• Aucun résultat trouvé

NATURE ET CONSÉQUENCES DE LA DÉFORMATION DE LA CONNAISSANCE PAR LA VOLONTÉ

C. Veto de la Volonté et refoulement

1. Le refoulement freudien

Nous voudrions ici, brièvement, rappeler quelques notions de base concernant la notion freudienne de refoulement.

Nature du refoulement

Pour Freud, le refoulement est un destin possible pour une pulsion sexuelle. C’est un processus de défense contre la pulsion, cherchant à la rendre inefficace. Ce processus est l’un des moyens dont le moi dispose pour se protéger des excitations pulsionnelles. Freud distingue deux stades du refoulement :

- Le refoulement originaire, « qui consiste en ceci que le représentant psychique de la pulsion se voit refuser la prise en charge dans le conscient » (Freud, 1915, p. 48), et qui permet de fixer indéfectiblement la pulsion à son représentant2. Ainsi, le premier stade du refoulement consiste donc à empêcher le

1 Nous reprendrons ce point à l’occasion du Chapitre VIII qui lui sera presque exclusivement consacré. Il s’agira, dans ce chapitre, non seulement d’effectuer une comparaison bien plus précise entre les remarques psychologiques de Schopenhauer et les développements freudiens, mais surtout, il s’agira de montrer la cohérence du propos de Schopenhauer, en montrant qu’en se passant de représentations inconscientes, la réceptivité première comme affectivité permet de penser tant la mémoire, les actes manqués et la folie, que de proposer une vision à la fois plus économique et plus en accord avec l’expérience normale, que la psychanalyse freudienne.

2 « Nous sommes donc fondés à admettre un refoulement originaire, une première phase du refoulement, qui consiste en ceci que le représentant psychique de la pulsion se voit refuser la prise en charge dans le conscient. Avec lui se produit une fixation ; le représentant correspondant subsiste, à partir de là, de façon inaltérable, et la pulsion demeure liée à lui » (Freud 1915, p. 48).

140

représentant psychique de la pulsion de devenir conscient. C’est en cela que l’on parle de refoulement originaire, c’est-à-dire refouler le représentant de la pulsion avant même son entrée dans la conscience.

- Le refoulement proprement dit, qui « concerne les rejetons psychiques du représentant refoulé, ou bien telle chaîne de pensées qui, venant d’ailleurs, se trouvent être entrées en relation associative avec lui »1 (Freud, 1915, p. 48-49).

Il est donc « un refoulement après coup » (Ibid.). Ainsi, ce second stade du refoulement, consiste à refouler de la conscience les « rejetons psychiques » du représentant de la pulsion, qui s’est vu refuser l’accès de la conscience, ou les représentations qui sont entrées en relation avec ce représentant psychique refoulé. En tant que ces représentations sont en relation avec le représentant refoulé, elles subissent, elles aussi, le refoulement. Le refoulement proprement dit, consiste donc à refouler les rejetons psychiques du représentant refoulé ou les représentations qui y sont liées. Cependant, le refoulement proprement dit ne se résume pas à une simple répulsion du conscient. Freud nous dit que, dans ce processus psychique, nous devons prendre en compte l’attraction du refoulé originaire2.

Le mécanisme du refoulement est donc composé de deux étapes. Dans la première, le représentant psychique de la pulsion se voit refuser l’accès à la conscience. C’est le refoulement originaire. Dans la seconde, ce qui est lié (représentations) ou issu (rejetons psychiques) de ce représentant refoulé se voit refouler de la conscience. C’est le refoulement proprement dit, qui s’apparente, pour parler plus simplement, au nettoyage des tous les indices qui pourraient faire écho à cette représentation douloureuse.

Il y a deux éléments très importants à retenir de cette définition pour l’étude comparative qui suit. Premièrement, le refoulement proprement dit ne consiste pas à refuser l’entrer à la conscience, mais à refouler, de la conscience, des rejetons psychiques du représentant refoulé ou des représentations qui lui sont liées. Ainsi, les représentations sont l’objet du refoulement, alors qu’elles sont déjà dans la conscience. Deuxièmement,

1 « Le deuxième stade du refoulement, le refoulement proprement dit, concerne les rejetons psychiques du représentant refoulé, ou bien telle chaîne de pensées qui, venant d’ailleurs, se trouvent être entrées en relation associative avec lui. Du fait même de cette relation, ces représentations connaissent le même destin que le refoulé originaire. Le refoulement proprement dit est donc un refoulement après-coup » (Freud, 1915, p. 48-49).

