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UNE ACTIVITÉ INCONSCIENTE DE L’INTELLECT ?

C. L’association des idées et la question des motifs inconscients

1. Le processus de l’association des idées

L’association des idées : un processus dépourvu de conscience

De manière évidente, la notion d’inconscient est présente dans tous les passages où il est question du mécanisme de l’association des idées1, même si la possibilité de son

1 Les passages les plus importants au sujet de l’association des idées sont : Schopenhauer, 1847, Quadruple racine, 198-201 et 1844, Monde, 819-823.

105 caractère inconscient n’est pas positivement manifestée par l’utilisation du terme d’inconscient (unbewußt). La possibilité qu’un tel processus agisse sans conscience, ainsi que la description de son fonctionnement, apparaissent dès 1813 dans la première édition de la Quadruple racine du principe de raison suffisante, et plus particulièrement dans le paragraphe 47, consacré à la « causalité de la Volonté sur la connaissance ». Si ce paragraphe, qui correspond au paragraphe 44 de la seconde édition de 1847, sera, par la suite, modifié et augmenté, l’idée essentielle est d’ores et déjà présente dans la première version du texte.

En effet, Schopenhauer dit que :

« Toute image de notre imagination se présentant soudainement, tout jugement aussi qui ne suit pas de la raison qui lui a auparavant été présente, doivent être appelés par un acte de volition ayant un motif, quoique ce motif ne soit souvent pas perçu, parce qu’il est de bien peu d’importance comme l’acte de volition et que l’exécution en est si facile qu’elle est simultanée. Le motif provoquant des images de cette sorte ou aussi les jugements qui nous assaillent brusquement, comme l’on dit est communément l’association des idées, c’est-à-dire le désir qu’a toute représentation présente d’avoir ses semblables, acte de volition motivé par le besoin qui nous est propre d’achever notre connaissance » (Schopenhauer, 1813, p. 121).

Au début de cet extrait, Schopenhauer distingue deux objets auxquels peut s’appliquer l’association : les images (ou représentations) et les jugements. Une image ou un jugement est rappelé par la Volonté en vertu d’un motif. Le motif met ainsi en œuvre le mécanisme : une image étant non pas isolée mais reliée à une série d’image, l’évocation d’une image peut entraîner l’entrée immédiate dans la conscience d’une ou plusieurs autres images, reliées à la première par association. Or, nous n’avons pas conscience de ce rappel et la seconde image apparaît sans réflexion ni décision consciente. Si la question est ici, dans ce texte de 1813, sommairement traitée, il faut toutefois relever que l’idée essentielle, reformulée et développée par la suite, y est déjà présente : l’association des idées est un processus mis en mouvement par la Volonté et demeure le plus souvent sans conscience. Le mécanisme de l’association des idées est donc le plus souvent « subi » par le sujet connaissant - même s'il est l'œuvre de la Volonté. Il reste cependant à déterminer ici ce qui est dépourvue de conscience : est-ce le motif, c’est-à-dire la représentation, ou bien la décision de rappeler ou non la série toute entière ?

L’autre idée, tout aussi importante, qui se dégage de la fin de cet extrait de 1813, est le fait que l’association des idées est motivée par un désir, répondant à un besoin : « achever notre connaissance ». Nous réalisons aisément qu’une telle formulation préfigure ce qui sera affirmé dans les textes postérieurs : c’est la Volonté qui est le moteur de l’association des idées. Rappeler à la conscience telle image ou tel jugement est un acte de volition et, suivant ce qui vient d’être dit, un acte de volition qui ne parvient pas à la conscience.

Nous n’avons conscience, du fait de sa simultanéité, que du résultat, et non de l’inclination de la Volonté qui en est à l’origine. Il est important, au-delà de la

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préfiguration de cette formulation définitive de l’origine du processus, de garder en mémoire le présent passage et l’utilisation des termes « désir » et « besoin » pour qualifier un processus de connaissance. Ils nous apparaissent dès lors comme des expressions de la Volonté de connaître, de ce « besoin qui nous est propre », à nous êtres humains,

« d’achever notre connaissance ». Il y aurait bien un besoin propre à l’homme de connaître et de connaître de la manière la plus achevée possible.

