• Aucun résultat trouvé

NATURE ET CONSÉQUENCES DE LA DÉFORMATION DE LA CONNAISSANCE PAR LA VOLONTÉ

C. Veto de la Volonté et refoulement

2. Le problème du refoulement

La question qui se pose ici à propos du refoulement, et qui se pose également au principe schopenhauerien de veto de la Volonté, a été clairement formulée par Michel Henry1 : comment le moi2 ou la Volonté peut reconnaître le caractère néfaste d’une représentation ou d’une série d’idées avant qu’elle ne pénètre dans la conscience ? Peut-on cPeut-oncevoir une antériorité de la cPeut-onnaissance sur la cPeut-onscience ?

Nos différentes analyses des conceptions schopenhaueriennes de la représentation et de la conscience, laisse entrevoir qu’en ce qui concerne le veto de la Volonté, la question ne peut pas être posée en ces termes. En revanche, elle demeurerait d’une grande pertinence à propos de la théorie freudienne du refoulement, puisque celle-ci repose sur l’existence de représentations inconscientes. Certaines représentations, jugées dangereuses ou contraire à la moralité par exemple, sont exclues de la conscience (ou n’en franchissent pas le seuil – mais, nous dit Freud, elles sont déjà constituées). Elles demeurent telles tant que les résistances sont suffisantes, mais elles n’ont pas moins une influence sur notre vie consciente et peuvent se manifester par l’apparition de troubles pathologiques quant elles conduisent à la névrose, voire à la psychose. Ainsi, si la question que formule Michel Henry peut se poser pour Freud, elle ne semble pas avoir cours dans la pensée de Schopenhauer du simple fait que la notion de représentation inconsciente en est absente et ne peut pas y trouver sa place. Quoiqu’il en soit, la question de la connaissance par la Volonté, en tant qu’intellect (car c’est bien elle l’agent ici), du caractère néfaste d’une représentation ou d’une série d’idées, si celle-ci venait à être formée, se pose tout autant. Si elle demande à être grandement formulée, voire pour une bonne part, construite, nous ne sommes pas pour autant, contrairement à ce qui est le cas chez Freud, sans explication.

Chez Schopenhauer, et le passage précédemment cité3 à propos de la première forme d’influence « négative » de la Volonté sur la connaissance l’établit clairement, la Volonté sait par avance que la formation de telle représentation ou de telle liaison entre deux ou plusieurs représentations conduirait à une douleur ou à un « mouvement » non souhaitable. De toute évidence, cette connaissance est une connaissance ante-représentative, elle est de l’ordre de l’affectif, de l'impression, et elle précède proprement dit la constitution de la représentation ou la relation entre deux ou plusieurs représentations (série d’idées). C’est bel et bien, en ce sens, dans la spécificité de la

1 Voir Michel Henry, « La question du refoulement », in Présence de Schopenhauer, sous la direction de Roger Pol-Droit, Paris, Grasset, 1989, 296-315.

2 Si nous le posons comme origine du refoulement comme le fait Freud dans la deuxième partie de son œuvre.

3 Cf. Schopenhauer, 1844, p. 906.

145 théorie de la connaissance de Schopenhauer, centrée sur la notion de Volonté-de-connaître et sur la dépendance de l’intellect vis-à-vis de la Volonté qui en découle essentiellement, qu’il faut chercher la solution à cette question.

