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UNE ACTIVITÉ INCONSCIENTE DE L’INTELLECT ?

A. Les inférences inconscientes dans la perception visuelle

1. Le travail inconscient de l’entendement

Du caractère intellectuel de l’intuition

L’intuition est le résultat d’un travail de l’entendement. Son caractère intellectuel est énoncé le plus clairement au tout début de la Première Partie du Traité sur la vue et les couleurs :

« Toute intuition est intellectuelle. Car sans l’entendement, on ne parviendrait jamais à l’intuition, à la perception, à l’appréhension des objets : mais on en resterait à la simple sensation, qui tirerait bien quelque signification de son rapport à la Volonté, comme douleur ou plaisir, mais qui n’en demeurerait pas moins un changement d’états vides de sens, et non pas quelque chose qui ressemblerait à une connaissance » (Schopenhauer, 1816, p. 39).

Sans le travail de l’entendement, nous serions réduits à la simple sensation, nous ne pourrions en aucun cas avoir connaissance des objets. Tout au plus, nous dit Schopenhauer, nous serions soumis à une pure affection : nous pourrions alors uniquement ressentir du plaisir ou de la douleur. Cette idée (dans une formulation très proche) se retrouve également au paragraphe 6 de la Probevorlesung1 : en tant qu’excitation, c’est-à-dire affection immédiate de la Volonté, la sensation ne pourrait être simplement qu’agréable ou désagréable. Ainsi, Schopenhauer, toujours dans ce texte, affirme que « l’intuition d’objets est une toute autre affaire que la simple sensation ». Les sens ne sont pas le simple « médium de la représentation », car le passage de la sensation à l’intuition réclame une opération active de l’entendement. L’intellect forme la représentation, à partir de la sensation.

Ce qui rend possible cette formation, nous dit Schopenhauer dans ces deux passages

1 La leçon inaugurale, intitulée « Sur les quatre genres de causes », que Schopenhauer présenta le 23 mars 1820 à l’université de Berlin, figure dans le Cahier de l’Herne consacré à Schopenhauer (Schopenhauer, 1820a, in Cahier de l'Herne, 1997, p. 222-233). Nous devons sa traduction à Marie-Josée Pernin.

77 fondamentaux1, c’est l’inférence de l’effet à sa cause. En considérant que, pour Schopenhauer, la loi de causalité ne s’applique qu’à des changements2, nous pouvons exprimer les choses ainsi. Pour qu’un objet soit perçu, pour qu’il existe comme objet dans l’intellect, il faut qu’à l’effet (excitation de la rétine par les rayons lumineux) soit rapporter sa cause (changement d’état de la lumière). La cause de la perception de l’objet, un stylo, par exemple, n’est pas le stylo, mais le changement d’état de la lumière dû soit au mouvement de l’objet, soit au mouvement de l’œil. Ainsi, la perception de ce changement, est nécessaire pour l’intuition d’un objet.

L’intuition repose sur le passage de l’action éprouvé sur les sens à la cause de cette action, c’est-à-dire au changement qui s’est produit3. Elle est le résultat de l’inférence de l’effet à la cause effectuée par l’entendement4. Ce dernier, en tant qu’il a pour forme, avec le temps et l’espace, la loi de causalité, effectue la synthèse des impressions sensibles, en rapportant l’effet à une cause agissante, c’est-à-dire à quelque chose de réel, à un objet.

Ainsi, Schopenhauer, comme nous l’avons souligné dans le chapitre I, abandonne la notion kantienne de sensibilité et défend une conception intellectuelle de l’intuition. La sensation, qui en soi n’est pas une connaissance des objets, est la matière qui permet à l’entendement de former des représentations5. La formation immédiate des représentations visuelle nous donne l’illusion que l’intervention de l’entendement n’est pas complexe. Or, il n’en est rien, car, si l’intuition visuelle repose sur le principe d’inférence, elle dépend également d’autres opérations. L’analyse du processus de formation de la représentation visuelle à laquelle se livre Schopenhauer dans le § 21 de la seconde édition de la Quadruple racine, témoigne nettement du caractère corporel, vivant et immédiat de la connaissance.

