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3 3 Le développement de la cartographie : du XVII e siècle jusqu’à l’époque des

Chapitre I. Les sources savantes sur l’Arabie

I. 3 3 Le développement de la cartographie : du XVII e siècle jusqu’à l’époque des

empires coloniaux

Depuis les cartes de Ptolémée, l’Arabie ne connaît pas de représentations cartographiques. Au début du XVIIe siècle, les Pays-Bas ont créé la Compagnie hollandaise des Indes Orientales qui ne tarde pas à élever des entrepôts à Moka et à Aden. Très rapidement, les structures économiques de ce pays, basées sur la bourgeoisie capitaliste et les banques, lui permettent de supplanter le Portugal dans le domaine des voyages de commerce. A partir de 1622, la prise d’Ormuz par les Perses Safavides permet aux Hollandais de se substituer aux Portugais dans le contrôle des échanges commerciaux de la région. Les Occidentaux fréquentent le littoral de l’Arabie pour des raisons de stratégie commerciale alors que le centre demeure très mal connu des cartographes, et ce pour encore deux siècles. On note donc la présence de remplissages plus ou moins fantaisistes dans les zones peu connues ou inexplorées et la persistance de nombreuses erreurs et imprécisions cartographiques, concernant par exemple l’emplacement de certaines villes, même les plus connues, l’ajout de chaînes de montagnes imaginaires ou la localisation du Yémen, souvent

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déplacé de manière erronée au centre de la péninsule. D’autre part, la représentation cartographique de la région est encore loin d’être unifiée et peut donc parfois sembler arbitraire. Citons comme exemple les mers qui continuent à changer de nom d’une carte à l’autre ou des villes aussi importantes que La Mecque et Médine, complètement absentes de certaines cartes. Par contre, la cartographie de l’Arabie devient de plus en plus diversifiée. Aux côtés des cartes anciennes sont publiées un nombre croissant de cartes modernes ; l’Arabie Heureuse commence enfin à retrouver des proportions plus proches de la réalité et cède du terrain à l’Arabie Déserte jusqu’à ne plus représenter qu’une moitié du territoire.

La cartographie française se caractérise par une production plus sobre et moins ornementée mais aussi plus rationnelle, plus scientifique et s’appuyant sur un esprit beaucoup plus critique que celle de ses prédécesseurs hollandais. Le développement de cette école cartographique est liée à la politique de Richelieu puis de Colbert sous le règne de Louis XIV, visant à défendre les intérêts maritimes du royaume et qui aboutit par la suite à la création de la Compagnie française des Indes Orientales, en 1664, puis à celle du Dépôt des Cartes et Plans de la Marine, en 1720, pour lequel travaille Jacques Nicolas Bellin. Les grands cartographes français bénéficient donc, dans ces circonstances, d’un soutien jusqu’alors inédit en Europe de la part du pouvoir royal. Nicolas Sanson s’inspira d’abord de ses pairs hollandais pour finalement prendre rapidement ses distances avec leurs travaux et poser les bases d’une école française qui allait influencer considérablement le reste de l’Europe dans la seconde moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. On remarque dans les

cartes de la Péninsule Arabique de Sanson, malgré la persistance d’erreurs, un souci de précision accrue et l’ajout des données géographiques les plus récentes concernant notamment les régions centrales de l’Arabie. Selon Khaled Al Ankary, « la carte publiée en 1654 par Sanson sous le titre Carte des trois Arabies fut sans doute la première grande carte consacrée à la seule péninsule Arabique1 ».

Le retard du développement des cartes de l’Arabie à l’époque moderne est dû à de nombreuses raisons : le relief difficile, l’intérêt tardif porté au pays, sa dangerosité supposée (certains voyageurs prenaient des noms musulmans ou s’habillaient en musulmans pour y

1 Khaled Al Ankary, La Péninsule Arabique dans les cartes européennes anciennes, Paris, Institut du Monde

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pénétrer, comme Varthema, Louis du Couret1 et Thomas-Joseph Arnaud2) et son instabilité politique (due aux guerres entre royaumes et tribus).

Après les Portugais et à partir de la fin du XVIIe siècle, trois grandes puissances européennes se disputent la conquête de nouveaux territoires et le monopole du commerce maritime : les Pays-Bas, la France et l’Angleterre. Les trois pays produisent évidemment un grand nombre de cartes, nautiques notamment, pour servir leurs visées commerciales et colonisatrices. Poursuivant l’œuvre de Sanson, c’est cependant l’école française qui est la principale initiatrice de la réforme cartographique qui s’est opérée à la charnière des deux siècles, se situant à la pointe du progrès scientifique, avec la mise au point de méthodes comme la triangulation, la projection planimétrique, la mesure de l’arc de longitude, la découverte de la forme sphéroïdale de la terre et la mesure de la longitude grâce aux lunes de Jupiter. Les deux pôles de cette école cartographique sont Guillaume Delisle, qui a établi la carte de l’Arabie dans le récit de La Roque, et Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville. Les cartes de Delisle ont été inlassablement rééditées dans plusieurs pays d’Europe, jusqu’à la fin du siècle, et souvent sans changement notable.