Un acte motivé de la Volonté

L’association des idées fait l’objet, par la suite, dans l’œuvre de Schopenhauer, d’un chapitre des Suppléments au livre I du Monde comme Volonté et comme représentation (le Chapitre XIV). Il faudra y ajouter, pour être exhaustif, la reformulation dont le passage précédemment cité fait l’objet dans la seconde édition de la Quadruple racine de 1847. Le Chapitre XIV des Suppléments est un passage capital pour notre sujet, tant pour la définition de l’association d’idées, que pour les éléments essentiels qu’il fournit sur la conception schopenhauerienne de la mémoire. Nous nous proposons ici de rendre compte plus précisément de ce processus des associations d’idées avant d’aborder les considérations plus générales sur la nature et le fonctionnement de la mémoire qui s’en dégagent.

Dans le Chapitre XIV des Suppléments, Schopenhauer précise la nature de l’association des idées. Elle est, pour parler en ses termes, l’occasion interne de l’entrée d’une image ou d’un jugement dans la conscience. En effet, selon Schopenhauer, toute image et toute pensée a besoin d’une occasion pour entrer dans la conscience. « Cette occasion est soit extérieure » (Schopenhauer, 1844, p. 819) par l’impression exercée sur les sens, « soit intérieure » (Ibid.) par une pensée qui en amène une autre en vertu de l’association. La nécessité de cette occasion repose sur les lois mêmes de la connaissance, c’est-à-dire sur le principe de raison suffisante.

« La présence des représentations et des pensées dans notre conscience est aussi sévèrement soumise aux différentes formes du principe de raison que le mouvement des corps l’est à la loi de causalité. Pas plus qu’un corps ne peut entrer en mouvement sans cause, une pensée ne saurait entrer dans la conscience sans une occasion qui l’amène » (Schopenhauer, 1844, p. 819).

Cette occasion interne, Schopenhauer affirme qu’elle repose :

- Soit sur un rapport de principe à conséquence entre deux pensées.

- Soit sur un rapport de similitude, voire de simple analogie.

107 - Soit sur une contigüité primitive des deux dans la conscience, qui peut

correspondre à une contigüité spatiale des objets.

Ces trois rapports (principe à conséquence, similitude et contigüité) sont les trois formes possibles de l’association des idées1. Les images et les pensées peuvent entrer dans la conscience en vertu d’une occasion interne, car elles ne sont pas isolées, mais liées entre elles suivant le principe à la base même de la connaissance : le principe de raison suffisante. Toute véritable connaissance, et pas seulement la connaissance systématique, repose sur une relation entre plusieurs idées. L’occasion interne pour une représentation de pénétrer dans la conscience trouve son fondement dans un motif particulier qui a déterminé la Volonté à agir. L’action de rappeler un élément ou une série d’éléments, toujours dans le but de posséder une connaissance plus achevée de la situation, est un acte motivé de la Volonté. Ce retour, du fait de la loi de motivation suivant laquelle rien n’entre dans l’esprit sans raison, c’est-à-dire sans un motif ou une occasion qui la détermine, s’effectue sous l’impulsion de la Volonté.

Ceci nous apprend deux choses essentielles pour notre propos. La première, c’est que toute pensée qui est rappelée à la conscience par association a déjà été conçue consciemment. La seconde, c’est que, comme nous allons le voir plus nettement à propos de la mémoire, Schopenhauer ne fait en rien intervenir l’idée d’un « Inconscient » ou du moins d’un ensemble constitué et identifiable - ne serait-ce que négativement - d’images et de pensées inconscientes. Pour ce qui est du premier point, nous pouvons noter la différence avec les inférences inconscientes dans la perception visuelle, qui elles, avaient cours avant même l’entrée de l’image dans la conscience : il s’agissait du travail antérieur à la conscience de l’entendement dans la formation même des représentations. Nous verrons par la suite qu’il en est de même pour le veto de la Volonté, qui n’est pas, comme l’association d’idée un mouvement « positif » de connaissance, mais bien une entrave à la formation de certaines représentations ou séries d’idées.