1 Première partie du Traité sur la vue et les couleurs et § 6 et § 7 de la Probevorlesung. On pourrait également, pour compléter la liste, ajouter le Chapitre II des Suppléments au Monde intitulé « Supplément à la théorie de la connaissance intuitive ou d’entendement » (1844, p. 690-697).

2 « Cette apparition s’appelle un changement. Aussi la loi de causalité se rapporte-t-elle uniquement à des changements et n’a affaire qu’à eux. Tout effet est, au moment où il se produit, un changement, et, par la même qu’il ne s’est pas encore produit avant, il nous renvoie infailliblement à un autre changement qui l’a précédé et qui est cause par rapport au premier ; mais ce second changement, à son tour, s’appelle effet par rapport à un troisième dont il a été nécessairement précédé lui-même. C’est là la chaîne de la causalité ; elle est nécessairement sans commencement » (Schopenhauer, 1847, p. 174-175).

3 « Que l’intuition provienne de la sensation est seulement possible du fait qu’un passage est effectué de la sensation, comme action que les sens supportent, à la cause de cette action » (Schopenhauer, 1820, p. 226).

4 « Mais, qu’est-ce qui peut effectuer ce passage pour lequel la connaissance du lien entre la cause et l’effet devrait être déjà présente par avance ? Ce ne pourrait être qu’une faculté pour laquelle la relation de causalité serait la forme, non la matière de sa connaissance : et celle-ci est l’entendement. En fait, toute intuition est le fait de l’intellect, pas seulement des sens » (Ibid.).

5 Il existe donc une réceptivité première, dont le donné est un amas d’impressions et de sensations, affectant positivement ou non la Volonté : cette affection de la Volonté se pense dans l’ordre de l’alternative plaisir-douleur. Ainsi, nous mesurons ici la portée de nos développements du début du Chapitre I.

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Les quatre opérations de l’entendement dans le passage de la sensation à l’intuition

Nous avons l’illusion, nous dit Schopenhauer, de percevoir les objets de manière immédiate et transparente. Ce n’est pas que l’entendement ne travaille pas, puisqu’au contraire, c’est dans la perception visuelle que sa coopération est la plus importante : il rapporte l’effet à la cause comme pour toute intuition, mais il doit également renverser les impressions rétiniennes (qui s’impriment inversées sur la rétine), faire une intuition à partir de deux impressions différentes (impression sur chacune des deux rétines), constituer la troisième dimension de l’espace et déterminer quelle distance nous sépare des différents objets. Ce travail bien réel et essentiel de l’entendement échappe, du fait de son immédiateté, à la conscience. Détaillons, pour mieux comprendre le rôle de l’entendement dans la formation de la représentation, les différentes opérations nécessaires à la formation de l’intuition.

Premièrement, l’entendement redresse « l’impression de l’objet qui se produit renversée sur la rétine » (Schopenhauer, 1847, p. 197). En effet, les rayons lumineux réfléchis par les objets sont rectilignes. Ceux qui proviennent du bas, s’imprime sur le haut de la rétine, ceux qui viennent du haut, s’impriment sur le bas de la rétine (l’inversion vaut de même pour la droite et la gauche). Ainsi, si l’intuition se réduisait à la sensation, nous aurions une image inversée des objets puisque c’est ainsi qu’elle s’imprime sur la rétine. De même, « nous la percevrions aussi comme quelque chose situé à l’intérieur de l’œil » (Ibid.), si l’entendement n’avait pas pour forme la loi de causalité pour rapporter l’effet ressenti à sa cause, c’est-à-dire pour remonter le long du rayon lumineux jusqu’à l’objet qui l’a réfléchi.

« La seconde intervention de l’entendement pour transformer [Umarbeitung] la sensation en intuition, consiste à faire intuitionner comme simple ce que l’on a senti double ; en effet, chaque œil reçoit séparément l’impression de l’objet, et même, dans une direction légèrement différente ; et pourtant l’objet se présente simple ; cela ne peut donc résulter que de l’entendement » (Ibid., p.198).

L’entendement, qui ne cherche que la cause, identifie une cause unique aux deux sensations rétiniennes puisqu’il constate que l’impression provient que d’un seul point à l’extérieur. De ce fait, dans la représentation issue du travail de l’entendement, « cette cause se présente comme objet et comme simple » (Ibid., p. 199).