Cette « connaissance » serait en ce cas de l’ordre de l’affection et se situerai au niveau du vécu, et de ce que Schopenhauer désigne comme les mouvements premier de la Volonté : l’attraction et la répulsion. Ce « veto » de la Volonté serait dénué de conscience puisqu’immanent, instinctif, dispositionnel : il est la manifestation inconsciente de la Volonté de vivre dans le domaine psychique. Nous avons vu que l’objet de cette influence

« négative » de la Volonté était l’évitement de la souffrance et donc la conservation de la santé mentale et psychique. Ainsi, ce que nous décrit là Schopenhauer, et les différentes observations psychologiques et analyses de détails des mécanismes ne nous donnent aucun élément pour affirmer le contraire, est de l’ordre de l’instinct, de la disposition, et agit comme tel. Il n’est à aucun moment question, dans l’ensemble des objets auxquels nous avons pu nous intéresser dans ce chapitre, d’une partie du psychisme qui voudrait autre chose, ou d’éléments secrètement constituées qui auraient une influence sur notre vie consciente, ou sur notre connaissance. Pour reprendre l’exemple des actes manqués, nous constatons bien qu’il ne s’agit pas pour Schopenhauer d’établir qu’il existe une partie de nous-mêmes qui élabore secrètement le plan de se tromper dans des comptes en notre faveur : cela est le résultat des tendances non accompagnées de conscience et fondamentalement égoïstes qui font intrinsèquement partie de notre nature.

L’unité de l’individu est intacte, et le noyau de notre être, la Volonté, est comme nous l’avons vu au chapitre précédent l’élément permanent de notre conscience, la condition de possibilité de toute expérience. L’intellect n’est que l’extension de la Volonté, qui veut connaître le monde pour s’orienter : étant Volonté-de-connaître, il est vouloir avant d’être connaissance. C’est pourquoi il existe une appréhension du monde, une première expérience et une dimension proprement affective de la connaissance : tout élément, avant d’être traité par l’entendement et transformé en représentation, éclairant ainsi la Volonté et lui fournissant des occasions d’agir, est une affection du corps propre (Leib).

C’est dans ce vécu, dans cette dimension proprement affective, que peut avoir lieu cette

« connaissance » anté-représentative dont nous parlions ci-dessus. La Volonté éprouve, avant qu’elle soit transformer en représentation, si une impression est agréable ou désagréable. Quoiqu’il en soit, elle a un droit de regard sur le traitement de toutes les sensations et impressions, échos et pensées confuses qui forme la masse du « penser inconscient ». La dimension affective de l’individu conserverait donc ici sa suprématie sur la partie intellectuelle et consciente, en refusant à l’intellect de se représenter ce qui lui est désagréable. Nos diverses considérations du Chapitre II sur la nature de la conscience, nous permettent d’affirmer que la notion d’inconscient chez Schopenhauer n’a pas directement attrait à l’ordre du psychisme : l’absence de conscience se manifeste en tant que l’intellect se constitue « mystérieusement sur fond de vouloir ».

146

S’il nous fallu repenser la question posée par Michel Henry, la question du rapport entre le veto de la Volonté et le refoulement n’est en pas pour autant évincée. Elle est même précieuse à condition de nous rendre bien compte de la spécificité de l’une et de l’autre de ces idées. À poser ainsi cette question, nous pourrions croire que nous avons affaire à un seul et même mécanisme, analyser par deux auteurs différents, alors que les choses nous apparaissent maintenant plus complexes. Sont-elles pour autant fausses et pouvons-nous dire que veto de la Volonté et refoulement sont deux termes absolument incompatibles ? Nous ne le pensons pas. À analyser le veto de la Volonté, on se rend compte de la proximité des développements de Schopenhauer avec ce que dira plus tard Freud à propos du refoulement. Ce sont deux mécanismes de défense du psychisme qui empêchent que certaines représentations deviennent conscientes (Freud) ou ne soit formées dans la conscience (Schopenhauer). En dehors de cette divergence, certes grande entre absence (Schopenhauer) et présence (Freud) de représentations inconscientes, les principes s’accordent fondamentalement. Reste que ce n’est pas parce que veto de la Volonté et refoulement, sur lequel repose tout l’édifice psychanalytique, sont très proches l’un de l’autre que nous pouvons voir en Schopenhauer un profond précurseur de la psychanalyse. Que Freud se soit inspiré de certains passages de l’œuvre de Schopenhauer, que nous avons ici analysés, pour développer sa théorie du refoulement, cela semble difficilement contestable, tant les deux principes possèdent des similitudes frappantes.