Le mode de fonctionnement de la mémoire

Dans la suite de ce Chapitre XIV, Schopenhauer aborde la question de la mémoire2. Il

1 C’est sur la capacité à associer les idées que repose, pour Schopenhauer, la vivacité d’un esprit. La capacité à associer les idées suivant ces trois formes peut être un critère pour distinguer trois formes d’esprit : le génie montre le plus de vivacité à associer suivant le rapport de principe à conséquence, le poète suivant la similitude et l’analogie, et l’esprit borné, suivant le simple principe de contigüité.

2 Schopenhauer esquisse ici le mode de fonctionnement de la mémoire, mais ne rentre pas dans une description détaillé des rouages de cette faculté. L’autre passage essentiel à son propos (Quadruple racine,

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y considère le cas où nous ne parvenons pas, malgré toute notre volonté, à faire de nouveau entrer une image ou une pensée dans notre conscience.

« Nous fouillons alors dans toute la provision de nos pensées pour en trouver une qui soit associée à celle que nous cherchons ; si cette dernière est trouvée, l’autre se présente immédiatement. En général, quiconque veut provoquer un souvenir s’enquiert tout d’abord d’un fil auquel ce souvenir soit suspendu par l’association des idées » (Schopenhauer, 1844, p. 820).

Ainsi, la mémoire fonctionne manifestement par association d’idées. Schopenhauer affirme ici que la remémoration d’une image ou d'une pensée par association peut se produire de manière inconsciente, et peut parfois se présenter à nous, en apparence, contre notre gré. Le processus de remémoration, en tant qu’il fonctionne par association d’idées, peut être dépourvu de conscience, et parfois même, apparaître à la conscience comme contraire à notre Volonté. C’est l’idée qui est développée dès 1813 dans la Quadruple racine. Dans le paragraphe 48 de la première édition, Schopenhauer définit la mémoire comme la capacité d’exercice du sujet connaissant, lui permettant de rappeler d’autant plus facilement telle représentation à la conscience conformément aux souhaits de la Volonté.

« La propriété que possède le sujet connaissant d’obéir autant plus facilement à la Volonté dans l’évocation des représentations qu’elles se sont déjà souvent présentées à lui, c’est-à-dire sa capacité d’exercice, voilà ce que l’on appelle la mémoire » (Schopenhauer, 1813, p. 122).

Les souvenirs sont liés entre eux comme des chaînes ; ils sont donc dans un rapport d’association. Chaque représentation n’est pas isolée, mais reliée à une série de représentations. Dès qu’un anneau d’une chaîne de représentations se présente, l’ensemble de la chaîne peut ainsi faire irruption dans la conscience1. C’est par exemple le cas quand nous repensons, ou qu’un élément nous fait penser, à un événement s’étant déroulé lors d’un voyage. Nous avons alors toute une série de souvenirs, concernant ce séjour, qui émergent alors dans notre conscience, parfois de façon immédiate et incontrôlable.

Nous voyons ici que, dès 1813, l’ensemble des considérations qui seront développées par la suite au sujet de la mémoire, sont bel et bien présentes. La vision schopenhauerienne de la mémoire est une vision résolument affective et dynamique. La mémoire n’est pas un réservoir dans lequel nous emmagasinons des représentations, en

1847, §45) nous la décrit également de façon purement générale, sans nous donner de plus ample détails sur son mode de fonctionnement.

1 « La reproduction volontaire d’idées qui nous ont déjà été présentes devient si facile par l’exercice qu’à peine un anneau de la chaîne se présente-t-il, nous y rattachons immédiatement tous les autres, souvent même en apparence contre notre gré » (Schopenhauer, 1813, p. 122).

109 les conservant dans leur état d’origine1. Schopenhauer récuse la conception « ordinaire » de la mémoire, en affirmant que les représentations ne sont pas conservées « toutes faites » dans une sorte de grand réservoir. Il n’est pas question, pour lui, de reconnaître l’existence de représentations stockées dans notre intellect, qui redeviendraient conscientes, suite à une impression sur les sens ou une association d’idée à partir d’une représentation. La remémoration, nous dit-il, n’est pas le rappel pur et simple d’une représentation, mais sa reconstitution. Ainsi, la mémoire n’est pas uniquement un mécanisme intellectuel : elle possède une importante dimension affective, du seul fait qu’elle est entièrement mise en mouvement par la Volonté. En effet, il est question d’une faculté qui apprend, par exercice, à obéir à la Volonté.