« La troisième opération par laquelle l’entendement transforme la sensation en intuition consiste à construire des corps avec les simples surfaces obtenues jusqu’ici, donc à ajouter la troisième dimension : pour cela, partant de la loi de causalité comme prémisse, il conclut à l’étendue des

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corps dans cette troisième dimension, dans cet espace qu’il connaît a priori et en proportion de leur impression sur l’œil et des gradations de lumière et d’ombre » (Ibid., p. 202).

Par l’intermédiaire de la loi de causalité, les sensations rétiniennes et les gradations de lumière et d’ombres, l’entendement forme la troisième dimension de l’espace qu’il connaît a priori. Cette constitution intellectuelle, à partir des données sensorielles, permet dans un dernier temps d’apprécier la distance qui nous sépare des différents objets de notre environnement. L’établissement de cette distance résulte de déterminations causales : c’est par la loi de causalité, et non par la seule sensation, qui ne nous donne que la direction dans laquelle se trouvent les objets, que l’entendement peut évaluer la distance.

« Cette quatrième opération de l’entendement consiste en effet à reconnaître la distance des objets par rapport à nous ; or c’est justement là la troisième dimension dont il a été question ci-dessus. La sensation nous donne bien dans la vision, ainsi que nous l’avons dit, la direction dans laquelle sont situés les objets, mais pas leur distance ; elle ne donne donc pas leur place. Par conséquent, la distance doit être trouvée par l’entendement, c’est-à-dire qu’elle doit résulter de déterminations causales » (Ibid., p. 203-204).

La sensation est la matière première à partir de laquelle l’entendement va former l’intuition. Il y a bien une activité intellectuelle : l’application des formes a priori de l’entendement (espace, temps et causalité) à la sensation pour élaborer les représentations intuitives. Cette formation intellectuelle de l’intuition, reposant entièrement sur les formes de l’entendement, et notamment sur l’inférence causale, est inconsciente.

L’inférence : un processus dénué de conscience

Pour résumer, Schopenhauer définit la perception visuelle comme le résultat de deux étapes. La première concerne l’organe sensoriel visuel, l’œil ; et la seconde l’entendement. Les rayons lumineux réfléchis par les objets vont exciter la rétine. Cette première étape passive (excitation) est suivie d’une seconde étape active : l’entendement rapporte l’effet (excitation de la rétine) à sa cause (changement d’état de la lumière).

Toute perception visuelle est le résultat d’un processus intellectuel, travaillant à partir des données sensorielles. Selon Schopenhauer, c’est le travail de l’entendement dans la vision, et plus particulièrement l’inférence sur laquelle repose l’intuition, qui est immédiat et non accompagné conscience.

Si Schopenhauer n’emploie pas le terme d’inconscient (unbewußt) dans le Traité sur la vue et les couleurs, ce dernier apparaît dans le Chapitre II des Suppléments au Monde comme Volonté et comme représentation, ainsi que dans le paragraphe 7 de la

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Probevorlesung1.

« Sans doute, dans l’acte de la vision, le passage de l’effet à la cause est inconscient [unbewußt], en sorte que c’est comme si cette espèce de perception était absolument immédiate, et se produisait d’elle-même dans l’impression sensible, sans coopération de l’entendement, mais la cause en est d’une part dans la perfection de l’organe, d’autre part dans le mode d’action exclusivement rectiligne de la lumière » (Schopenhauer, 1844, p. 695 ; SW, II., p. 37).

Ces passages précisent bien que nous ne faisons pas l’expérience consciente du passage de l’effet à la cause. Nous avons ainsi l’impression que la perception des objets est immédiate et sans effort, c’est-à-dire que l’entendement n’effectue aucun travail. C’est précisément ce qui fait dire à Schopenhauer que ce processus, dans le cas de la perception visuelle, est inconscient. Or, comme nous l’avons précédemment décrit, c’est dans la vision que le travail de l’entendement, pour parvenir à une intuition à partir des sensations rétiniennes, est le plus important2. Du fait de la perfection de l’œil et du caractère rectiligne de la lumière, la perception visuelle se produit avec rapidité et une très grande sûreté. À tel point que nous n’avons pas conscience d’un travail de notre intellect.