Si les cartes de Delisle et Bourguignon d’Anville ont connu un tel succès, c’est qu’elles étaient considérées, à juste titre, comme les plus précises de leur temps, avec, dans

1 Louis Du Couret est un aventurier français au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il voyage en Arabie où

il passe par la Mecque et visite la tombe du Prophète Mohammed. Il se fait musulman et prend comme nom

Hadji-Abd-el-Hamid-Bey. A son retour en France, il s’associe à Alexandre Dumas, puis à Stanislas de

Lapeyrouse pour publier ses récits de voyages sous le nom de Hadji Abd-el-Hamid Bey. Nous avons de lui les ouvrages suivants cités de façon chronologique : 1. Mémoire à Sa Majesté Napoléon III, empereur des

Français, par le hadji Abd-el-Hamid Bey sur les résultats de la mission officielle que ce voyageur vient de remplir en Afrique, Paris, impr. de Pommeret et Moreau, 1853 ; 2. Voyage au pays des Niam-Niams ou hommes à queues, avec un portrait d’un Niam-Niam et une notice biographique sur l’auteur par Alexandre Dumas, Paris, Martinon, 1854 ; 3. Journal d’un voyage en Arabie par Hadji Ald-El-Hamid Bey [sic], rédigé

par Alexandre Dumas Bruxelles, A. Lebègue, 1856, 4 t. en 2 vol ; 4. Pèlerinage de Hadji-Abd-el-Hamid-Bey.

Médine et la Mecque, publié par Alexandre Dumas, Paris, A. Cadot, 1856-1857, 6 vol ; 5. Les Mystères du désert, souvenirs de voyage en Asie et en Afrique, par Hadji-Abd-el-Hamid-Bey,... précédés d’une préface par M. Stanislas de Lapeyrouse, Paris, E. Dentu, 1859, 2 vol ; 6. L’Arabie heureuse: souvenirs de voyages en Afrique et en Asie par Hadji-Abd-el-Hamid Bey, publié par Alexandre Dumas, Paris, Michel Lévy, 1860,

3 vol.

2 Thomas Joseph Arnaud est un archéologue français qui est parti en Arabie. A son arrivée à Sanaa, il se prépare

pour partir visiter le Temple de la reine de Saba à Mareb. Il s’habille comme un vieux musulman et voyage, en 1836, vers Mareb avec son compagnon arabe.

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la lignée de Sanson, un esprit critique qui incitait leurs créateurs à laisser des espaces vides plutôt que de les remplir de données non vérifiées. Sur ces cartes, la Péninsule Arabique est souvent presque entièrement couverte au nord par l’Arabie rocheuse et la Mer Rouge est très déformée. Cependant, elles comportent quand même quelques nouveautés. On peut remarquer par exemple la disparition des grands lacs figurant encore sur de nombreuses cartes de cette époque et une répartition des reliefs en général relativement juste. On constate également un accroissement des cartes maritimes de l’Océan Indien et l’apparition de cartes détaillées du Golfe Arabique au siècle des Lumières et surtout de la Mer Rouge à partir du milieu du siècle. En réalité, c’est un signe de l’intérêt tardif de la France pour cette région, qui débuta entre 1708 et 1713 avec l’envoi par des négociants de Saint-Malo de deux navires pour ouvrir le marché du Yémen. Dans le récit de Jean de La Roque, 2e édition de Paris,

Delisle intitule sa carte, Carte du royaume d’Yémen, dans l’Arabie Heureuse1. On remarque

sur cette carte l’apparition de royaumes tels que le royaume du Yémen et le royaume de Fartach2 et des provinces comme Chaulan et Acer.

Cependant, les cartes de l’Arabie de cette époque contiennent un grand nombre de nouveautés, malgré la persistance d’erreurs et d’incertitudes concernant par exemple la largeur de la péninsule, la forme de la Mer Rouge ou l’emplacement de certaines villes, régions et reliefs. Par exemple, sur la carte de Guillaume Delisle dans Voyage de l’Arabie

Heureuse de Jean de La Roque, certaines villes d’Arabie sont mal situées ; c’est le cas de

Sanaa, Moab et Damar. Ces trois villes sont déplacées du nord à l’est. De plus, Moab est au sud de Sanaa alors que sur la carte elle est au nord de Sanaa. Il en est de même pour la ville de Damar qui figure au nord de ces deux villes sur la carte alors qu’en réalité elle est au nord de Moab et au sud de Sanaa. Le cartographe place également la province de Chaulan (Khaulan) tout au nord de l’Arabie, vers les limites de Hedjaz qui est une province de l’Arabie Déserte, alors que Khaulan est au centre du pays à l’est de Sanaa. On peut remarquer également l’absence d’une ville maritime importante où les voyageurs ont acheté du café et que La Roque décrit dans son récit. Il s’agit de la ville de Hodeïda sur la côte est de la Mer Rouge. On constate une différence dans la transcription des noms de certaines villes chez le cartographe et l’auteur. On peut citer comme exemple la capitale du royaume du Yémen que

1 Voir la carte ci-après.

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La Roque appelle Mouab et que Delisle écrit Moab1. Pourtant, les cartes de Sanson2 et de Delisle, répondant à des impératifs économiques et militaires, comportent des indications détaillées telles que les grandes villes, les ports et le relief.

