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B. Les manifestations inconscientes de la Volonté dans la nature

4. L’héritage de la physiologie : Schopenhauer et Cabanis

Nous voyons ici se manifester de nombreux points de convergences entre Schopenhauer et la physiologie, et notamment avec les travaux du physiologiste français Georges Cabanis. Le virage1 physiologique de Schopenhauer, qui trouve sa justification dans l’importance de déceler au sein des phénomènes la présence de la Volonté, est entamé à partir des leçons de Berlin, en 1820. Il trouvera son plein accomplissement, en 1836, dans son ouvrage De la Volonté dans la nature, qui se donne clairement pour objet de compiler les résultats des sciences de la nature qui, selon lui, apportent des confirmations empiriques à sa métaphysique. Plus tard, en 1844, cette perspective physiologique, s’immisce jusque dans la théorie de la connaissance, expliquant l’omniprésence du cerveau dans les développements des Suppléments au premier volume du Monde. C’est alors une telle extension du recours à la physiologie, jusque dans les données les plus fondamentales de la théorie de la connaissance, qui, selon Vincent Stanek, « autorise l’élaboration d’une théorie du travail cérébral inconscient »2.

Concernant le rapport à Cabanis, qu’il nous semble ici important d’évoquer, nous pouvons dégager quatre éléments de convergences. Ces éléments, au final, ne peuvent pas véritablement être détachés les uns des autres. Comme nous l’avons déjà évoqué, Schopenhauer réinvesti la distinction de Bichat entre vie animale et vie organique, ainsi que la notion centrale de la théorie de Cabanis : la sensibilité. Il existe donc bien, aux yeux de Schopenhauer, comme chez Cabanis, une sensibilité interne, non sentie, c’est-à-dire une réceptivité dénuée de conscience. En d’autres termes, il existe une réceptivité, relevant de l’excitation et de l’affection première des sens, qui ne relève pas de la conscience, et qui se fait entièrement indépendamment d’elle. Ainsi, les mouvements organiques, les « processus vitaux totalement inconscients [die völlig unbewußt vorgehenden Lebensprozesse] »3, que sont les sécrétions, la digestion, etc., c’est-à-dire les fonctions fondamentales de la vie organique, sont parfaitement autonomes, et ne dépendent aucunement du pouvoir ou de l’activité de la conscience. Pour la plupart

1 Il s’agit évidemment là d’une variation de point de vue, non d’une modification de ses thèses fondamentales.

2 « La physiologie lui permet de dépasser le point de vue simplement psychologique qui conduirait à déclarer incompréhensible, puisque inaccessible à la conscience, le mode de production empirique. Le point de vue de la physiologie autorise l’élaboration d’une théorie du travail cérébral inconscient » (Stanek, 2010, p. 75).

3 « Les progrès de la physiologie depuis Haller ont mis hors de doute que ce ne sont pas seulement les actions extérieures accompagnées de conscience (functiones animales), mais aussi les processus vitaux totalement inconscients [die völlig unbewußt vorgehenden Lebensprozesse] (fonctiones vitales et naturales) qui sont gouvernés communément par le système nerveux ; ainsi pour ce qui est de la prise de conscience, la différence réside uniquement dans le fait que celles-là sont régies par des nerfs qui partent du cerveau » (Schopenhauer, 1836, p. 80 ; SW, Band III., p. 344).

45 d’entre eux, ils demeurent même à jamais imperceptibles. Cette sensibilité, interne, non sentie, pour reprendre l’idée centrale de Cabanis, qui apparaît comme le premier point de jonction avec Schopenhauer, conduit ce dernier à adopter un point de vue particulier qui le rattache là encore au physiologiste français. En effet, ces processus internes vont lui fournir un modèle pour penser l’élaboration physiologique de la connaissance. D’où la rencontre avec Cabanis à propos de deux autres éléments :

- L’intellect, comme fonction du cerveau, naît du physique : il est un produit de la vie

- L'intellect est donc de nature secondaire.