L’immédiateté de l’image nous donne l’illusion que l’entendement ne travaille pas. Or, ce n’est bien qu’une illusion, car les sensations rétiniennes sont bien loin de suffire à la

1 Dans sa leçon inaugurale intitulée Sur les quatre genres de causes, Schopenhauer insiste fortement sur ce point : « Dans la vision, l’on est pas du tout conscient de conclure de l’effet à la cause, ce passage ne vient pas lui-même en tant que tel dans la conscience ; cependant il se manifeste du simple fait que, au lieu de la simple sensation dans l’organe, à présent, un objet vu dans l’espace est là. Le caractère inconscient de cette opération de l’entendement ne doit pas nous étonner, dès lors que l’on n’est pas conscient d’une conclusion quelconque pour une connaissance, quand par exemple, à partir des ombres des corps que l’on voit seules, on reconnaît leurs formes, et que l’on perçoit aussitôt les relations spatiales et lointaines à partir des lignes perspectives que seul l’œil reçoit ; tout cela ne vient pas dans la conscience, puisqu’ici l’entendement opère immédiatement et crée la vision sans l’aide de la connaissance médiate de la raison » (Schopenhauer, 1820, p. 227-228).

2 C'est, en effet, ce que précise Schopenhauer dans le Monde : « Grâce à elle, la sensation nous fait remonter d’elle-même au lieu de sa cause, et comme l’œil est capable de percevoir avec la plus grande délicatesse, et cela en un instant, toutes les nuances de lumière et d’ombres, la couleur et le contour, de même que les données d’après lesquelles l’entendement évalue la distance de l’objet, alors, dans ce cas de la vision, l’opération intellectuelle se produit avec une rapidité et une sûreté telles que nous n’avons pas plus conscience de cette opération que de l’épellation pendant la lecture ; ainsi naît l’illusion qui nous fait croire que la sensation nous donne immédiatement les objets. Cependant, la coopération de l’entendement dans la vision, c’est-à-dire cet acte qui consiste à passer de l’effet à la cause, est la plus importante » (Schopenhauer, 1844, p. 695).

81 avons une connaissance véritable, puisqu’en acte1, de la loi de causalité.

« La loi de la causalité, comme principe abstrait, est naturellement, comme tous les principes in abstracto, réflexion, donc objet de la raison : mais la véritable connaissance, vivante, immédiate, nécessaire, de la loi de la causalité, précède toute réflexion comme toute expérience, et réside dans l’entendement. Grâce à lui, les sensations corporelles deviennent le point de départ d'une intuition du monde, en ce que la loi de la causalité, connue en effet a priori, est appliquée au rapport de l'objet immédiat (le corps), aux autres objets seulement médiats » (Schopenhauer, 1816, p. 39-40).

Ainsi,

« Ce passage de l’effet à la cause est cependant immédiat, vivant, nécessaire : car il est une connaissance de l’entendement pur : il ne s’agit pas d’une conclusion rationnelle, d’une combinaison de concepts et de jugements, selon des lois logiques » (Ibid., p. 39-40).

Dire que le passage de l’effet à la cause se fait par l’entendement pur, c’est dire qu’il se fait indépendamment de la raison et donc de l’ensemble des lois logiques. Seul l’entendement travaille, indépendamment de toute réflexion et de toute analyse. C’est là un processus vivant et immédiat2, résultant directement du travail des organes sensoriels (l’œil ici) et du cerveau (siège de l’entendement). L’inférence de l’effet à la cause n’est donc pas un raisonnement : ni la raison, ni même la conscience n’interviennent dans le processus de la formation de la représentation visuelle. Il n’y a pas de raisonnement inconscient à l’origine de la perception visuelle, mais bien un travail inconscient et immédiat de l’entendement, consistant à synthétiser à partir de ses formes constitutives les diverses sensations rétiniennes et motrices3.