Le véritable changement qui intervient dans les voyages vers la Péninsule Arabique eut lieu au milieu du XVIIIe siècle. Le désir de fonder la cartographie sur une base empirique

est devenu le catalyseur pour la création d’une expédition scientifique. La première fut l’expédition danoise de 1761 à la demande du roi Frederick V. Chargée de produire un aperçu rigoureux de la Péninsule Arabique aussi bien que de ses habitants, de sa flore et de sa faune, l’expédition a inclus un médecin, un botaniste, un artiste, un philologue, un arpenteur et un domestique. Un seul est revenu vivant: l’arpenteur Carsten Niebuhr. Outre les informations nombreuses et diverses que cette expédition fournit, Niebuhr livre des cartes détaillées de quelques régions de l’Arabie situées au sud-ouest, sous le nom de Terre du Yémen, ainsi que des plans de ses villes et territoires et des cartes maritimes représentant de

1 Voir la transcription de la ville de Moab sur la carte ci-dessus.

2 Nicolas Sanson, L’Asie en plusieurs cartes nouvelles et exactes et en divers traités de géographie et d’histoire,

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grandes parties de la Mer Rouge et du Golfe Arabo-persique. Bien que Niebuhr se soit inspiré de la carte d’Anville, il en corrige les erreurs et l’enrichit de bonnes nouvelles. Ces œuvres comportent des inserts contenant des plans de ports ou des cartes du détroit de Bab al- Mandab et de la ville de Moka. Cette grande carte de Niebuhr est bien meilleure que celle de Jean de La Roque. Les villes et régions sont mieux situées. Il a ajouté des pointillés pour les routes entre les grandes villes ainsi qu’un plan de lecture de la carte.

Cette mission, connue par la suite sous le nom de mission Niebuhr, a donné des résultats importants pour les voyageurs par la suite. Elle a posé les fondements scientifiques des voyages individuels organisés dans la Péninsule Arabique au cours de la première moitié du XIXe siècle, notamment, en 1807, le voyage de l’Espagnol connu sous le pseudonyme de Ali Bey el-Abbassi et, en 1814, celui du suisse Burckhardt, ainsi que les missions qui leur succédèrent jusqu’à la fin du siècle. Nous avons également des voyages scientifiques tels que le voyage de Botta à Taïz, la mission de Thomas-Joseph Arnaud à Mareb (1840), capitale du royaume de Saba. La seconde moitié du XVIIIe siècle fit naître des cartes relativement

précises caractérisées par une connaissance presque parfaite de la forme générale de la Péninsule Arabique et des îles y attenant. Cette tendance est bien représentée par les cartes de Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, l’un des cartographes réputés de l’époque, au moment où la France commençait à dominer la science cartographique.

Une série d’événements politiques transforma profondément le contexte du voyage en Arabie au cours du XIXe siècle. On peut citer comme exemples l’occupation d’Aden par les Britanniques à partir de 1839, la construction du canal de Suez dans les années 1860, le déclin de l’empire ottoman et la présence de plusieurs sultanats et royaumes faibles. Ce sont essentiellement les Anglais, qui s’étaient également rendus maîtres du commerce dans l’Océan Indien, qui se consacrèrent à cette tâche.

Pour conclure, en abordant le thème de l’exploration et de la cartographie de la Péninsule Arabique, on se retrouve devant le paradoxe suivant, qu’on pourrait généraliser à tout le continent asiatique : l’Arabie est une région connue des Occidentaux depuis la plus haute antiquité. Elle a de tout temps attisé leur imagination et leur curiosité. Elle est située, en tant que partie de l’Asie, dans la continuité de l’Europe dont elle est géographiquement très proche. Mais elle est pourtant restée en grande partie inexplorée jusqu’à l’époque récente. Ce paradoxe s’explique par deux facteurs principaux : la présence des Etats puissants qui partagent la Péninsule Arabique et la soumission d’une partie à l’empire ottoman d’une part et d’autre part la présence islamique que les Européens ont toujours

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cherché à contourner dans leurs voyages. Pour un pays qui n’est pas encore exploré, une carte a donc une grande utilité. Elle peut être un complément au récit du voyageur. Elle peut illustrer le récit et donner à voir là où le récit laisse imaginer. Elle permet à l’écrivain de marquer une pause dans son récit. Elle peut donc avoir un rôle divertissant et instructif à la fois. De plus, elle peut donner un aspect plus authentique au récit, car elle ponctue et actualise l’itinéraire. Par ailleurs, la carte, comme le portrait aussi, est la première image de l’Ailleurs. La carte est le premier contact avec les espaces physiques de l’Autre. C’est ce « rapprochement » que nous allons étudier dans le chapitre suivant.

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Chapitre II. La représentation de l’environnement naturel et urbain de

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