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Joseph de La Porte et Le Voyageur français ou la connaissance de l’ancien

Chapitre II. Les récits de voyages en Arabie Heureuse au XVIII e siècle

II. 2 4 Complémentarité entre un voyageur armé et un écrivain nationaliste

II. 3. Joseph de La Porte et Le Voyageur français ou la connaissance de l’ancien

et du nouveau monde

Joseph de La Porte naquit à Belfort, en 1713, de parents qui, quoique peu aisés, soignèrent son éducation. Après ses études, il entra dans la Compagnie de Jésus. En 1742, il quitta l’ordre des Jésuites et résolut de s’établir à Paris pour chercher dans la culture des lettres sa fortune. En 1743, il fut surpris dans une imprimerie clandestine, exilé à Auxerre, puis détenu quelques jours à la Bastille. Il crée en 1749 une feuille périodique intitulée

Observations sur la Littérature moderne (1749-1752). Il devient un des collaborateurs

d’Elie-Catherine Fréron et commence à travailler avec lui en 1749 aux Lettres sur quelques

écrits de ce temps et à l’Année littéraire. Ils se brouillent ensuite pour une question d’intérêt

parce que, selon la Nouvelle biographie générale, Joseph de La Porte « faisait la moitié du travail ; mais suivant le traité, il ne recevait que le quart de son produit 1». Ayant abandonné son journal, il crée « un atelier de compilations » et y déploie une importante activité qui fait sa fortune. C’était un homme de goût et d’un commerce sûr. Ses ouvrages eurent un grand succès qui l’« étonna lui-même2 ». Il écrivit de très nombreux ouvrages de critique ou de

compilation et fut ensuite l’objet d’une vive critique parce qu’on lui a reproché, selon le

Dictionnaire de biographie française, de « s’être fait douze milles livres de rente viagère par

les ouvrages d’autrui 3». Il publia son premier ouvrage de critique littéraire Voyage au séjour

des ombres en 1749. C’est un récit de voyage imaginaire sous forme épistolaire adressé à

Mme ***. L’abbé de La Porte y mêle narration et poésie ; il conduit son voyageur, selon un procédé littéraire connu depuis l’Enéide de Virgile, le Dialogue des morts de Lucien Samosate et repris par Fontenelle et Fénelon, aux Enfers où il rencontre les personnages de toutes les époques. Il faut également noter que l’abbé de La Porte a écrit un ouvrage sur l’abbé Desfontaines, auteur de la Relation de l’expédition de Moka. Cet ouvrage s’intitule

l’Esprit de l’abbé de Desfontaines, ou réflexions sur différents genres de sciences et de littératures, à Londres [Paris] en 1757. Quatre œuvres de l’abbé de La Porte commencent

1 Nouvelle biographie générale, op. cit. t. 29, p. 558.

2 Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris, 1823, t. 35, p. 457.

3 Jean-Charles Roman D’Amat et R. Limouzin-Lamothe (dir.), Dictionnaire de Biographie Française, t. 10,

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par le mot « Esprit1 ». L’abbé de La Porte est très lié à Desfontaines, dont il a appris l’art d’écrire et de publier. Il évoque cela à la dernière page du Voyage au séjour des ombres :

Je priai l’Abbé des Fontaines, de ne pas différer de m’apprendre les règles de cet art fameux, qui est devenu si fort à la mode, & dans lequel néanmoins il y a si peu de gens qui réussissent.2

On a de lui également l’Observateur littéraire (1758-1761) et l’Esprit de

l’Encyclopédie (1768). La liste de ses ouvrages est imposante. Il a également édité plusieurs

ouvrages tels que les Œuvres de Jean-Jacques Rousseau (5 vol., 1764), de Regnard (4 vol., 1770), de Crébillon (3 vol., 1772-1774), de Poulain de Saint-Foix (6 vol., 1778) et d’autres. Son œuvre principale fut un énorme recueil intitulé Le Voyageur français. C’est à cette œuvre que nous nous intéressons pour notre étude sur les récits de voyages en Arabie Heureuse. L’abbé de La Porte est mort « chrétiennement3 » à Paris le 19 décembre 1779

après avoir légué une partie de sa fortune aux pauvres de Belfort.