Schopenhauer ajoute une remarque importante concernant la lecture, qui peut autant servir d’exemple que de complément à son développement. L’absence de conscience de l’inférence, du passage de l’effet à la cause, dans la perception visuelle, se traduit également au niveau abstrait4, comme par exemple dans la lecture. En effet, quand nous lisons, ou quand nous écoutons, nous ne percevons que des mots, mais nous passons si rapidement aux idées qu’ils désignent, que c’est absolument comme si nous percevions directement les concepts ; car nous n’avons pas conscience du passage des mots aux

1 Ce qui fait dire à Schopenhauer que la connaissance possède une dimension active et corporelle, c’est-à-dire vivante.

2 Ces deux termes ici employés reflètent d’une part le caractère organique de la connaissance, et d’autre part, d’une manière plus fondamentale et plus implicite, la tension fondamentale de nos sens et de notre intellect à aboutir à la connaissance du monde. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur cette question dans le Chapitre 2.

3 La dimension motrice est manifestée par l’importance des mouvements de l’œil dans l’appréhension des changements d’états de la lumière, et donc des objets.

4 « L’absence d’intermédiaire et l’absence de conscience que nous avons indiquée tout à l’heure [cf.

Schopenhauer, 1844, p.690-694] et où nous avons vu, pour l’intuition, le passage de la sensation à sa cause, s’expliquent par un processus analogue, qui se passe dans la représentation abstraite ou pensée » (Schopenhauer, 1844, p. 694).

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idées » (Schopenhauer, 1844, p. 694).

Schopenhauer cherche ici, à travers cet exemple concret, que tout le monde peut aisément saisir et rapporter à sa propre expérience, à illustrer sur un autre plan (celui de la connaissance abstraite), ce qui se passe au niveau de la connaissance intuitive. Dans la lecture, ou l’écoute d’un discours, « nous n’avons pas conscience du passage des mots aux idées ». En d’autres termes, nous n’avons pas conscience, lorsque nous lisons, des mots et des lettres qui les composent, mais du sens que portent ces mots. Selon Schopenhauer, c'est un processus analogue qui a cours dans la vision : nous n’avons pas conscience de la multitude des sensations rétiniennes, ni de leur synthétisation par l’entendement ; mais directement de l’intuition qui en découle. On pourrait, dans l’esprit de cette analogie, dire que les sensations rétiniennes sont comparables aux lettres, les images aux mots, et les intuitions aux phrases qui, elles, possèdent une unité de sens.

Comme nous l’avons vu, nous ne pouvons pas parler de raisonnement inconscient à propos de l’inférence dans la perception visuelle, mais peut-on le faire dans ce cas plus précis ? Il n’est plus ici question de synthétiser des sensations pour parvenir à des représentations intuitives, mais bien directement à des représentations abstraites, à des concepts. Or, cela change-t-il quoique ce soit à la nature du processus ? Schopenhauer parle de processus analogue à l’inférence dans le cas de la pensée abstraite : il s’agit bien d’une action immédiate et inconsciente, consistant à inférer l’idée à partir d’un mot. Un tel processus repose sur la relation étroite qui existe dans notre mémoire entre un mot (image visuelle ou sonore) et le concept qu’il exprime. Une telle inférence nous apparaît donc comme analogue à la première, c’est-à-dire indépendante de tout raisonnement, immédiate et inconsciente.

Le recours à un travail important de l’entendement, dont nous n’avons pas conscience, distingue la vue des autres sens. Elle s’en distingue par sa plus grande complexité. Ainsi, le passage de l’effet à la cause n’est inconscient que dans le cas de la perception visuelle1. Nous rapportons avec plus ou moins de conscience, mais jamais antérieurement à la conscience, l’effet (sensation) à sa cause dans le cas du toucher, de l’ouïe, du goût et de l’odorat. En effet, le contact avec les objets, les sons, les saveurs ou les odeurs sont directement éprouvés : ils ne demandent pas une élaboration par l’entendement. Ainsi, lorsque nous percevons un son inconnu ou qui vient subitement sans que nous ayons une conscience préalable de sa manifestation, nous nous demandons toujours consciemment d’où il émane et ce qui a pu le produire. Les choses sont encore plus nettes pour ce qui est

1 « Dans la perception empirique, cette absence de conscience, inhérente au passage de la perception à sa cause, n’existe que pour l’intuition, au sens le plus étroit de ce terme, c’est-à-dire dans l’acte de la vision ;

1 « Dans la perception empirique, cette absence de conscience, inhérente au passage de la perception à sa cause, n’existe que pour l’intuition, au sens le plus étroit de ce terme, c’est-à-dire dans l’acte de la vision ;