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Chapitre I. Les récits de voyage des XVI e et XVII e siècles : Pierre Bergeron et Les Voyages fameux du sieur Vincent Le Blanc Marseillois

I. 3. Un discours religieu

Pierre Bergeron s’intéresse beaucoup au sujet de la religion. On trouve parfois des descriptions ou comparaisons basées sur la religion. Voyons l’exemple où il décrit la cohabitation entre les musulmans et les chrétiens sur l’île de Camaran dans la Mer Rouge:

Les Habitans de cette isle sont fort libertins & lascifs, estans partie Mores, & partie Chrestiens, chacun vivant à sa mode, mais sans confusion ny desordre. Le Prince Mahometan est fort gratieux, & fait caresse à un chacun2.

Bergeron décrit une scène de discussion entre musulmans, chrétiens, déistes et athées où il donne le mot de la fin au chrétien :

Or comme nous naviguions en cette mer Arabique dans une almadie, avec bon nombre de marchands de toutes Nations & Religions, il me souvient entr’autres d’une dispute qui s’excita un iour entr’eux sur la diversité des Religions du monde, y en ayant un qui soutenoit à la mode de nos Deistes & Athées, que toutes estoient indiferentes & tollerables, & qu’il n’y avoit aucune repugnance, que tous adorans un grand Dieu, ne peussent estre sauvez, s’estonnant que les Chrestiens se pensassent estre tels, & pour

1 Ibid., p. 103. 2 Bergeron, p. 39.

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cela les blasmoit fort, en les appellant meschants, d’avoir si bonne opinion d’eux, & si mauvaise des autres. Sur quoi il y eut vn Abissin qui luy respondit fort sagement et doctement, remonstrant ce que estait la pureté de nostre Religion, et tels que les mauvais Chretiens mourant en peché, estaient aussi bien damner que les autres Infideles1. Il s’agit ici d’un registre qui ne se rattache pas au discours géographique mais à un discours d’ordre ethnologique et religieux. On pourrait se demander si Vincent Le Blanc n’était pas lui-même un missionnaire. Pierre Bergeron n’était-il pas un religieux ? Nous tenterons de proposer quelques pistes d’analyses pour éclairer ce point.

Il est à noter que la plupart des voyages du XVIIe siècle étaient des voyages de missionnaires. Friedrich Wolfzettel va même jusqu’à dire que c’était probablement « le phénomène le plus caractéristique dans le contexte du récit de voyage du XVIIe siècle »2. Selon Wolfzettel, cette activité missionnaire n’apparaît en France qu’après les missions espagnoles, portugaises et italiennes et en parallèle avec la réorganisation de la monarchie après l’avènement d’Henri IV. Ce retard est dû à des conditions historiques de la France depuis la guerre de cent ans jusqu’aux guerres de religion, car cette période n’était pas favorable aux missions chrétiennes. La plupart des missionnaires français du XVIIe siècle allaient vers la Nouvelle France, l’Orient, l’Extrême-Orient et le Brésil. Leur mission était de propager le christianisme dans ces régions.3 Leurs récits de voyages portaient un discours religieux. La propagation du christianisme auprès d’un peuple lointain était le but de la littérature de voyage missionnaire comme on peut le constater dans le récit publié en 1613 par Louis de Pezieu intitulé Brief receuil de particularitez contenus aux lettres envoyées, par

monsieur de Pezieu, à messieurs ses parents & amis de France. Vincent Le Blanc s’est

montré un homme croyant en Dieu et a essayé, à sa façon en tant que jeune voyageur, d’accomplir un devoir religieux. Arrivé à Damas après huit mois au Caire, Vincent Le Blanc ressentait un grand désir de voyager jusqu’à Jérusalem. Il insistait fort pour voir Jérusalem, et il ne s’agit pas ici d’une simple curiosité mais de revenir aux sources du christianisme. C’est là où vient naître un désir de pèlerinage à Jérusalem. Mais étant donné son jeune âge et la volonté de son compagnon de partir à la Mecque, il fut obligé de le suivre avec une promesse de passer par Jérusalem à leur retour.

1 Ibid.

2 Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur, Paris, PUF, 1996, p. 165.

3 Les missionnaires, au XVIIe siècle, sont nombreux, mais on peut en citer quelques-uns : en Orient, Michel

Montmasson, Alexandre de Rhodes, Charles Martial Allemand Lavigeri, au Canada, Saint Noël Chabanel et Paul Ragueneau, et au Brésil, Manuel da Nóbrega, José de Anchieta et Ignace d’Azevedo.