Voyager relevait à l’époque des Lumières d’une curiosité de découverte ou d’une description du monde que seuls le voyageur philosophe et le voyageur savant étaient à même de décrire. Le voyage répondait aux exigences des encyclopédistes et aux attentes des compilateurs tels que l’abbé de Joseph de La Porte et Prévost. Le Voyageur Français, ou la

Connaissance de l’ancien et du nouveau monde4 est un « extrait en forme de lettres de tous

les voyages connus5 ». Il se compose de 42 volumes écrits par trois auteurs : l’abbé de La Porte (volumes 1 à 26), l’abbé Fontenay (volumes 27 et 28) et Domairon (volume 29 à 42). Cette œuvre épistolaire est un récit de voyages par lettres adressées à Mme ***, comme le

Voyage au séjour des ombres. De plus, La Porte parle d’une dame parisienne également de

manière anonyme:

1 Esprit de l’abbé Desfontaines (1757), Esprit de l’Encyclopédie (1768), Esprit, maximes, principes de Jean-

Jacques Rousseau (1764), Esprit des Monarques philosophes (1764).

2 La Porte, Voyage au séjour des ombres, La Haye-Paris, 1751, p. 215.

3 Jean-Charles Roman D’Amat et R. Limouzin-Lamothe, Dictionnaire de biographie française, Paris,

Letouzey et Ané, 1932-2007, t. 10. p. 702.

4 Voir la figure ci-après.

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Tout le monde sçait qu’il y a à Paris une femme singuliere, appellée Madame B… que des gens de la premiere distinction ont souvent consultée, pour découvrir les choses les plus secrettes1.

Cette procédure d’utilisation d’une destinatrice anonyme est utilisée depuis le commencement de sa carrière avec Fréron dans La Revue des feuilles de M. Fréron rédigée par La Porte et dans laquelle on trouve des Lettres à Mme ***2. Il semble que M. La Porte a

acquis ce style de fiction de M. Fréron qui avait publié bien avant lui les Lettres de Mme la

Ctesse de ***, sur quelques écrits modernes (1746) et Lettre à Madame De *** où l’on invite plusieurs auteurs célèbres d’entrer dans l’ordre des Francs-Maçons (1753).

L’anonymat n’est donc pas une spécificité de Joseph de La Porte, mais c’est une habitude

1 La Porte, Voyage au séjour des ombres, op. cit. p. 6, notes. 2 La Porte, La Revue des feuilles de M. Fréron, Londres, 1756.

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de la fiction et du journalisme au XVIIIe siècle. Pour donner un caractère réel à son récit, l’auteur évitait de citer sa destinataire.

La lettre XXV, intitulée L’Arabie Heureuse, se situe dans Le Voyageur français ou

la Connaissance de l’ancien et du nouveau monde, au deuxième volume, c’est-à-dire le

volume écrit par l’abbé de La Porte. Nous ne pouvons pas avancer s’il s’agit d’un voyage réel ou imaginaire ou s’il s’agit d’un recueil de récits de voyageurs. L’avertissement de l’œuvre ne donne aucune indication sur le voyageur, car « Ce n’est point l’Histoire du voyageur qu’il importe de sçavoir ; c’est celle des pays où il a voyagé »1, dit l’auteur à la fin

de l’avertissement. Or, le titre de l’œuvre met en lumière le voyageur puisque l’œuvre est intitulée Le Voyageur François. Le lecteur se trouve dans une situation ambiguë où il ne peut pas savoir qui est le voyageur. La seule information se situe à la première page de la première lettre sur l’île de Chypre, dans le premier volume :

Né comme vous à Marseille ; instruit de bonne heure dans la connaissance des langues orientales, j’ai eu souvent occasion de m’entretenir avec ces étrangers que le commerce attire de toutes parts dans notre ville2.

Cependant, on ne peut pas dire qu’il s’agisse de l’auteur car, selon le Dictionnaire de

biographie française, il est né à Belfort et non pas à Marseille. Mais comme cette ville est

le port principal de la France d’où la plupart des voyageurs partent, l’auteur voulait présenter Marseille non pas seulement comme un lieu d’embarquement mais aussi comme un endroit favorable où naît le désir de voyage depuis l’enfance. La table des matières de l’œuvre donne une information importante sur le voyageur. On y trouve mentionné quelquefois le voyageur et parfois l’auteur : « Le voyageur continue à parcourir la Syrie, L’Auteur fait connaissance avec un médecin François, & voyage avec lui3. » Cette alternance entre voyageur et auteur

indique que l’auteur est le voyageur lui-même. Mais s’agit-il d’un voyage réel ou imaginaire, ou encore d’une réécriture de plusieurs récits de voyage ? Les trois hypothèses sont possibles pour le lecteur. Celui-ci peut exclure la deuxième hypothèse par la quantité d’informations que cette œuvre porte sur les peuples, les mœurs, les lois, les usages, la religion, le gouvernement, le commerce, les sciences, les arts, les modes, les productions, etc. Toutes ces connaissances favorisent la première et la troisième hypothèse. Cependant, la date à la

