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UNE ACTIVITÉ INCONSCIENTE DE L’INTELLECT ?

C. L’association des idées et la question des motifs inconscients

2. La Volonté comme agent de l’association

Le moteur de l’association, qui régit, comme nous venons de le voir le fonctionnement de la mémoire, c’est donc bien la Volonté. Cette idée apparaît dès 1813, lorsque Schopenhauer déclare que le sujet connaissant « obéit d’autant plus facilement à la Volonté dans l’évocation des représentations » par le travail et l’exercice de la mémoire.

L’intérêt de l’individu, et la conformité de l’exercice de la mémoire avec ce dernier, apparaît nettement dans une phrase du Chapitre XIV des Suppléments, et dans le paragraphe 45 de la seconde édition de la Quadruple racine. Dans le Monde, à propos de la mnémotechnie, Schopenhauer déclare, en 1844 : « C’est là-dessus que repose la mnémotechnie : elle veut nous munir des moyens propres à rappeler facilement les concepts, les pensées ou les mots que nous avons intérêt à conserver » (Schopenhauer, 1844, p. 820).

Dans la Quadruple racine le passage est encore plus explicite et annonce très

1 « Ce n’est donc pas dans le réceptacle d’un inconscient grossièrement imaginé par Freud, par Bergson et par tant d’autres, que résident les idées ou les souvenirs lorsque nous n’y pensons plus » (Henry, 1985, p.

77).

2 Nous reviendrons plus longuement sur cette question de la mémoire à l’occasion de la comparaison avec Freud, notamment à propos de la folie (cf. Chapitre VIII).

111 clairement l’influence déterminante de nos désirs et tendances sur notre connaissance et nos actions1. C’est bien la Volonté qui est le moteur de l’association d’idées, et donc de la mémoire. C’est ce que synthétise le paragraphe 44 de la seconde édition de la Quadruple racine (qui reformule à ce titre le paragraphe 47, précédemment cité), en posant clairement non seulement que l’association d’idée est bien souvent dépourvue de conscience, mais également que ce processus est entièrement au service de la Volonté, c’est-à-dire de l’intérêt de l’individu2.

« Ce n’est pas, à proprement parler, sur la causalité, mais sur l’identité entre le sujet connaissant et le sujet voulant, exposée au § 42, que repose l’influence exercée par la Volonté sur la connaissance et qui consiste en ce qu’elle oblige cette dernière à rappeler des représentations qu’elle a déjà eues [mémoire], à porter en général son attention sur telle ou telle chose et à évoquer une série quelconque de pensées [association d’idées] » (Schopenhauer, 1847, p. 280).

La Volonté oblige le sujet connaissant, par la mise en œuvre de la mémoire, « à rappeler des représentations qu’elle a déjà eues », c’est-à-dire à se remémorer le passé, et

« à évoquer une série quelconque de pensées » quand un élément quelconque de cette série vient à entrer dans la conscience, selon le principe de l’association des idées. La suprématie de la Volonté s’exprime aussi par le fait qu’elle contraint la connaissance « à porter son attention sur telle ou telle chose », ce qui ajoute l’idée suivante : ce ne sont pas seulement des mécanismes acquis par l’expérience qui sont mis en mouvement, mais bien le fait même de porter son attention, c’est-à-dire sur le fait même de connaître. Nous allons y revenir.

L’idée essentielle, c’est que l’influence de la Volonté échappe à la conscience. Nous revenons ainsi à nos premières considérations, c’est-à-dire à l’absence de conscience qui caractérise le processus des associations d’idées, qui, entre autre, régit le fonctionnement de notre mémoire et de tout ce qui l’accompagne (notamment l’apprentissage comme le fait remarquer Schopenhauer à l’occasion de l’apprentissage d’une langue3). Si la formulation a changé, et clarifie notre compréhension du processus, l’idée est restée la même qu’en 1813 : c’est la Volonté qui est le moteur de l’association d’idées, et la mise

1 « Au reste, il y a encore un correctif à apporter à tout ceci : chacun montre le plus de mémoire pour ce qui l’intéresse et en montre le moins pour le reste. Aussi beaucoup de grands esprits oublient avec une surprenante rapidité les petites affaires de la vie quotidienne, ainsi que les hommes insignifiants qu’ils peuvent avoir connus, alors que les esprits bornés se les rappellent parfaitement ; les premiers auront néanmoins une très bonne mémoire, parfois même étonnante pour ce qui a de l’importance pour eux et en soi » (Schopenhauer, 1847, p. 283).

2 « C’est la Volonté de l’individu qui met tout le mécanisme [association des idées] en mouvement, en stimulant l’intellect, conformément à l’intérêt de la personne, c’est-à-dire à ses buts propres, pour rapprocher de ses représentations présentes toutes celles qui leur sont unies logiquement ou analogiquement, ou bien par des rapports de contiguïté spatiale ou temporelle » (Schopenhauer, 1847, p.

281).

3 Voir Schopenhauer, 1844, p. 820.

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en œuvre de ce processus, comme tout acte de volition, se produit en vertu d’un motif1. Si une image ou un jugement pénètre dans notre conscience, par association d’idées, cela n’est pas sans raison (même si souvent cela se produit sans que nous sachions pourquoi).