2 « Du reste, on aurait tort de ne mettre en relief que la répulsion qui, venant du conscient, agit sur ce qui est à refouler. On prendra tout autant en considération l’attraction que le refoulé originaire exerce sur tout ce avec quoi il peut établir des liaisons. Il est vraisemblable que la tendance au refoulement ne réaliserait pas son intention si ces forces n’agissaient ensemble, s’il n’y avait pas quelque chose de déjà refoulé, qui soit en mesure de recevoir ce qui est repoussé par le conscient » (Freud, 1915, p. 49).

141 ce qui est originairement refoulé, ce qui se voit refuser l’accès à la conscience, ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur de l’organisme (la pulsion ayant une origine somatique). Ainsi, ce qui n’est pas pris en charge par la conscience ce ne sont pas des représentations d’objets extérieurs qui peuvent servir de motifs à la Volonté, mais ce sont les représentants psychiques constituées des différentes pulsions, ayant leur source dans le corps. La différence fondamentale entre le refoulement freudien, et ce que nous appelons, chez Schopenhauer, le veto de la Volonté, réside précisément dans ces deux éléments.

Individualité et mobilité

Le refoulement a deux caractéristiques essentielles : il est individuel et mobile. En d’autres termes, il agit individuellement sur les rejetons psychiques du représentant refoulé, et sur les représentations qui lui sont liées. Chacun de ces éléments subit un destin particulier. De plus, le refoulement est un processus mobile. Cette mobilité se manifeste, d’une part, dans le fait que le refoulement n’est pas un processus ponctuel et définitif, mais constant, et d’autre part, « dans les caractéristiques psychiques de l’état de sommeil, qui seul rend possible la formation du rêve » (Freud, 1915, p. 53). La mobilité du refoulement est un élément important de la théorie psychanalytique, puisqu’il renvoie non seulement à l’idée de résistance du psychisme vis-à-vis du refoulé, mais aussi au mécanisme de formation du rêve.

Il y a un autre fait important, apporté par l’observation clinique, que Freud mentionne.

En effet,

« L’observation clinique (…) nous montre (…) qu’il faut considérer, à côté de la représentation, quelque chose d’autre qui représente la pulsion et que ce quelque chose d’autre subit un destin de refoulement qui peut être tout à fait différent de celui de la représentation. Pour désigner cet autre élément du représentant psychique, le nom de quantum d’affect est admis ; il correspond à la pulsion, en tant qu’elle s’est détachée de la représentation et trouve une expression conforme à sa quantité dans des processus qui sont ressentis sous forme d’affects » (Freud, 1915, p. 54-55).

Freud introduit là une idée importante : le représentant psychique de la pulsion n’est pas seulement constitué par une représentation extérieure à laquelle s’est liée la pulsion, mais aussi par un quantum d’affect détaché de la représentation et qui exprime directement une affection interne. Le refoulement porte donc à la fois sur la représentation investie par ce quantum d’affect, mais aussi sur cette énergie pulsionnelle elle-même, indépendante de la représentation. Le travail psychanalytique devra donc s’intéresser aux destins de ces deux éléments du représentant refoulé, car, du fait du caractère individuel et mobile du refoulement, ils peuvent être différents. Le destin

142

général de la représentation refoulé est de disparaître du conscient ou d’être tenu à l’écart de la conscience, alors qu’elle était sur le point de devenir consciente1. Le facteur quantitatif du représentant pulsionnel peut avoir trois destins différents :

[1] « La pulsion peut être tout à fait réprimée, de telle sorte qu’on ne trouve aucune trace d’elle ; [2] ou bien elle se manifeste sous forme d’un affect doté d’une coloration qualitative quelconque ; [3] ou enfin elle est transformée en angoisse.

« Ces deux dernières possibilités nous invitent à prendre en considération un nouveau destin pulsionnel : la transposition des énergies psychiques des pulsions en affect et tout particulièrement en angoisse. » (Freud, 1915, p. 56)

Ainsi, le destin du quantum d’affect appartenant au représentant refoulé, est le plus important, car c’est lui qui décide du jugement que nous portons sur le processus du refoulement. Le refoulement étant un mécanisme de défense, visant à éviter le déplaisir, si l’énergie psychique est transposée en angoisse ou provoque des sensations de déplaisir, alors il a échoué. Le refoulement de la représentation peut être effectif, cela ne change rien à cet échec. Ainsi, au bout du compte, c’est le destin de l’énergie pulsionnelle qui importe au travail psychanalytique, car c’est le bon ou le mauvais fonctionnement du refoulement, agissant sur le quantum d’affect, qui détermine l’apparition de l’angoisse et du déplaisir. C’est l’apparition de ces états, dû à l’échec du refoulement, qui peuvent conduire à l’apparition de symptômes névrotiques. Ainsi, si le refoulement a réussi, dans la plupart des cas, il échappe à l’investigation psychanalytique. Et, par ailleurs, la représentation refoulée se voit remplacée par une autre, ou plusieurs autres. C’est ce que Freud nomme le substitut :

« Si nous limitons l’observation aux résultats concernant l’élément représentation du représentant, nous découvrons que le refoulement produit, en règle générale, une formation de substitut » (Freud, 1915, p. 57).