Néanmoins, cela n’engage en rien en ce qui concerne l’attribut de précurseur attribué à Schopenhauer, la question réclamant un développement bien plus conséquent (ce que nous ferons par la suite ; cf. infra, Chapitre VII).

Cependant, à petite différence, grande conséquence. En effet, les observations psychologiques de Schopenhauer émergent de sa conception métaphysique de la Volonté.

S’il reconnaît l’absence de conscience fondamentale de notre nature, il n’établit aucune scission, métaphysique ou psychique, dans la nature de l’homme. Nous sommes Volonté et c’est parce que notre intellect est l’objectivation de la Volonté-de-connaître (Erkennenwollen) qu’elle domine et du coup perverti la connaissance suivant ses intérêts.

L’intellect, dans la conduite de la vie, n’est jamais indépendant de la Volonté : de ce fait, Schopenhauer cherche à montrer les rouages volontaires de l’intellect, et les conséquences de cette domination permanente de la Volonté sur la connaissance, et de ce fait sur nos intuitions, nos jugements et ainsi nos actions. Partout son explication marque un retour à une unité fondamentale, à une absence de conscience qui se manifeste mais qui forme le fond unique de notre être. L’Homme n’est pas un être divisé, dual, mais bien un individu, un être tout entier Volonté, ce qui s’oppose radicalement à la dualité essentielle de la théorie des pulsions développée par Freud que se soit dans sa première ou dans sa deuxième forme. Nous reviendrons sur ces points dans la suite de notre étude, mais, à l’heure actuelle, une chose est sûre : si à lire de près les observations

147 psychologiques de Schopenhauer on ne peut qu’être frappé par la similitude avec certaines développements freudien de la première topique, la pensée métaphysique de Schopenhauer n’a clairement pas été reprise par Freud.

L’influence de la Volonté sur l’intellect se manifeste par la modification, la coloration, voire la déformation de nos connaissances et donc de notre rapport au monde. Elle se manifeste également, comme nous venons de le voir, par un pouvoir total de la Volonté sur l’intellect : celle-ci peut en effet dissimuler le contenu affectif du sens interne, et interdire ou dissimuler le contenu de la conscience représentative (tant au niveau de la connaissance intuitive, que de la connaissance abstraite). Ces remarques psychologiques servent à illustrer la suprématie de la Volonté sur la connaissance, dans le cadre de la démonstration de Schopenhauer du primat de la Volonté sur l’intellect. Les remarques psychologiques, ici faite dans le but de démontrer sa métaphysique, ne recourt à aucun concept, ni théorie, et il faut ajouter que ce n’est pas là le but de Schopenhauer. Certes, ce qu’il dit des mécanismes de défense du psychisme, semble correspondre, à première vue, à la définition freudienne du refoulement, et une confrontation de ces quelques passages du chapitre XIX des Suppléments avec les textes de Freud ne souffre d’aucune entrave. Il faut cependant, comme nous venons de le voir, éviter de les considérer d’emblée comme superposable. Le statut des observations psychologiques de Schopenhauer, comme preuves de la métaphysique de la Volonté, empêche manifestement d’envisager cette question, comme il a trop souvent été fait, sans une comparaison rigoureuse des deux conceptions du sujet qui émanent des œuvres de Schopenhauer et de Freud.

De plus, le veto de la Volonté semble se poser comme un concept explicatif plus large que celui de refoulement. En effet, il peut également s'appliquer à ce que Freud nommera les actes manqués (lapsus, oubli,...), à la non-intégration d'éléments extérieurs dans l'intuition, etc. Au final, ce concept, symbolisant la suprématie de la Volonté sur l'intellect, semble englober, à lui seul, l'ensemble de nos considérations de ce chapitre sur l'influence de la Volonté sur l'activité intellectuelle dans son ensemble.

148

149