Cette dépendance de la connaissance vis-à-vis de l’organique (l’intellect n’est qu’un produit du physique), le caractère secondaire du « moral » qui en découle, la reconnaissance d’une « dépendance de la vitalité à l’égard de la sensibilité »1, conduisent au modèle de la connaissance comme sécrétion du cerveau (le processus qui l’élabore renvoyant quant à lui à la digestion). Chez Schopenhauer, le point de vue empirique manifeste le lien étroit qu’il entretient avec les principaux développements physiologiques de Cabanis notamment (Bichat n’est pas loin). Cette convergence, cette fascination de Schopenhauer pour, entre autre, le fameux « vivre, c’est sentir » cabanissien, s’explique par le fait que la théorie de la connaissance de Schopenhauer considère la sensation, et la réceptivité en générale (les impressions que nous avons évoqués plus haut, constituant l’expérience du corps vécu), comme la base absolue de toute connaissance, comme la matière première de toute intuition, de toute expérience (qu’elle soit externe ou interne).

Or, quelle idée principale est défendue par les Rapports du physique et du moral chez l’Homme ?

« En un mot, nous l’avons déjà signalé : l’identité du moral et du physique chez l’homme. En élève de Condillac, comme tous les philosophes sensualistes de la fin du XVIIIe siècle en France, Cabanis postule au début de son livre que toutes les idées viennent des sens. C’est-à-dire que toute la pensée, toutes les « facultés intellectuelles », tirent leur source de la sensation, partant de notre corps organique, le physique » (Besançon, 1997, p. 30).

Nous pouvons également dégager deux idées, plus générales, et peut-être moins

1 « Alors que les corps inorganiques privés de réceptivité, ne peuvent qu’interagir de manière réciproque et proportionnelle, les plantes et les organes en leur fonction végétative répondent activement à une stimulation à laquelle ils doivent leurs transformations et même leur vie. On trouve dans un tel postulat de la dépendance de la vitalité à l’égard de la sensibilité – ici à son stade élémentaire, souvent caractérisé à l’époque de Schopenhauer comme irritabilité – une réelle correspondance avec les travaux du célèbre savant français Cabanis et à son fameux « vivre, c’est sentir » qui impressionna tant le philosophe » (Félix, 2007, p. 107-108).

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directement issues de Cabanis, qui les rapprochent : d’une part l’idée qu’il faut chercher

« la cause première » non pas en dehors de nous, dans le monde extérieur (auquel on prête souvent faussement et en pure apparence « les qualités de notre volition »), mais tout simplement en nous1. D’autre part, dans l’idée, qui découle de celle suivant laquelle l’intellect est un produit du physique, de la limitation intrinsèque de notre connaissance : il y a quelque chose en nous qui est à jamais voilé, car « d’une autre nature que notre propre pensée »2.

De ce fait, l’impossibilité d’accéder à la Volonté, comme à la sensibilité, renvoie inextricablement à la chose en soi kantienne. En effet, selon Serge Besançon,

« La volonté schopenhauerienne est la chose en soi, le noumène, sur lequel s’est penché Kant, et qu’on ne peut atteindre par l’effort de la réflexion. Elle est aussi inconsciente que la sensibilité, et cette inconscience en interdit l’accès immédiat. Et si l’on veut la définir, on aboutit à la même impasse que dans l’élaboration d’une définition de la sensibilité » (Besançon, 1997, p. 157).

Volonté et sensibilité ont donc en commun d’être inaccessibles à la conscience : nous ne pouvons en donner une quelconque définition. Notre seul moyen d’y « accéder » est, pour Cabanis, autant que pour Schopenhauer, l’expérience interne. En effet, souligne Serge Besançon, le physiologiste, à l’instar de Schopenhauer, « étaye sa tentative de définition par un concept que nous sommes capable de penser : la volonté. Il ne faut pourtant pas prendre la volonté pour la sensibilité. Elle n’en est que la manifestation, elle n’est que la preuve matérielle de la sensibilité » (Besançon, 1997, p. 135). Le concept cabanissien de « volonté » apparaît donc totalement comme un intermédiaire entre le sujet conscient et la sensibilité : en tant qu’elle en émane, la volonté témoigne de l’existence de cette sensibilité absolument dénuée de conscience. La volonté n’a donc pas ici le statut de la Volonté de Schopenhauer, elle-même non réductible à la sensibilité. C’est pourquoi la conclusion de Serge Besançon paraît totalement hors de propos. Il affirme sur ce point