1 La Porte, Le Voyageur français ou la Connaissance de l’ancien et du nouveau monde, « Avertissement ». 2 Ibid., t. 1, p. 1.

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fin de chaque lettre et les petits détails donnent l’impression que c’est le voyageur qui a écrit son propre récit épistolaire. La lettre intitulée L’Arabie Heureuse est datée du 1er mars 1739, à Aden. Mais, en la comparant avec Voyage de l’Arabie Heureuse de Jean de La Roque, nous pouvons affirmer qu’il s’agit de la troisième hypothèse : la réécriture de récits déjà faits par d’autres voyageurs. Nous disons bien d’autres voyageurs parce que d’une part l’œuvre contient de nombreux voyages et d’autre part nous ne savons pas exactement si l’auteur s’est seulement basé sur le récit de Jean de La Roque pour écrire la lettre de L’Arabie Heureuse ou s’il a eu recours à d’autres récits de voyages. Dans cette lettre, l’abbé de La Porte a réécrit le récit Voyage de l’Arabie Heureuse de Jean de La Roque. Nous allons démontrer ci-dessous que Joseph de La Porte s’est basé principalement sur le récit de Jean de La Roque.

Si nous comparons le récit de Jean de La Roque, Voyage de l’Arabie Heureuse et la lettre XXV de l’abbé de La Porte intitulée L’Arabie Heureuse, nous trouvons beaucoup de ressemblances. Les passages qui démontrent cette hypothèse sont nombreux. Nous en prenons quelques exemples, surtout les passages concernant le séjour dans la Cour du Roi du Yémen.

Tout d’abord, dans les deux récits, les voyageurs ont presque traversé les mêmes villes et dans le même ordre pour arriver à la cour du roi1 à Mouab : Aden, Moka, Moza, Manzéri, Tage, Manzuel, Gabala, Yram, Damar et Moab ou Mouab. La description même des villes est identique, sauf que la description chez de La Porte est très réduite et d’un style différent. La description d’Aden, par exemple, que Jean de La Roque fait en deux pages est réduite chez de La Porte à deux phrases. Voyons comment Jean de La Roque décrit la ville d’Aden :

[Aden] est entourée de murailles qui sont aujourd’hui en assez mauvais état, sur tout du côté de la mer, où il y a cependant quelques plates-formes par intervales, avec cinq

1 Le roi de l’Arabie Heureuse pendant la visite de la délégation française à Mouab s’appelle l’imam Muhammed

ibn Ahmed ibn Hassan (1686-1718), surnommé Al-Nasser fils d’Al-Mahdi. Pendant le règne de son père, il a été gouverneur de Taïz durant 10 ans. Pendant son règne, qui a duré 33 ans, il a changé plusieurs fois de résidence : Al-Mansoura à Taïz, Al-Khadhra (La Verte) à Rada’a, Mouab (Mawaheb) près de Dhamar où il a reçu la délégation française en 1712. On l’appelle Roi de Mouab en référence à sa dernière résidence à Mouab (Mawaheb en arabe). Aucun des récits de notre corpus ne donne le nom du roi de l’Arabie Heureuse (ou du Yémen) et se contente de l’appeler « Iman » ou « Imam », mais nous avons eu recours à des références en arabe pour éclairer ce point. Voir Husein Abdullah Al Amri, L’histoire moderne et contemporaine du

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ou six batteries de canon de fonte […]. Pour arriver à Aden du côté de la terre, il n’y qu’un seul chemin pratiqué sur un terrain assez étroit1.

Les deux pages de description de la ville d’Aden par Jean de La Roque sont réduites chez Joseph de La Porte dans les lignes suivantes :

La ville est entourée d’une muraille assez foible, sur-tout du côté de la mer ; mais elle est descendue, de ce côté, par des redoutes & par cinq ou six batteries, dont le canon est de fonte, & fort gros. On ne peut entrer dans Aden, du côté de la terre, que par un chemin étroit, qui, rejoinant la ville au continent, s’avance assez loin dans la mer, de manière d’isthme ou de langue de terre2.

