présente comme un dictionnaire des cultures arabe, perse et turque, couvrant

tous les aspects de la civilisation (littérature, histoire, sciences et religion). La publication de cette Bibliothèque marque une nouvelle étape dans la prise de conscience de l’islam et de sa civilisation. Selon Henry Laurens, « c’est au XVIIe siècle que l’orientalisme scientifique naît vraiment3 ». Pour lui, Barthélemy d’Herbelot fut le fondateur de l’orientalisme avec Antoine Galland : « Barthélemy d’Herbelot de Molinville était un de ces érudits. Avec Galland, il fut le fondateur de l’orientalisme4. » Cette bibliothèque n’augmente pas seulement la masse

d’informations que possède l’Occident sur l’Orient musulman, mais elle enrichit la langue française de nouveaux termes concernant l’Orient et la religion musulmane. Le mot Islam n’existait pas avant l’aube de la pensée des Lumières. Avant la publication de la Bibliothèque orientale, la langue française ne connaissait que le mahométanisme ou le mahométisme. C’est Barthélemy d’Herbelot qui utilise pour la première fois le mot Eslam. Dans son article

1 Ibid., ch. XV, p. 164.

2 Martijn Theodoor Houtsma, René Basset, Arnold, Thomas Walker et Richard Hartmann, Encyclopédie de

l’Islam, Leiden, E. J. Brill; Paris, C. Klincksieck, 1913-1938.

3 Henry Laurens, La Bibliothèque orientale de Barthélemi d’Herbelot : aux sources de l’orientalisme, Paris,

G-P. Maisonneuve et Larose, 1978, p. 5.

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« Eslam », on voit figurer les trois termes : « Eslam, l’Eslamisme ou le Musulmanisme. Car l’on prononce aussi l’islam1. »

La Bibliothèque orientale est une des sources où Voltaire puise nombre de ces

connaissances sur le monde islamique. Si Voltaire s’y intéresse c’est peut-être en raison des différences réactions à la représentation, puis à l’introduction de sa tragédie Mahomet, dans laquelle il confond des événements historiques distincts pour des raisons dramaturgiques, mais aussi par manque de savoir concernant l’Orient arabe. Après la consultation de quelques articles de cette Bibliothèque, Voltaire publie dans le Mercure de France des textes qui touchent l’histoire des musulmans avec des citations tirées de Barthélemy d’Herberlot. Il rédige surtout les chapitres « De l’Arabie, et de Mahomet » et « De l’Alcoran, et de la loi musulmane, De l’Arabie » de l’Essai sur les mœurs. C’est dans cet article que Voltaire exprime la vision la plus progressiste à l’égard de l’islam et de sa civilisation et répond aux critiques infondées de ses prédécesseurs. Dans le siècle de Louis XIV, Voltaire considère que Barthélemy d’Herbelot est le premier parmi les Français qui connaisse les langues et les histoires orientales et que « sa Bibliothèque orientale est aussi curieuse que profonde2 ».

C’est l’année de la publication de la Bibliothèque orientale que Pierre Bayle fait paraître son Dictionnaire historique et critique dans lequel quelques articles traitent de questions touchant à l’Islam, comme « Adam », « Mahomet » et « La Mecque ». Bayle, ancien catholique converti au calvinisme, qui reçoit une éducation protestante rationnelle à Genève, vise à démasquer la superstition, défend la tolérance et exerce une influence sur les philosophes du XVIIIe siècle. Sa conception de la religion musulmane3 évolue par rapport à celle de ses contemporains, un Bossuet (1627-1704) par exemple.

En 1705, Adrien Reland, protestant hollandais, donne en latin un long exposé sur l’islam traduit en français : La Religion des Mahométans. L’auteur se réfère directement aux sources arabes en laissant parler l’un des théologiens musulmans. Il traite des textes arabes sans répéter les jugements précédents influencés par la dévotion. C’est ainsi que Reland a pu dissiper quelques équivoques. Il marque un progrès dans l’ouverture à l’autre, comme ses

1 Barthélemy d’Herbelot, Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel, Paris, Compagnie des Libraires,

1697, p. 325.

2 Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 99. 3 Nous allons traiter de la représentation de l’Islam dans un chapitre.

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prédécesseurs Richard Simon, Barthélemy d’Herbelot. Reland fait un grand effort pour comprendre les mœurs de la société islamique. Reland et Bayle ont une influence remarquable sur les études orientales.

Il est à noter que l’effort orientaliste de Reland fut mis au service de la colonisation hollandaise. Son œuvre deviendra une ressource pour quelques orientalistes qui, au lieu d’enrichir la pensée et la culture et participer au progrès du savoir humain, mettront son effort au service de la colonisation au XIXe siècle. C’est pourquoi les orientalistes sont mal vus dans le monde arabo-musulman. Dans le récit de Grandpré, par exemple, on peut clairement remarquer que certaines informations sont mises au profit de la colonisation. Il décrit ainsi la situation militaire du Yémen :

Infanterie, artilerie, tout cela est si mauvais, que trois mille hommes de bonnes troupes européennes, et dix pièces d’articlerie volante, feraient la conqête du Yémen dans trois mois1.

On ne peut cependant pas nier que ces écrivains aient servi la culture arabe en mettant à jour quelques-uns de ses textes fondateurs.

A partir de tout ce que nous venons d’exposer, il résulte que l’orientalisme, dans son sens moderne, est né dans la seconde moitié du règne de Louis XIV avec la parution d’ouvrages fondateurs. Ces travaux forment un corpus auquel le XVIIIe siècle ne cessera pas

de se référer. On peut citer, à titre d’exemple, les travaux de James Bruce, Edward Pocock, Barthélemy d’Herbelot, Andrien Reland et Galland.

Ainsi, l’effort de l’Occident pour approfondir sa connaissance de l’Orient se poursuit au fur et à mesure de la cristallisation de ses relations, de ses affrontements et de ses échanges avec l’Orient.

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