Ce ne sont pas des idées ou les représentations qui sont la matière première de la mémoire, mais véritablement les traces laissées par les diverses impressions sensoriels, émotionnelles et affectives. S’il y a reconstitution de la représentation par l’imagination, c’est que nous ne gardons pas l’image constituée dans notre esprit, mais bien tous les éléments nécessaires à sa reconstitution. C’est, selon lui, ce qui explique que l’image que nous avons d’un objet, d’un événement ou d’une personne peut grandement se modifier avec le temps au fil des reconstitutions - et s’effacer progressivement en l’absence d’actualisation par l’expérience. « Cela ne pourrait arriver si nous conservions des représentations toutes faites » (Schopenhauer, 1813, p. 123). De même, cela explique que certains souvenirs, avec le temps, deviennent fragmentaires : certains détails peuvent finir par nous échapper. Nous nous remémorons une situation données, mais nous avons un doute, par exemple, sur la présence ou non de telle ou telle personne. En ce sens, la conception schopenhauerienne de la mémoire est profondément dynamique et affective : elle repose sur l’activité de la Volonté, sa nature intellectuelle étant soumise à l’activité de cette partie intime de notre être2. En tant que telle, elle semble donc profondément s’opposer à la conception freudienne des représentations préconscientes et inconscientes.

Au contraire, elle semble présupposer l’inexistence des représentations inconscientes.

Elle recoupe étrangement le développement que Michel Henry consacre à la mémoire chez Descartes. Ce dernier affirme, en effet, à propos de la mémoire que

« Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous ou qu’elle est naturellement empreinte en nos âmes, je n’entends pas qu’elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n’y en aurait aucune, mais seulement que nous avons en nous la faculté de la produire » (Descartes, Réponse aux troisièmes objections, FA, II, p. 622 ; AT, VII, p. 189).

1 « Je ne puis approuver la manière dont on la présente d’ordinaire, c’est-à-dire comme un réservoir dans lequel nous emmagasinons une réserve d’idées toutes faites, que nous possédons par conséquent constamment mais sans en avoir toujours conscience » (Ibid.).

2 Ce que nous dit Serge Besançon du processus de la mémoire chez Cabanis peut être ici quelque peu rapproché des considérations schopenhaueriennes. En effet, selon le physiologiste français, « le principe même du « ressouvenir » n’est pas attribuable à la pensée ; il est lui aussi assimilable à la sensibilité » (Besançon, 1997, p.101).

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Chez lui, comme chez Schopenhauer, la mémoire ne s’apparente donc pas à un réceptacle, dominé par l’inconscient, comme chez Freud et bien d’autres auteurs1. Les souvenirs selon lui « n’ont d’autre existence qu’une existence potentielle, à savoir leur capacité d’être produits par un pouvoir de la produire, leur statut phénoménologique est celui de ce pouvoir, l’invisible immanence à soi où se forme, grandit et parvient originellement en soi tout pouvoir, toute force, et la puissance surabondante de la vie » (Henry, 1985, p. 77). Cette citation nous semble ici, si elle n’est pas destinée à décrire la mémoire selon Schopenhauer, posséder une portée intéressante2.

C’est en vertu de ce fonctionnement de la mémoire, que certaines représentations font irruption dans notre conscience, et parfois même sans que cela ne relève de notre volonté réfléchie [Willkür], voire même peut nous y sembler contraire. Schopenhauer considère que ce n’est là que l’apparence, car toute mise en œuvre de la mémoire, toute remémoration, tout comme la mise en œuvre de l’imagination dans la reconstitution des représentations, sont le résultat d’un acte de Volonté. Cette idée nous renvoie inévitablement à la question de l’association des idées et à son principe moteur, son origine proprement vivante, qu’il nous faut maintenant préciser.