L’apparition des symptômes et la formation de substituts, ne coïncident pas avec le processus du refoulement. Ces deux événements, qui sont des indices d’un retour du refoulé, c’est-à-dire d’une pression des représentations refoulées exercée sur la conscience, obéissent à d’autres processus, que la psychanalyse se doit de mettre en

1 Freud fait ici une remarque bien étrange, et d’une imprécision évidente. « La différence n’a pas d’importance ; elle revient à peu près à savoir si je renvoie un hôte indésirable de mon salon ou de mon antichambre, ou bien, si l’ayant reconnu, je ne le laisse pas même franchir le seuil de ma demeure » (Freud, 1915, p. 55). Or, si le résultat final est le même, il semble que cette différence ait une grande importance, car nous devons avancer une théorie de la connaissance, qui nous permet de reconnaître le caractère néfaste d’une représentation, avant qu’elle n’accède à la conscience. Si nous ne possédons pas une telle théorie, il n’est pas possible d’affirmer que le refoulement peut avoir lieu avant même l’entrée dans la conscience.

C’est tout l’objet du problème du refoulement, dont nous devons la plus claire formulation à Michel Henry, et dont il sera question plus loin.

143 lumière par l’étude des névroses. En plus de cette non-coïncidence entre le refoulement et le ou les mécanismes de formation de substitut, Freud affirme, pour conclure ses considérations générales sur le refoulement, qu’il existe des mécanismes de formation de substitut très différents les uns des autres et qu’il y a « au moins une chose commune aux mécanismes du refoulement, le retrait de l’investissement d’énergie (ou de libido, s’il s’agit de pulsions sexuelles) » (Freud, 1915, p. 58).

Raison du refoulement

Le refoulement est un mécanisme de défense du moi. La raison pour laquelle nous refoulons et maintenons à l’écart du conscient des représentations, c’est l’évitement du déplaisir. Ce destin de la pulsion a donc pour fin la protection de la personne psychique, vis-à-vis du déplaisir ou de l’angoisse que la pulsion en question pourrait faire ressentir.

Un passage des Cinq leçons sur la psychanalyse résume bien cette idée1.

Le désir est refoulé s’il va à l’encontre d’autres désirs ou à l’encontre des aspirations morales et esthétiques de la personne. On remarque ici que le discours freudien est beaucoup plus général que dans la Métapsychologie. Freud parle, en effet, de désir refoulé, alors que ce qui est refoulé ce n’est qu’une représentation, et le quantum d’affect qui lui est lié. Mais cela a le mérite de mettre en lumière l’absence de distinction conceptuelle, même dans la Métapsychologie, entre besoin et désir, car si Freud assimile la pulsion au besoin, de par son origine somatique, il ne précise pas le rapport entre la pulsion et le désir. Cependant, cela à l’avantage d’exprimer les choses plus simplement, en des termes aisément compréhensibles. Nous refoulons pour éviter le déplaisir, l’angoisse. Ce déplaisir naît d’un désir inconciliable avec d’autres désirs ou des exigences morales, esthétiques. En d’autres termes, le refoulement permet d’éviter le déplaisir, en refoulant un désir inconciliable avec les exigences intérieures (besoins, désirs) et extérieurs (morale, esthétique).

1 « Dans tous les cas observés, on constate qu’un désir violent a été ressenti, qui s’est trouvé en complète opposition avec les autres désirs de l’individu, inconciliable avec les aspirations morales et esthétiques de la personne. Un bref conflit s’est ensuivi ; à l’issue de ce combat intérieur, le désir inconciliable est devenu l’objet du refoulement, il a été chassé hors de la conscience et oublié. Puisque la représentation en question est inconciliable avec le « moi » du malade, le refoulement se produit sous forme d’exigences morales ou autres de la part de l’individu. L’acceptation du désir inconciliable ou la prolongation du conflit auraient provoqué un malaise intense ; le refoulement épargne ce malaise, il apparaît comme un moyen de protéger la personne psychique » (Freud, 1909, p. 32).

144