Ensuite, les deux récits parlent des mêmes sujets et poursuivent les étapes du voyage dans le même ordre. Les deux récits parlent de la cérémonie de l’accueil dans le palais du roi du Yémen, de la description de la ville de Mouab, siège du roi, de leur entretien avec le roi, des habits du roi. Si la quarantaine d’années qui sépare la publication des deux récits n’a pas modifié les façades des villes d’Arabie Heureuse ni les coutumes des yéménites, elle était capable de modifier la manière dont le roi était assis lors de l’arrivée du voyageur ou de modifier encore l’estrade sur laquelle il trônait. Nous présentons cette scène dans le récit de Jean de La Roque et celui de La Porte successivement :

Ce Prince qui est un vieillard, âgé de quatre-vingt sept ans, bien fait, d’une phisionomie agreable, & mediocrement bâsané, étoit assis sur son lit, ou plutôt sur une estrade couverte de tapis, & placée dans le fond de la chambre, faisant face à la porte. Il étoit appuyé sur des coussins, ayant auprès de sa personne les deux Princes ses fils, un peu plus loin ses principaux Officiers3.

Cette description, faite par Jean de La Roque, a été quasiment reprise par M. de La Porte. C’est une raison de plus d’affirmer que La Porte a réécrit le récit de La Roque. :

Ce prince est d’une figure noble, & assez agréable, quoiqu’un peu basané. Il étoit assis sur une estrade couverte d’un tapis de Perse, appuyé sur des coussins, & ayant, à quelque distance de lui, les principaux officiers de sa cour4.

1 La Roque, p. 62. 2 La Porte, t. 2, p. 321. 3 La Roque, p. 235. 4 La Porte, p. 331.

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De plus, le récit de La Porte ne reprend pas seulement les mêmes heures de la vie privée du roi, il présente également la même cérémonie, rapportée dans le récit de Jean de La Roque, concernant la sortie du roi pour la prière du vendredi. Il relate aussi le même nombre de soldats et de cavaliers qui accompagnent le roi dès sa sortie. Jean de La Roque décrit cette scène dans les lignes suivantes : « Cette marche commence par mille soldats à pied, & qui vont en bon ordre […]. Les soldats sont suivis immediatement de deux cens cavaliers de la garde du Roy1 ». Cette précision de nombre est présentée dans le récit de La Porte de la manière suivante :

La marche commençoit par un corps d’infanterie, composé de mille soldats qui firent une décharge, en sortant du palais. Après cette infanterie, marchoient deux cens cavaliers de la garde du roi2.

Enfin, de même que le récit de Jean de La Roque se termine par un mémoire sur le café, La Porte achève son récit sur l’Arabie Heureuse avec l’arbre et le fruit du café. Ce n’est donc pas une reprise des détails mais aussi de l’ordre. Les deux récits commencent par l’arrivée à Aden, premier port de l’Arabie Heureuse, et se terminent par la description du café.

Tout cela nous conduit à soutenir l’hypothèse que le récit de l’abbé de La Porte sur l’Arabie Heureuse est une réécriture du récit de Jean de La Roque et peut-être d’autres récits. L’abbé Prévost, lui aussi, a réécrit le récit de Jean de La Roque dans son Histoire générale des voyages3. Chronologiquement, le récit de l’abbé Prévost a été publié avant celui de l’abbé de La Porte. Mais celui-ci a rédigé son récit en se basant sur le récit original de Jean de La Roque, car, d’un côté, l’abbé de La Porte a déjà critiqué le récit de Prévost qui, dit Joseph La Porte, « a réduit à un certain nombre de volumes cette quantité prodigieuse4 » des

relations des voyages. D’un autre côté, on trouve dans le récit de Joseph de La Porte des passages qui ne figurent pas entièrement chez Prévost. Nous allons voir plus loin les caractéristiques de cette réécriture chez les deux auteurs, l’abbé de La Porte et l’abbé Prévost, qui ont réécrit le même récit mais sous une forme et avec un style différents.

1 La Roque, p. 247. 2 La Porte, p. 333.

3 Prévost, Antoine François, Histoire générale des voyages, ou Nouvelle collection de toutes les relations de

voyages par mer et par terre, Paris, Didot, 1746-1770, 20 vol.

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