C’est justement en vertu du principe de raison suffisante que nous pouvons affirmer que, même si nous pouvons ne pas bien percevoir la raison d’une telle évocation, elle n’en est pas moins le résultat de notre Volonté2. Il y a nécessairement un élément qui a motivé notre Volonté à agir, à rappeler telle représentation, telle série d’images ou tel événement passé, pour nous apporter un éclairage sur la situation présente, pour trouver la bonne parole, agir au mieux, etc., et tout cela dans notre intérêt.

L’idée essentielle, que cette question de l’association des idées a permis de mettre en lumière, est la suivante : il est dans notre intérêt de connaître, d’exercer notre mémoire, notre faculté d’association, afin de prévoir au mieux et de pouvoir « nous orienter d’avance pour tous les cas qui pourront se présenter ». En effet, c’est la teneur de la conclusion que Schopenhauer apporte à son développement présent dans les Suppléments du Monde (Chapitre XIV) :

« Nous venons d’exposer les lois de l’association des idées. Ce qui la met en mouvement elle-même, c’est en dernière instance et dans le secret de notre être, la Volonté, qui pousse l’intellect, son serviteur, à coordonner les pensées, dans la mesure de ses forces, à rappeler le semblable, le contemporain, à reconnaître les principes et les conséquences ; car il est de l’intérêt de la Volonté que la pensée s’exerce le plus possible, afin de nous orienter d’avance pour tous les cas qui pourront se présenter. Aussi la forme du principe de raison qui régit l’association est-elle, en dernier ressort, la loi de motivation, car c’est la Volonté du sujet pensant qui gouverne le sensorium et le détermine à suivre, dans telle ou telle direction, l’analogie ou quelque autre raison de l’association » (Schopenhauer, 1844, p. 822-823).

Nous voyons là, par cette citation, combien l’influence de la Volonté sur la connaissance peut être grande. Nous verrons plus encore l'importance de cette idée dans nos développements du Chapitre III, à propos de l’influence des passions et des tendances sur nos pensées et nos actions. Nous avions ici comme objectif de mettre à jour le mécanisme de l’association des idées et sa possible action dénuée de conscience. Ce mécanisme n’est, en définitive, qu’un moyen par lequel la Volonté agit sur le contenu de notre conscience. Cependant, le mécanisme en lui-même possède son intérêt propre pour

1 « Toute image qui se présente soudainement à notre imagination, comme aussi tout jugement que son principe n’a pas précédé, doivent avoir été évoqués par un acte de volition qui a un motif, bien que celui-ci, parce qu’il est de faible importance, et l’acte de la volition, parce que l’exécution en est si facile qu’elle est instantanée, ne soient souvent pas aperçus » (Schopenhauer, 1847, p. 281).

2 « L’activité de la Volonté est ici si immédiate que, généralement, nous ne la reconnaissons pas clairement, et si rapide que, parfois, nous ne savons même pas à quelle occasion nous avons évoqué telle représentation ; et il nous semble alors que nous prenons conscience de quelque chose qui n’a de rapport avec aucune autre chose dans notre conscience ; mais, comme nous l’avons montré ci-dessus, pareille chose ne peut arriver et c’est là l’origine du principe de raison suffisante que nous avons expliquée en détails dans ce chapitre » (Ibid.).

113 la question de la connaissance et pour celle, plus générale, d’une activité intellectuelle indépendante de la conscience.

C’est parce que l’activité intellectuelle de l’homme est entièrement subordonnée à la Volonté, qu’elle est vivante. Elle est assimilable, si nous empruntons le discours empirique, à une sécrétion d’un organe particulier (le cerveau). En cela, elle échappe profondément à la conscience. Dans le cas de l’association des idées, la notion d’inconscient intervient à propos de l’action des motifs : l’immédiateté de l’action de la Volonté, le caractère purement affectif, profond et sourd de son activité, rend parfois impossible la prise de conscience du motif exact qui a orienté son action. L’association des idées, à la base de notre connaissance, puisqu’établissant des relations entre toutes nos représentations, obéit à la Volonté et n’est mise en mouvement que conformément à ses fins, qui sont la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce. Cependant, et le discours de Schopenhauer nous permet de le prouver de plus en plus nettement, elle est plus particulièrement la manifestation de la Volonté-de-connaître, qui partout veut arriver à la plus claire connaissance des choses. Ceci dans le but de s’orienter au mieux dans le monde, et parvenir au mieux à sa survie, tout autant que pour parvenir à une claire connaissance d’elle-même.

Après avoir décelé le dénuement fondamental de conscience au sein de notre être intime, dans la constitution des représentations par l’entendement, dans l’élaboration de certains processus de pensée, puis dans les rouages relationnels des représentations (association des idées), il s’agit de s’élever encore un peu plus jusqu’à la pensée réflexive.

Cela dans le but d’établir si oui ou non, nous pouvons parler, chez Schopenhauer, d’une pensée inconsciente. Nous questionnerons également la véritable nature de la conscience, et, plus largement, de notre existence intellectuelle dans sa dimension réflexive.