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Pendant son séjour en Syrie et avant de partir avec son compagnon arabe en Arabie Heureuse, il a eu l’occasion de demeurer chez un turc dans un quartier de Damas habité par des turcs. Dans son récit, le voyageur raconte qu’il a réussi à convertir un turc musulman au christianisme : « il estoit resolu de laisser cette Turquerie & s’en retourner en chrestienté auec nous »1. Si certains voyageurs appelaient la religion musulmane « la religions des Turcs », pour Le Blanc c’est une « Turquerie ». C’est donc une façon de non reconnaissance de l’Islam et cela indique une ignorance de l’Islam puisque on l’attache aux Turcs. Mais cette preuve n’est pas suffisante pour dire que Vincent Le Blanc a transformé son voyage de curiosité en un voyage de mission. En effet, malgré son désir de visiter Jérusalem et ses propos religieux, son voyage a pris plus tard un objectif commercial. De plus, étant parti jeune, il n’était pas préalablement formé pour cette tâche de missionnaire chrétien. Cependant, nous pouvons dire qu’il était attaché à la religion chrétienne. Dès la première page du récit, le voyageur méprise ceux qui ne croient pas à la Providence divine : « Il ne me puis assez estonner de la stupidité de ceux qui n’ont pas la créance qu’ils deuroient auoir de la Prouidence diuine »2. Et il ajoute dans la deuxième page que c’était la Providence divine qui l’avait sauvé de beaucoup de dangers pendant son long voyage : « Il a pleu à Dieu de me conserver sein & sauf iusqu’à present, & me donner moyen d’en mettre quelque chose en lumiere, qui puisse seruir à mon pays, & à la posterité3. »

C’est donc un discours d’un voyageur chrétien. Cela n’est pas étonnant dans une époque où une seule révélation était discutée dans toute l’Europe et où « celui qui s’attaquait à cette révélation-là était pour ainsi dire hors de toute société intellectuelle et morale »4, dit

Atkinson. Nous avons déjà mentionné la discussion sur la diversité des religions entre deux voyageurs que Le Blanc rapporte dans son récit. Le Blanc considère ceux qui croient à d’autres religions ou même les chrétiens qui font des péchés comme des « déistes » ou des « infidèles ».

1 Bergeron, p. 13. 2 Ibid., p. 1. 3 Ibid., p. 2.

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Il y eut vn abyssin qui luy respondit fort sagement & doctement, remonstrant ce qui estoit de la pureté de nostre Religion, & telle que les mauuais Chréstiens mourans en peché, estoient aussi bien damnez que les autres Infideles1.

La croyance du voyageur en Dieu se dévoile clairement à la fin de la même page à cause des horribles orages pendant la navigation : « moy ie mis à prier Dieu de bon cœur pour la grande peur que i’avois »2. Il s’agit donc d’un voyageur chrétien qui croit en Dieu et

qui s’oppose aux autres religions. Les passages concernant le discours sur l’histoire de la religion en Arabie Heureuse est un peu différent. Le voyageur critique, attaque même, la religion mahométane en Arabie Heureuse et la compare quelquefois à sa propre religion. C’est une technique qu’il utilise pour montrer d’un côté la fausseté de la religion musulmane et de l’autre côté la pureté et la vertu de sa propre religion qui est le christianisme. Le récit contient beaucoup de détails sur la religion musulmane et quelques passages sur les chrétiens qui vivaient dans les endroits où il est passé. Le discours de Pierre Bergeron sur la religion, dans les chapitres sur l’Arabie Heureuse, pose la question de l’intervention de l’auteur dans ce type de discours. Nous avons déjà vu que l’existence du discours géographique dans le récit reflète l’intérêt de la géographie chez l’auteur et le voyageur, qui considérait que la terre était un plan. Il s’agit ici d’une complémentarité entre le voyageur et l’auteur. Le voyageur parle dans le discours historique, comme nous l’avons déjà dit, des villes saintes en Arabie, mais aussi de la vie du « faux prophète » mahométan qui, selon lui, « fût créé Roy par ses Capitaines, Ebubeker, Ali, Omar, Otman3 » et de la propagation de la religion musulmane. Il situe même la période où le prophète Mahomet a commencé à propager la religion musulmane dans un contexte historique, à l’époque de l’Empereur Héraclius :

Il prit l’occasion du mescontentement des Sarazins qui n’étaient pas payez de leur solde par les officiers de l’Empereur Grec Héraclius, & se servit dextrement d’eux à courir les terres de l’Empire4.

Au XVIIe siècle, avec les deux Compagnies des Indes Occidentales et Orientales, se crée le premier empire colonial français qui comprend les territoires du Canada, de Floride, des Antilles, d’un côté, et, de l’autre, les possessions des Indes et des îles Mascareignes, l’Ile

1 Bergeron, p. 40. 2 Ibid.

3 Bergeron, p. 22. 4 Ibid.

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Bourbon et l’Ile de France.Ce discours révèle implicitement une ambition coloniale. Il est difficile de parler d’une véritable politique coloniale en France au début du XVIIe siècle,

mais on peut voir clairement les ambitions de certaines élites françaises comme Bergeron. Celui-ci ne cessera de se plaindre, tout comme Carletti1, du peu de crédit dont jouissent les projets d’expéditions dans l’entourage royal. Les ambitions d’un empire colonial français commencent à se réaliser à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle avec Colbert. Celui- ci crée avec la création de la compagnie des Indes Orientales par en 1664. Cet empire comprend les territoires du Canada, de Floride, des Antilles, d’un côté, et, de l’autre, les possessions des Indes et des îles Mascareignes, l’Ile Bourbon et l’Ile de France.

1 Francesco Carletti, Voyage autour du monde de Francesco Carletti (1594-1606), édi. Paolo Carile, trad.

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