1 C’est ce que nous signifie Serge Besançon, aux pages 127 et 128, de son ouvrage : « Le seul moyen d’échapper au désespoir est d’inverser le courant des recherches et de ne plus rechercher en dehors de nous la cause première, même en se prenant soi-même pour point de départ – comme l’ont fait Descartes et Saint Augustin par exemple – mais de la rechercher tout simplement en nous. C’est le tournant métaphysique qu’opère Cabanis vis-à-vis de Bacon qu’il a tant admiré. Ce dernier dit qu’on attribut à la cause première les qualités de notre volition parce que c’est la seule chose que nous connaissons intimement et qu’elle seule peut expliquer l’effet de la cause par des motifs analogues à ceux que nous éprouvons ; toute recherche dans cette voie est donc stérile. Cabanis – et plus tard d’une certaine manière Schopenhauer – va envisager exactement le contraire : la cause première existe, cela va de soi, car tôt ou tard notre esprit de recherche, aussi fructueux soit-il, se retrouve confronté à un mur inexplicable – c’est l’étonnement philosophique devant la chose qui est ».

2 « L’idée de Cabanis est simple : notre pensée ne peut parvenir à percer les mystères de la métaphysique, car elle est bel et bien liée au corps, elle est de même substance que le corps. Et ce quelque chose qui est en nous, que l’on peut appeler sensibilité et qui nous dit qu’il y a autre chose que ce que nous voyons et sentons, on ne peut justement y accéder car elle est d’une autre nature que notre propre pensée. Autant vouloir comprendre la question des causes premières avec tout le reste de notre corps, et l’on en comprend le ridicule » (Besançon, 1997, p. 134).

47 que, « comme le dirait Schopenhauer, la sensibilité est la chose en soi, le corps ou la volonté n’en est que la représentation » (Besançon, 1997, p. 135). D’une part, cela fait état d’une méconnaissance radicale du sens du concept schopenhauerien de Volonté (elle serait selon lui la représentation de la sensibilité, pour parler la langue de Cabanis) ; et, d’autre part, cela témoigne d’un manque de connaissance plus générale de la perspective schopenhauerienne, puisqu’il ne prend pas en compte que la sensibilité n’est qu’une donnée qui se manifeste dans le cadre de la démarche empirique de Schopenhauer, visant à compléter le point de vue subjectif, objet de sa théorie de la connaissance. Une sensibilité non sentie, rendant compte des mouvements internes de l’organisme, serait tout au plus pour lui qu'une manifestation de la Volonté et un témoin indirecte de son absence fondamentale de conscience.

Le recours schopenhauerien à la physiologie, et notamment aux deux physiologistes français, que sont Bichat et Cabanis, apparaît comme une entreprise de confirmation de ses développements de la théorie de la connaissance et de la nécessité de penser une Volonté aveugle, et dénuée de conscience comme essence du monde. Ainsi, l’absence de conscience de la Volonté et des processus vitaux organiques qui en sont les manifestations, apparaît comme quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi la notion d’inconscient (dans le sens très large que nous lui avons conférer ici) occupe une place centrale dans l’œuvre du philosophe, tant dans sa théorie de la connaissance, que dans ses considérations empiriques cherchant à mettre en lumière les manifestations de la Volonté.

Le point de vue empirique nous aura appris jusqu’ici que « la plupart des être sont donc privés de conscience » (Schopenhauer, 1844, p. 830). En effet, les plantes ne sont pourvues que d’« un sentiment très faible approchant de la conscience » et, « chez les animaux tout à fait inférieurs celle-ci [la conscience] ne luit que comme un crépuscule » (Ibid.). Cependant, comme nous avons pu le constater, « l’absence de conscience des plantes [die Bewustlosigkeit der Pflanze] », même lorsqu’on s’élève dans l’échelle des êtres jusqu’aux animaux supérieurs et à l’homme, « n’en demeure pas moins la base de ces formes supérieures »1. Si une telle base se manifeste par le phénomène particulier du sommeil, le sommeil n’en est pas moins le théâtre d’une activité inconsciente du cerveau.

1 « Même après avoir traversé toute la série animale et s’être élevée dans l’homme jusqu’à la raison, l’absence de conscience des plantes [die Bewustlosigkeit der Pflanze], qui a subi cette transformation, n’en demeure pas moins la base de ces formes supérieures ; son influence se fait sentir par la nécessité du sommeil et par les imperfections ci-dessus étudiées de tout intellect né de fonctions physiologiques ; or nous n’en connaissons pas qui soit d’autre sorte » (Schopenhauer, 1844, p. 830, trad. mod. ; SW, Band II., p.

182-183).

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