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B. Les manifestations inconscientes de la Volonté dans la nature

1. Premier degré : les êtres dépourvus de conscience

Comme l’atteste le schéma ci-dessous, Schopenhauer dresse une échelle des êtres et distingue les animaux, qui se définissent par la connaissance, des végétaux, et des êtres sans conscience (règne inorganique). Schopenhauer parle très exactement d’« êtres dépourvus de conscience [die bewußtlosen Wesen] »2. Ceux-ci, en tant qu’ils sont non-conscients, n’ont qu’une demi-existence puisqu’ils n’existent « que dans une conscience étrangère », c’est-à-dire médiatement, en tant qu’ils sont objets pour un sujet.

« Ce qui, comme cette dernière, n’est point doué de représentation, nous le qualifions de sans conscience [nennen wir bewußtlos] et nous pensons qu’il est peu différent du non-être, puisqu’il n’a son existence que dans une conscience étrangère, dont il est la représentation. (…) Nous ne savons pas distinguer immédiatement de façon claire une existence dépourvue de conscience [ein bewußtloses Dasein] de la non-existence, bien que notre propre expérience nous l’indique comme

1 Ce qui fonde pour Schopenhauer, malgré la limitation du pouvoir de la science qui ne peut parvenir par ses propres moyens à l’essence du monde, la possibilité d’apporter des confirmations empiriques à sa métaphysique. C’est dans cette optique qu’il rédigea son ouvrage De la Volonté dans la nature (1836) et la partie VI (§70 à 102) des Paralipomena (1851, p. 493-552).

2 Arthur Schopenhauer, 1851, Parerga et Paralipomena, trad. J-P. Jackson, Paris : Coda, 2005, p. 424 ; cf.

SW, Band V., §20, p. 25.

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le phénomène profond du sommeil » (Schopenhauer, 1836, p. 124-125, trad. mod. ; SW, Band III., p. 391).

(Figure 1 : Échelle des êtres)

Les corps du règne inorganique, qui ont « une existence dépourvue de conscience » n’ont qu’une existence dans la représentation d’un sujet. Il n’est, en cela, que peu différent du non-être, puisque, nous dit Schopenhauer, « c’est le degré de conscience qui détermine le degré d’existence d’un être » (Schopenhauer, 1844, p. 994). En effet,

« Toute existence immédiate est subjective ; l’existence objective se trouve dans la conscience d’un autre, n’existe donc que pour lui, c’est-à-dire tout à fait médiatement. La diversité des degrés dont est susceptible la conscience différencie autant les êtres que la Volonté les faits égaux, car cette dernière est l’élément commun qui se rencontre dans tous » (Ibid.).

Ce degré quasi-nul d’existence, nous pouvons en avoir une expérience dans les phénomènes du sommeil et des états de perte de conscience (comme la syncope, par exemple). Toute existence immédiate repose sur la subjectivité, et ces êtres ne sont qu’objets et non sujets. Leur existence est donc dépendante de la conscience d’un autre être, et c’est donc en ce sens que Schopenhauer affirme qu’ils « n’ont qu’une

demie-37 existence »1. Ainsi, plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus le degré d’existence augmente. En effet, c’est en l’homme que l’individualité est la plus marquée : si les plantes demeurent indifférenciées au sein de chaque espèce, les animaux, au-delà d’un certain stade, manifestent des particularités physiques voire des traits de caractères particuliers. L’Homme, quant à lui, est toujours un individu particulier. Il est le plus conscient des êtres de la nature, il représente donc le plus haut degré d’existence2. Au degré qui nous concerne ici, l’individualité n’a pas cours : tout corps naturel est identifié par ses composantes matérielles (roche, feu, eau, etc.). La conscience est absente de ces corps, mais, nous dit Schopenhauer, ils n’en possèdent pas moins « une sorte d’aspiration de l’endroit et du rang » qui leur reviennent3.

Une telle conception n’est pas sans rappeler celle d’Aristote concernant les éléments et leurs lieux naturels. Schopenhauer emploie ici le terme d’aspiration [Streben], qui marque fortement l’origine interne d’un tel mouvement et témoigne de la conception schopenhauerienne du monde comme Volonté. Il n’y a pas pour Schopenhauer d’antériorité de la connaissance par rapport à la Volonté : elle est aveugle et sans conscience, et se manifeste comme telle dans les premiers degrés de l’échelle des êtres.

Cependant, l’absence de connaissance, ne veut pas dire que la Volonté est sans ressource pour s’orienter ou qu’elle n’est pas attirée par tel milieu particulier, c’est-à-dire qu’elle ne va pas être animée par une aspiration à occuper « sa » place. Si concernant les corps inorganiques cela est impossible à expérimenter et ne peut rester qu’une hypothétique analogie, le monde végétal, en tant que règne dépourvu de conscience mais organique, témoigne plus clairement de cette aspiration.

1 « Si l’on ajoute que les êtres conscients et connaissants ne sont concevables que comme individus, tandis que les êtres dépourvus de conscience [die bewußtlosen Wesen] n’ont qu’une demie-existence, une existence simplement médiate, il s’ensuit que toute existence réelle et véritable se réduit aux individus » (Schopenhauer, 1851, p. 424, trad. mod. ; SW, Band V., p. 24).

2 En effet, l’homme n’a pas seulement une existence médiate dans la représentation d’un sujet connaissant, il est lui-même sujet connaissant, et, de plus, il possède une conscience intime de lui-même et une conscience réfléchie de son être et des autres étants. Il est ainsi, ce qui fonde son besoin métaphysique, le seul être à s'étonner de sa propre existence.

3 « Si nous étions pierres, flots, vents ou flamme, ou quelque chose de ce genre, sans aucune forme de conscience et de vie [ohne irgendwelches Bewußtsein und Leben], nous ne serions pourtant pas dépourvus d’une sorte d’aspiration [Streben] de l’endroit et du rang qui nous reviennent » (Schopenhauer, 1819, p.

172, trad. mod. ; SW, Band I., p. 192).

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2. Second degré : les manifestations inconscientes de la Volonté dans le monde